20 décembre 2017

L’automne catalan Dossier sur la question de l’indépendance en Catalogne

Outre les centaines de blessé·es par la police, le référendum du 1er octobre 2017 pour l’indépendance de la Catalogne aura eu pour conséquence l’exil du président de région Carles Puigdemont et l’emprisonnement de plusieurs de ses ministres. La DUI (Déclaration unilatérale d’indépendance) n’a été reconnue ni par le gouvernement espagnol ni par la monarchie. De nombreuses manifestations unionistes, mêlant droite castillane et extrême droite franquistes, se sont depuis enchaîné, en même temps que celles en faveur de l’indépendance, rassemblant catalanistes de droite, gauche soutenant le droit à l’autodétermination ou libertaires opposés à l’État.
Le chef du gouvernement Mariano Rajoy a repris le contrôle du territoire grâce à la police militaire de la Guardia civil et à l’article 155 de la constitution qui annule les droits d’autonomie jusque-là accordés à la Catalogne. Les élections régionales décidés par Madrid ce jeudi 21 décembre jouent alors le rôle d’épée à double tranchant. Soit les partis indépendantistes recomposés l’emportent et lancent un nouveau camouflet à l’État central. Soit les partis traditionnels du bipartisme espagnol tirent leur épingle du jeu de cette séquence troublée, et Rajoy aura les mains plus libres que jamais pour régler la question.
Loin du jeu électoral et politicien, Jef Klak propose un mini-dossier en quatre parties pour envisager les enjeux sociaux et politiques de la situation catalane en dehors des urnes. Un reportage sonore pour reprendre l’histoire de la Catalogne depuis Charlemagne jusqu’aux révoltes populaires de cet automne 2017 ; une vidéo sur la répression subie par les habitant·es de Barcelone le 1er octobre 2017 ; et enfin deux textes de philosophes libertaires, cherchant une voie d’émancipation en Catalogne sans État ni élections, mais pour plus de justice sociale.


Si vous avez raté les épisodes précédents, lire :

« Dret a decidir. La Catalogne sur le chemin de l’indépendance ? », par Ferdinand Cazalis. 21 septembre 2017.

« La Catalogne entre deux feux », par Martin Garrigue. Suivi de « Indépendance : bien au-delà d’un État en soi », par Ivan Miró. 9 octobre 2017.


Sommaire

1
Histoire sonore et populaire de l’indépendantisme catalan

Documentaire sonore, 73min.
Par Melen Fanouillère

2
Le premier jour d’octobre

Vidéo sur le jour de référendum du 1er octobre 2017, 37min.
Par La Directa.

3
La Catalogne comme laboratoire politique

Analyse libertaire, texte.
Par Santiago López Petit

4
La Catalogne après la tourmente

Analyse libertaire, texte.
Par Tomás Ibáñez

Illustrations : Antoni Tàpies i Puig.


*
1
Histoire sonore et populaire de l’indépendantisme catalan

Par Melen Fanouillère

Le 27 octobre, à Barcelone, le parlement autonome de la Catalogne déclare unilatéralement son indépendance et la mise en place d’une république « sociale et démocratique ». Au même moment à Madrid et à la demande du gouvernement du parti populaire, le Sénat espagnol déclenche l’article 155 de la Constitution. Celui-ci vise à mettre fin à l’autonomie d’une région sortie du cadre constitutionnel de la monarchie espagnole, par tous les moyens que le gouvernement juge nécessaires.

Le soir-même, la Catalogne entre dans une double réalité, et les deux faces de l’écu présentent chacune un régime politique différent : république et séparation de l’Espagne contre dissolution de l’autonomie et soumission au gouvernement central.

Cette journée symbolique marque l’aboutissement d’un processus entamé plusieurs années auparavant, avec la mise en place d’assemblées de réflexion et l’organisation de votations populaires ou d’actions symboliques. Un dernier vote, déclaré anti-constitutionnel et illégal par le gouvernement madrilène, se tient malgré tout le 1er octobre. À Barcelone, les murs sont couverts d’appels à la désobéissance civile : « Volem per ser lliures », Nous votons pour être libres ; ou encore « Republica Ara ! », La République maintenant ! Diverses affiches incarnent différentes raisons d’être indépendantiste : économique, sociale, politique, culturelle, éducative, pour la défense des services publics, de la langue, etc. Si l’idée d’indépendance ne reposait que sur des motifs nationalistes, ne revendiquait qu’une identité particulière, ses partisan·es seraient nettement moins nombreux·ses.

C’est la volonté de ce reportage : explorer les motivations d’un mouvement original, sinon unique dans l’Europe du XXIe siècle. Dans ce conflit opposant un peuple invoquant le droit à l’autodétermination à un gouvernement national intransigeant, cantonné au respect du droit et de la Constitution post-franquiste, s’affrontent aussi différentes conceptions de la « démocratie ». Car, au sein d’une Europe minée par l’ultralibéralisme et la montée de l’extrême-droite, le mouvement pour l’indépendance de la Catalogne porte une part non négligeable de préoccupations sociales qui dépassent largement les Pyrénées.

L’État espagnol, en dissolvant parlement et gouvernement catalans, a annoncé de nouvelles élections ce jeudi 21 décembre. Une majorité, unionistes et indépendantistes confondu·es, se préparent à cette échéance, signe aussi d’une certaine appropriation du débat par les politicien·nes des deux bords. Loin de donner laisser au système de représentation électoral le mot de la fin, ce documentaire sonore interroge celles et ceux qui, dans la rue, les universités ou leur mémoire, tentent de s’émanciper et de gagner en autonomie.

Remerciements

Je tiens à remercier chaque personne figurant dans le reportage, Albert, Jordi, Marta Sancho et Angel Casals, professeur⋅es d’histoire à l’UAB, Roberto, Anna, membre du comités de défense de la république de Gracia, Iñaki, gérant de la librairie El Lokal dans le Raval, et tous les anonymes, manifestant⋅es, étudiant⋅es et professeur⋅es en lutte rencontré⋅es, ainsi qu’Amalia, Estelle et Marc, Jacob et Doppy et tou⋅tes les occupant⋅es de la Casa Experimental.

Enfin, tou⋅tes ceux et celles qui ont prêté leurs voix pour les doublages : Ludmilla, Dirk, Christophe, Pierre, Geneviève, Camille, Mathilde et Théo.

(Voir la traduction des slogans 1.)


*
2
Le premier jour d’octobre

Retour sur le référendum au sujet de l’indépendance catalane, 2017.

Vidéo réalisée par Bart Grugeon, Anmorsígol, Sarai Rua et Bart Grugeon pour le journal barcelonais La Directa, 13 novembre 2017.
Sous-titres français : Elise Moreau


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3
La Catalogne comme laboratoire politique

Par Santiago López Petit
Traduit du castillan par Alexane Brochard

Texte original en castillan « Cataluña como laboratorio político » publié par Lobo Suelto, le 29 novembre 207, et en catalan « Catalunya com a laboratori polític », publié par El Crític, le 27 novembre 2017.

Finalement, cette fois-ci non plus, le Régime de 78 n’est pas tombé. Les luttes ouvrières autonomes des années 1970 laissant derrière elles des morts, avaient déjà été vaincues par le Pacte de la Moncloa 2, signé par les syndicats ouvriers eux-mêmes. Puis, le mouvement du 15-M 3, qui a élaboré une critique radicale de la représentation politique, avait été étouffé dans le ridicule et l’isolement, armes politiques efficaces. La rébellion cataliniste qui, par moment, semblait venir égratigner les fondamentaux du Régime, a elle aussi été battue. Cette troisième tentative n’a en réalité eu aucun écho en Espagne, où prédominait la perplexité quand ce n’était l’incompréhension totale. Le rappel à l’ordre via l’application de l’article 155 a empêché toute tentative de changement. Le président Rajoy l’a affirmé, avec son habituelle puissance argumentative : « L’État se défend des attaques de ceux qui veulent le détruire. » Tout en faisant remarquer au passage que l’article 155, s’il cessera un jour d’être appliqué, ne cessera jamais de fonctionner. C’est ce qu’on appelle « Faire respecter la Loi ». Le message est clair. La répression et l’humiliation contre la Catalogne qui a osé se rebeller seront terribles.

Il a rarement été aussi évident que la défense de la Loi (avec une majuscule) suppose une déclaration de guerre. C’est une chose que les juristes de comptoir, si présents dans les médias en ce moment, ont du mal à comprendre. La loi est un agencement de forces. Foucault a largement gagné contre Habermas et compagnie. Un ami juriste me disait un jour « Bon, si les choses sont ainsi, il n’y a plus qu’à plier. » Le pouvoir, c’est toujours, et en première instance, pouvoir tuer ; et c’est ce que l’État de droit sert à dissimuler. Par habitude, pour affirmer la même chose, mais de manière sophistiquée, on dit que l’État possède « le monopole de la violence physique légitime ». C’est sur cette vérité à propos de l’État de Droit que les membres du gouvernement catalans ont butté. Comme quand l’un d’entre eux affirme que la Généralité 4 n’était pas prête pour mener à bien la République, « faisant face à un État autoritaire sans limite pour appliquer la violence ». Ou quand le porte parole des républicains nous dit que « Face aux preuves évidentes que cette violence pourrait se produire, nous décidons de ne pas dépasser la ligne rouge », et terminant sur une bouleversante confession : « Nous n’avons pas souhaité mettre les citoyens de Catalogne en danger. » La réponse, c’est : d’accord. Merci beaucoup. Personne n’aime mourir. Mais il y a anguille sous roches. En d’autres termes : les membres du Gouvernement sont-ils des ingénus, ou sont-ils des incapables ?

Spinoza a dans son Éthique cette phrase devenue fameuse : « Nul ne sait ce que peut un corps ». Remplacer « corps » par « État » peut nous servir à expliquer les faits. Le gouvernement ignorait ce que peut réellement un État. Mais le gouvernement voulait bâtir son propre État. N’est ce pas ? Personne ne peut nier l’évidence. Une personne en a même perdu un œil par un tir de balle en caoutchouc. Disons-nous le clairement : on n’aurait jamais cru que la répression de l’État espagnol puisse en venir à toucher les « bonnes gens ». Les radicaux, bien sûr que si… mais quand même pas les personnes pacifiques et citoyennes ! C’est ce que reconnaît le Conseil de la Santé quand il assure que « la feuille de route de Junts pel Si 5 n’a pas pris en compte la violence de l’État. » Et effectivement, le gouvernement a fini par devenir un gouvernement postmoderne. Prisonnier de son propre appareil de communication, il a créé la réalité de toutes pièces, cette même réalité venant en retour alimenter l’appareil, qui voit ainsi son pari remporté.

La participation massive et à répétition ne laisse aucun doute, et le chemin vers l’indépendance semblait tout tracé. Jusqu’à ce que la cruauté et le sadisme de la machine juridico-répressive de l’État espagnol noie chez certains le désir profond de liberté dans les larmes, et fasse naître chez beaucoup une rage immense. Bain de réalité ? Ça dépend pour qui. Pour le gouvernement, certainement. Depuis sa bulle d’autocomplaisance, il ne pouvait comprendre l’assaut qui se préparait, et la confusion s’est alors progressivement emparée de lui. Ils furent incapables de réagir face à deux évènements importants : la fuite des entreprises, qui est une de expression actuelle de la lutte des classes, et la présence de l’autre Catalogne, exprimant aussi la lutte des classes bien que souvent de manière perverse. La surprenante proclamation de la DUI (Déclaration unilatérale d’indépendance) fut alors l’événement qui a fini de convertir le gouvernement en un authentique gouvernement postmoderne, se voyant dans l’obligation d’user du langage théologique pour pouvoir se sauver. Et c’est la raison pour laquelle la DUI avait un caractère ineffable : réalité ou fiction ?

Laissons de coté les péripéties concrètes (culture du secret, ajournements, disparition du gouvernement, etc.). À partir du moment où apparaît la répression brutale de l’État espagnol, l’unique objectif des partis indépendantistes se réduit à penser l’action politique exclusivement dans l’ordre pénal. Il y a surement de bonnes raisons d’agir ainsi. Nous ne voulons pas de martyrs, et il faut éviter la prison à chaque fois que cela est possible. Mais malgré tout, plane l’ombre d’un doute. Quand une conviction, c’est-à-dire une vérité politique, n’est pas défendue jusque dans ses ultimes conséquences, quelle qu’en soient les raisons, cela n’altère-t-il pas cette vérité en son cœur ? Je donne un exemple. Quand Galilée jure devant ses juges et admet que la Terre ne tourne pas autour du soleil, la vérité scientifique ne se voit pas, dans l’absolu, affectée par cette décision. En revanche, si, sur les conseils de son avocat, la présidente du Parlement ne va pas à la manifestation exigeant la libération de ses camarades, alors que rien ne l’en empêche juridiquement, son absence a t-elle le même effet que dans le cas précédent ? On pourrait citer bien d’autres exemples de cette stratégie « préventive », qui va depuis accepter de payer des amendes faramineuses jusqu’à se réfugier derrière des phrases ambiguës. Le problème est jusqu’à quel point ce type de stratégie ne vient pas contaminer le discours, l’affaiblir en répandant un sentiment de confusion ? Le gouvernement espagnol et ses troupes en ont tout de suite profité pour parler de lâcheté et de trahison. Le gouvernement catalan nous aurait donc trahi·es, nous catalans et catalanes.

Ne perdons pas trop de temps à dénoncer l’immonde cynisme de celui qui attaque pour ensuite reprocher à celui qui est attaqué son manque de bravoure. Allons à l’essentiel. Nous n’avons pas été trahi·es. Le gouvernement, lui, en revanche, s’est trahi lui-même. Il a cru en la politique. Il s’est obstiné à jouer à qui sera le plus démocrate, alors même que la démocratie n’existe pas. Ce qui existe, c’est le démocratique. Le démocratique, c’est la forme par laquelle le pouvoir exerce sa domination aujourd’hui. Il a deux visages : État-guerre et fascisme postmoderne, hétéronomie et autonomie, contrôle et autocontrôle. Où dialogue et tolérance renvoient à une prétendue dimension horizontale. Pendant que l’existence d’un ennemi intérieur/extérieur à éliminer renvoie à une dimension verticale. « Le démocratique » a vidé l’espace public de sa conflictualité, il le neutralise politiquement et militairement. Le démocratique, c’est cette Europe, vrai club d’États assassins, qui externalise les frontières pour ne pas voir l’horreur. Il n’y a pas eu d’échec de la politique, comme les bienpensants aiment à le dire aujourd’hui. La politique démocratique consiste à taire et faire taire les dissonances qui pourraient menacer l’ordre établi. Le gouvernement catalan, incapable de comprendre le fonctionnement réel du démocratique, s’est vu condamné à suivre un chemin rempli d’incohérences. Il faut pour cela remercier l’honnêteté de Clara Ponsati 6, quand, depuis l’exil, elle ose dire : « Nous n’étions pas préparés pour assurer une continuité politique après ce que le peuple de Catalogne a initié le 1-0 7 ». Elle fut très critiquée, mais elle a affirmé l’indéniable vérité : le gouvernement n’a pas su être à la hauteur du courage et de la dignité des gens qui ont défendu leurs espaces de liberté jusqu’à mettre leurs corps en jeu. Bien sûr, sans pour autant sacraliser les urnes, il est clair qu’il y aura un avant et un après ce jour-là. Mais que s’est-il passé exactement ?

La politique, avec ses jeux de majorités, de corrélations de forces, etc., s’est retrouvée un temps mise à l’écart. Ce qui a eu lieu fait office de véritable défi collectif. Un défi qui s’est prolongé le 3 octobre en une impressionnante manifestation contre la répression. Il est difficile d’analyser la force politique à la fois immense et cachée, présente dans cette manifestation. C’est à partir de là qu’un sujet collectif a commencé à se former, débordant complètement la formule politicienne « un seul peuple » qui nous paralyse. Comment pourrait-on alors nommer ce nouveau sujet politique ? Il est composé de quelques singularités qui, en ayant laissé la peur au placard, n’étaient pas disposées à céder si facilement. Un peuple qui par exemple se déploie en milliers de têtes capables, par une exquise violence, d’expulser les fascistes infiltrés. La plus grande des suspicions advient quand quand le gouvernement se met à avoir plus peur de ce que les gens seraient capables de faire que de la réaction de l’État lui-même. Ces gens qui portaient en eux la solide consistance du catalanisme populaire et le malêtre social ambiant. En cela, les appels au civisme, aux gens de bien ou aux sourires ne sont que mièvreries alors que s’exerce une répression sans limite. Vous m’en voyez navré. Quand j’entends le mot « civisme », je pense automatiquement aux normes civiques qui servent à nettoyer l’espace public de tout type de résidus sociaux.

La facilité avec laquelle les partis politiques indépendantistes ont accepté de convoquer des élections qui leur ont été directement imposées continue de surprendre, malgré tout ce qui s’est passé. Tout aussi surprenante est leur adaptation rapide à un nouveau scénario, malgré les prisonniers politiques. Leur postulat est plutôt illusoire : les élections sont illégitimes, mais avec notre participation élevée, nous parviendrons à les légitimer (tout en nous légitimant nous-mêmes, aux yeux du monde). Le discours indépendantiste ou bien en viendra à se contredire lui-même, ou bien devra accepter explicitement de renoncer à l’indépendance. « Nous serons indépendants si nous sommes persévérants, et si nous obtenons une majorité. Quand ? Nous ne le savons pas. Avant d’être indépendantistes, nous sommes démocrates. Et avant d’être démocrates, nous sommes de bons citoyens. », affirme un homme politique républicain important.

Et si l’on tentait, pour une fois, d’être « mauvais·es », et, au lieu d’aspirer à être un pays normal, avec son petit État, si nous désirions être une anomalie qui ne s’acclimate pas ? Libérer la Catalogne de cet horizon indépendantiste qui finit toujours par l’étouffer – en supposant que tout horizon enferme – pourrait peut-être ouvrir un voie inédite. Un devenir-anomalie que tout le catalanisme hégémonique occultait. Depuis la force en souffrance d’une Catalogne intérieure pauvre, jusqu’au silence des périphéries. Ils nous voudraient présentables aux yeux d’une Europe qui regarde ailleurs. Mais pourquoi s’entêter à être présentables ? Les partis politiques de n’importe quelle couleur courent derrière les subventions qui les tiennent à la gorge. Mais avant ces élections imposées, il y avait la possibilité sabotage par une abstention massive et organisée. Commencer à déserter l’État espagnol, et répandre l’ingouvernabilité de l’auto-organisation. Et en Espagne aussi ? La Catalogne, telle une irréductible anomalie qui s’échappe, joue dans sa fuite d’autres formes de vie.

Le laboratoire politique « Catalogne » se referme momentanément. Ceci est clair. Quand le démocratique est la marque de ce qui est pensable et permis de vivre, il est alors si difficile de changer quoi que ce soit ! On ne pourra pas changer la société par une logique (et un désir) d’État. Mais ce qui a été vécu, l’audace de transgresser ensemble, la force collective d’un pays que personne ne peut représenter, et la joie de résister. Tout cela ne s’oubliera jamais. La dignité et la cohérence ne se négocient pas.

À lire aussi

« Catalogne : Prendre parti dans une situation étrange », par Santiago López Petit, paru dans lundimatin#116, le 1er octobre 2017.


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4
La Catalogne après la tourmente

Par Tomás Ibáñez

Texte originellement publié par La Voie du jaguar, le dimanche 3 décembre 2017, et republié avec leur aimable accord.

Tout ce qui est construit d’en bas est bon… à moins que cela ne s’érige sur des socles préparés d’en haut…

Au moment où la campagne électorale est sur le point de commencer et de nous plonger à nouveau dans le lamentable spectacle de la compétition entre partis pour récolter le maximum de voix, il n’est peut-être pas inutile de faire le bilan de l’intense période de confrontation entre, d’une part, le gouvernement et l’État espagnol, et de l’autre le prétendant au titre d’État catalan. Une confrontation à laquelle les secteurs révolutionnaires, ainsi que beaucoup d’anarchistes et d’anarcho-syndicalistes, ont participé sous prétexte qu’il fallait prendre parti, il fallait être là où le peuple était, et qu’il était nécessaire de choisir de lutter.

Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si, partant de positions libertaires, il était logique de collaborer avec un projet dont le but ultime était la création d’un État ou s’il était cohérent de participer à un affrontement dirigé par le nationalisme catalan. Il s’agit plutôt de savoir maintenant si la partie du mouvement anarchiste qui s’est lancée dans cette bataille va examiner les pour et les contre de sa démarche ou si, au contraire, elle va élaborer un discours destiné à justifier sa participation dans cet affrontement et à montrer que, finalement, elle a fait ce qui était le plus approprié dans une situation certainement complexe.

Le fait est que les principaux arguments de ce discours sont déjà en train d’émerger et pointent vers une mythification de certains événements qui sont fortement magnifiés. S’il s’agissait d’une simple divergence concernant l’évaluation subjective de ces événements, le fait ne serait pas inquiétant, il le devient lorsque nous nous trompons nous-mêmes sur la nature du chemin que nous avons parcouru car cela engendre des points aveugles qui troublent notre perception relative au comment et par où continuer à avancer.

Ce discours recueille à juste titre le fait que le défi catalan présentait des facettes susceptibles de motiver la participation des adversaires du statu quo existant. En effet, le conflit qui a éclaté en Catalogne a mobilisé les partisans d’une société plus juste et plus libre, teintée de démocratie participative et de touches anticapitalistes, et qui étaient opposés, entre autres points :

  • au régime né en 1978, aux pactes honteux de la transition, à la monarchie, au bipartisme, et à la sacralisation de la Constitution espagnole ;

  • au gouvernement autoritaire et réactionnaire d’un Parti populaire corrompu, attelé à retailler les acquis sociaux et les libertés ;

  • à la répression policière et à la violence de ses interventions ;

  • aux obstacles dressés contre à la libre autodétermination des peuples.

Ceux qui se sont impliqués dans la lutte ont raison de souligner la pluralité des aspects pouvant justifier leur participation, cependant ils se tromperaient eux-mêmes s’ils n’admettaient pas que les rênes de la bataille contre l’État espagnol étaient entièrement entre les mains du gouvernement catalan et de ses associés nationalistes (l’ANC, Assemblée nationale catalane, et Omnium culturel), dans le seul but de forcer la négociation d’une nouvelle répartition du pouvoir et d’obtenir, à terme, la reconnaissance de l’État catalan.

En outre, ils se tromperaient également eux-mêmes s’ils se refusaient à voir que le caractère transversal — politiquement, et pas seulement socialement — du conflit catalan répondait en grande partie au besoin absolument impératif qu’avaient les dirigeants du défi lancé à l’État espagnol de construire la seule arme capable de leur fournir une certaine capacité de résistance contre leur puissant adversaire, à savoir : l’ampleur du soutien populaire dans la rue, ce qui obligeait à rassembler autant de secteurs que possible et, par conséquent, des sensibilités fortement hétérogènes.

Le discours justificatif qui commence à apparaître repose lourdement sur la mythification des journées du 1er et du 3 octobre, et passe par la surévaluation de la capacité d’auto-organisation populaire qui s’est manifestée à propos de la défense des urnes.

Il ne fait aucun doute que la journée du 1er octobre (date du référendum) a connu un succès considérable, non seulement en raison de l’afflux massif d’électeurs, dont il est impossible de vérifier le chiffre, mais surtout parce qu’ils ont déjoué tous les obstacles dressés par le gouvernement espagnol. Cependant, nous nous tromperions nous-mêmes en nous cachant que si tant de personnes se sont rendues aux urnes c’est aussi parce que les plus hautes autorités politiques de la Catalogne l’ont exigé, à commencer par le gouvernement catalan au complet, en passant par la mairesse de Barcelone et par plus de 80 pour cent des maires de Catalogne.

La désobéissance aux interdictions lancées par le gouvernement espagnol fut réelle, mais il ne faut pas ignorer l’obéissance aux injonctions d’un autre gouvernement et de nombreuses autorités.

La mythification du 1er octobre se nourrit aussi de la magnification de la capacité d’auto-organisation du peuple lorsqu’il « protégea » les urnes, en oubliant que cette protection fut assurée sur toute l’étendue du territoire catalan par l’intervention disciplinée de milliers de militants des partis et des organisations indépendantistes (depuis l’ERC, Gauche républicaine catalane, jusqu’à la CUP, Candidature d’unité populaire, en passant par l’ANC et Omnium culturel). Le fait de poser l’accent sur les cas d’auto-organisation ne doit pas occulter complètement la verticalité d’une organisation qui compta avec des personnes entraînées pendant des années dans les manifestations du 11 Septembre (Diada, fête nationale de la Catalogne) à respecter scrupuleusement et avec une extraordinaire discipline les instructions transmises par les directions des organisations indépendantistes.

Nous savons bien, ne serait-ce qu’à travers l’expérience personnelle, que la désobéissance à l’autorité, la confrontation avec la police, et la lutte collective contre la répression font naître des sentiments intenses et ineffaçables qui tissent une forte solidarité et des liens affectifs entre des inconnus qui fusionnent soudainement dans un « nous » chargé de sens politique et d’énergie combative. Cela fait partie de l’héritage le plus précieux que nous lèguent les luttes et cela justifie largement l’enthousiasme qu’elles nous insufflent ; cependant, cela ne devrait pas servir d’excuse pour que nous nous trompions nous-mêmes. Bien que le 1er octobre ait représenté un échec retentissant pour l’État espagnol, il ne marque pas du tout un avant et un après, et il ne remplit pas les conditions pour entrer dans l’histoire comme l’un des actes les plus emblématiques de la résistance populaire spontanée : nous nous trompons nous-mêmes si nous nions cette réalité.

Le 3 octobre fut également une journée mémorable pendant laquelle le pays fut paralysé et les rues s’emplirent de centaines de milliers de manifestants. Toutefois, si nous ne voulons pas nous tromper nous-mêmes et mythifier cet événement, il nous faut bien admettre que, même si la grève générale fut impulsée par l’efficacité et l’enthousiasme des syndicats alternatifs (notamment anarcho-syndicalistes), elle n’aurait jamais obtenu un tel succès si la « Table pour la démocratie » (composée par les principaux syndicats, par une partie du patronat et par les grandes organisations indépendantistes) n’avait convoqué à un « arrêt du pays » et si le gouvernement catalan n’avait pas soutenu cet arrêt en fermant tout ce qui dépendait de lui, y compris les écoles, et en annonçant qu’il n’y aurait pas de retenue de salaire pour fait de grève.

La constante et massive capacité de mobilisation manifestée par de larges secteurs de la population catalane tout au long de septembre et d’octobre a fait éclore la thèse selon laquelle le gouvernement catalan aurait craint de perdre le contrôle de la situation. Il est vrai que la peur a joué un rôle majeur dans les agissements erratiques du gouvernement au cours de ces mois, mais ce n’est pas la peur d’un éventuel débordement provoqué par les secteurs les plus radicaux des mobilisations qui explique les multiples renoncements des autorités catalanes, c’est plutôt leur progressive prise de conscience que, finalement, elles ne parviendraient pas à battre leur adversaire et que celui-ci disposait de suffisamment de moyens pour les pénaliser sévèrement.

Un troisième élément que certains secteurs libertaires, dont ceux impliqués dans les Comités de défense de la république (CDR), mythifient a trait à la perspective de construire une république depuis le bas.

C’est peut-être parce que j’ai vécu pendant des décennies en république (française dans ce cas), et peut être aussi parce que mes parents ne se sont pas battus pour une république, mais pour construire le communisme libertaire, et durent faire face aux institutions républicaines, que je ne vois pas la nécessité de placer sous le parapluie républicain l’effort pour construire une société qui tende à faire disparaître la domination, l’oppression et l’exploitation.

Je ne comprends pas pourquoi il faudrait nous en remettre à des schémas conventionnels qui semblent uniquement capables de distinguer entre la monarchie, d’une part, et la république, de l’autre. Il faut répéter que combattre la monarchie n’implique nullement de lutter pour la république et que notre lutte n’a pas à se référer à la forme juridique-politique de la société que nous voulons construire, mais plutôt au modèle social, que nous défendons (anticapitaliste et en lutte contre toute forme de domination). Notre objectif ne devrait pas être exprimé en termes de « construction d’une république depuis le bas », mais en termes de « construction d’une société radicalement libre et autonome ».

C’est pourquoi je pense qu’il est intéressant de retenir l’expression utilisée par Santiago López Petit dans un texte récent, « Catalunya com a laboratori polític », quand il dit : « En partant d’une logique d’État (et d’un désir d’État) nous ne pourrons jamais changer la société. » J’insisterai, pour ma part, sur le fait que nous ne pourrons jamais, non plus, changer la société à partir d’un quelconque « désir de république ».

Bien sûr, après la tempête qui a secoué la Catalogne ces derniers mois, nous ne devrions pas laisser s’installer le calme plat. Il nous faut travailler pour que les énergies accumulées ne se dispersent pas, pour que les complicités établies ne s’évanouissent pas et pour que les illusions partagées ne se flétrissent pas. Il s’agit de ne pas repartir de zéro une fois de plus, mais d’utiliser ce qui a été « fait » pour continuer dans un autre « faire » qui évite la diaspora militante. Recomposer les énergies n’est pas une tâche aisée mais, pour y parvenir, il est essentiel de réfléchir sur les erreurs commises, et surtout, ne pas nous tromper nous-mêmes en magnifiant les moments les plus spectaculaires des luttes et en surévaluant certains de leurs aspects les plus positifs.

Bien sûr, qu’elle soit anarchiste ou non, chaque personne est libre d’introduire un bulletin de vote dans une urne si elle le souhaite ; mais les anarchistes vont-ils aller jusqu’à s’impliquer, directement ou indirectement, dans l’actuelle joute électorale catalane en pensant que ce serait la manière de préserver les minces espoirs d’un changement révolutionnaire ou en croyant, plus prosaïquement, que c’est la voie à suivre pour mettre fin au régime de 1978 ?

Dans son texte, cité plus haut, López Petit déplore qu’au lieu d’accepter de participer à des élections imposées les partis politiques n’aient pas choisi de « les saboter au moyen d’une abstention massive et organisée ». C’est, à mon avis, l’option que les secteurs libertaires devraient adopter et mettre en pratique pour le 21 décembre.

Barcelone, 1er décembre 2017

À lire aussi

Les autres textes de Tomás Ibáñez sur la question catalane, disponibles sur le site de La Voie du jaguar.

  1. Ce reportage a été réalisé entre le 7 octobre et le 8 novembre 2017, essentiellement dans les rues, les universités et différents espaces collectifs de Barcelone. La musique et les slogans prenant une place importante dans l’ensemble, voici une présentation succincte des sources sonores :

    • 00’ 00 : Cercle circassien
    • 02’40 : « L’estaca »
      Fond musical sur les voix : Jacob et Doppy, duo de trombonnes à la Casa experimental.
    • 18’20 : « Fora as forzas d’ocupacion ! » : Dehors les forces d’occupation !
    • 20’20 : « Els segadors » : L’hymne catalan, célébrant la révolte des « Faucheurs ».
    • 22’20 : Manifestation du 21 octobre
    • 25’50 : « Presus politics, llibertat » : Liberté pour les prisonniers politiques.
    • 26’30 : « En avant Republica ! » : En avant la République.
    • 28’35 : « Et le peuple doit se rendre aujourd’hui au palais de la Generalitat, pour exiger que se proclame la République catalane », puis « In-Inda-Indapendencia ! ».
    • 29’07 et 1’07’27 : Discours de Anna Gabriel, députée au Parlement catalan, éducatrice sociale, membre de la CUP.
    • 32’00 : Discours d’indépendance de Lluis Companys, octobre 1934.
    • 38’20 : « Que volen aquesta gent ? », (Que veulent ils, ces gens là?), chanson de Maria del Mar Bonet écrite en 1968 dans les dernières années de la dictature. Les paroles racontent l’histoire d’un étudiant que la police vient chercher chez lui à l’aube. Sur la plaça Sant Jaume, interprètes inconnu⋅es, 27 octobre (soir de l’indépendance).
    • 43’17, 44’16, 45’10 et 46’23 : Lectures extraites de « L’Ombre du franquisme, politique, mémoire et médias », Jaume Guillamet , revue Hermès, mars 2008, nº 52.
    • 45’05 : « Fora feixistas de nostras barris ! » :Fascistes hors de nos quartiers !
    • 50’09 : « Catalunya antifeixista ».
    • 50’12 : « Eso, con Franco, si pasaba ! » : Ça, ça arrivait sous Franco !
    • 52’22 : Bella Ciao, Manifestation du 21 octobre.
    • 53’00 : « El poble mana, el govern obeix ! » : Le peuple dirige, le gouvernement obéit.
    • 54’30 : « Los catalanes hacen cosas ! » : Les catalans font des choses, slogan ironique né en référence à Mariano Rajoy, premier ministre espagnol qui a déclaré : « Moi, j’aime bien les catalans parce qu’ils font des choses. »
    • 54’50 : « Je peux vous dire que je me sens fier, car la Catalogne est un pays anti-fasciste ! »
    • 55’40 et 1’09’17 : « Als carrers seran sempre nostras ! » : Les rues seront toujours à nous.
    • 57’15 : Communiqué trouvé sur un mur à Gracia.
    • 57’45 : « El pueblo unido jamas sera vencido ».
    • 1’00’58 : « Volem volem volem la independencia, volem volem volem paises catalans. No volem ser una regio d’Espanya, no volem ser un pais ocupat… » : Nous voulons l’indépendance, nous voulons les pays catalans. Nous ne voulons pas être une région d’Espagne, nous ne voulons pas être un pays occupé…
    • 1’6’53 : Casserola dans Gracia, 2 novembre. « Vaga general » : Grève générale ; « Presus politics llibertat », puis « Non som tots, faltan a Jordis » : Nous ne sommes pas tous là, il manque les Jordi, en référence aux deux Jordi, respectivement présidents des deux organisations indépendantistes ANC et Omnium Cultural. Les deux ont été mis en détention provisoire avec l’inculpation de sédition pour avoir appelé à une manifestation devant un immeuble où la guardia civil était en train de perquisitionner.
    • Musique de fin: Jam session à la Casa Experimental.
    • Autres slogans entendus : « Visca la tierra lliura » (Vive la terre libre), « Prens española, manipuladora » (Presse espagnole, manipulatrice), « Os vais a quemar de tanto cara el sol ! » (Vous allez brûler avec tant de cara el sol – hymne phalangiste, qui signifie « le visage au soleil »)

  2. Accords pour une transition démocratique signés en 1977 par la droite post-franquiste, les « socialistes » du PSOE, le Parti communiste et les syndicats devenus officiels, posant comme base inamovible la monarchie et l’unité nationale. Après des mobilisations ouvrières et étudiantes, le pays entre dans une ère de libéralisation : indépendance du pouvoir judiciaire, liberté de la presse, droit de réunion, reconnaissance des communautés basque et catalane, période culturelle de la « Movida », etc.
  3. À partir du 15 mai 2011 et pendant plusieurs semaines, des milliers de personnes sans drapeau ni parti occupent les places au cri de « Ils ne nous représentent pas ! » et « Démocratie réelle maintenant ! », exprimant une défiance radicale vis-à-vis de la classe politique. Le mouvement, au départ fragile, a été fondateur pour l’engagement politique de toute une jeunesse espagnole touchée par un fort taux de chômage (18% en 1996, 8% en 2006, 22% en 2015). Voir « Madrid, les racines du 15-M. Le mouvement d’occupation des places en Espagne : avant et après…  », par Ferdinand Cazalis et Émilien Bernard, Jef Klak – Article 11.
  4. Centre politique de la communauté autonome de Catalogne, ndt.
  5. Ancienne coalition politique indépendantiste catalane formée par les partis Convergence démocratique de Catalogne (CDC), Gauche républicaine de Catalogne (ERC), Démocrates de Catalogne (DC) et Mouvement des gauches (MES), ainsi que les organisations Assemblée nationale catalane, Òmnium Cultural et Association de communes pour l’indépendance en vue des élections au Parlement de Catalogne de 2015.
  6. D’abord professeure d’économie marxiste à l’université de Barcelone, San Diego (USA) et Toronto, Ponsati s’est vue retiré sa chaire à l’université de Georgetown (USA) par le gouvernement espagnol en raison de ses prises de position en faveur de l’indépendance de la Catalogne. En juillet 2017, elle est nommée conseillère à l’Enseignement dans le gouvernement de l’Autonomie de Catalogne, poste clé dans le processus d’indépendance puisque les élections se déroulent dans les écoles dont elle la charge.
  7. 1er octobre 2017, jour du référendum au sujet de l’indépendance, annulé par l’État espagnol.