Crédits photo : Caroline Dossche
Marisa Anderson a grandi en Californie du Nord dans les années 1970. Chez elle, la musique est omniprésente. À l’église, le dimanche, Marisa est transportée par des chants religieux, ces « hymnes protestants passionnés » qui, aujourd’hui encore, résonnent dans sa tête. En voiture, elle écoute de la musique classique avec sa mère qui l’entraîne à « reconnaître les différents instruments et les lignes mélodiques » ; avec son père, elle écoute de la country et de la new folk – Peter Paul & Mary, Paul Watson 1… À l’âge de 14 ans, son frère l’invite à un concert qui changera sa vie : les Grateful Dead. Elle tombe instantanément amoureuse de ce groupe dont la démarche influencera toute sa création : une musique improvisée, inspirée par un répertoire d’histoires et de contes traditionnels. « Je me suis toujours intéressée, sans savoir d’où ça venait, à la véritable musique folk et à la façon dont les chansons, les récits et l’histoire se rencontrent 2 », explique-t-elle. Mais c’est à l’université, où elle apprend la guitare classique, que tout va véritablement basculer.
Cet article est issu du quatrième numéro de la version papier de Jef Klak, « Ch’val de course », encore disponible en librairie.
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La vie est un voyage dans l’hiver et dans la nuit, dit-on. Les souvenirs que nous en ramenons reluisent et s’ancrent dans nos corps. La musique a certes le pouvoir de les ranimer, mais aussi celui de nous faire naviguer là où nous n’avons jamais mis les pieds. Les disques de Marisa Anderson, guitariste basée à Portland aux États-Unis, sont remplis de vécus et de luttes. Ils ont ce pouvoir de nous transposer dans un monde parallèle, où marcher sur des milliers de kilomètres pour protester contre des projets nuisibles se fait sur une bande son improvisée.
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Sur la route
En 1990, un militant antinucléaire fait de la propagande sur le campus pour encourager les étudiants à rejoindre une marche à travers les États-Unis : la Global Walk for a Liveable World contre le désastre écologique causé par l’industrie. « J’ai immédiatement su que c’était ce que je voulais faire 3 », se souvient Marisa. Décidée à ne pas s’empêtrer dans un apprentissage académique et soporifique de la guitare classique, elle lâche tout et s’embarque pour cette marche qui démarre à Los Angeles. Après plusieurs mois d’efforts, elle arrive à New York : le « paradis ». Dans le Lower East Side, quartier populaire de Manhattan, elle découvre une faune dont elle se sent proche : squatteurs, punks et sans-abri qui mènent une lutte acharnée contre les politiques des années Reagan 4. « La culture punk a été le premier endroit où j’ai pu vivre autrement que cachée 5. »
Cette idylle urbaine prend bientôt fin et elle rentre un temps en Californie avec sa copine afin de renflouer les caisses et se préparer pour la marche suivante. Le 15 janvier 1992, elle part de New York avec la Walk Across America for Mother Earth en direction du site d’essais nucléaires de l’État du Nevada – « l’endroit le plus bombardé au monde », où le gouvernement et son armée ont fait exploser, de 1951 à 1991, 928 bombes nucléaires 6. Le but est à la fois d’empêcher la prolongation des essais nucléaires et de dénoncer la colonisation des terres indiennes sur lesquelles cette industrie a fait main basse. Une occasion également de commémorer les 500 ans de résistance face aux colonisateurs européens. « L’idée était de relier les questions des autochtones avec le mouvement nucléaire, dans la mesure où tous les essais et les autres aspects de l’industrie nucléaire se passent sur leurs terres. L’excavation d’uranium a lieu dans les réserves navajos, les essais nucléaires sur les terres shoshones 7… »
En neuf mois, Marisa parcourt 5 000 kilomètres en compagnie d’une centaine de personnes et intègre un groupe affinitaire non mixte qui se spécialise dans l’intendance et la logistique : conduire le camion de matériel, trouver des lieux de couchage le long du trajet, organiser l’approvisionnement… « Dans une marche, tu t’en remets à un collectif de personnes que tu n’as jamais rencontrées. Tu es à la merci du temps et tu te reposes sur tes limites physiques et tes forces morales 8. » Cette expérience hors du commun la pousse à parcourir le pays entier pendant encore une décennie, à dormir sous la tente ou dans des voitures pour mettre son savoir-faire militant au service de diverses luttes – marches environnementales, contre-sommets… « Si je devais résumer une décennie de voyage, je dirais que les gens sont les mêmes partout. Nous avons tous les mêmes besoins : manger, dormir, faire l’amour, protéger nos enfants, nos terres et nos modes de vie 9. »
Pendant toutes ces années, Marisa n’a pourtant pas abandonné la musique. « Quand tu es au milieu du désert, il faut trouver quelque chose pour t’occuper tous les soirs – écrire des chansons, chanter en cuisinant… Pendant la marche, je prenais ma guitare, et tout le monde suivait – morceaux acoustiques, chansons antimilitaristes, n’importe quoi 10… » Elle se souvient d’une bande son qui, à l’instar de la musique religieuse de son enfance, continue de la hanter. « Il existe un ordre de moines bouddhistes, les Nipponzan-Myòhòji, qui marchent en jouant du tambour et en chantant, pour promouvoir la non-violence. Ils nous accompagnaient dans toutes les marches et chantaient tous les jours, tout le temps 11. »
Mais le véritable tournant pour Marisa survient au Chiapas. En 1997, elle est engagée avec son groupe affinitaire (exclusivement composé de femmes) par Wise Fool, une troupe de cirque, pour une tournée de trois mois dans les villages des montagnes mexicaines. Elles gèrent l’intendance et sont capables de nourrir jusqu’à 300 personnes. Marisa, en plus de cela, accompagne le spectacle avec sa guitare. Le 22 décembre 1997, le cirque se trouve à Actael, hameau tzotzil du Chiapas, quand une soixantaine de paramilitaires attaque Las Abejas, une organisation sympathisante de l’Ejercito Zapatista de Liberación Nacional (EZLN). Les assassins tirent à l’arme automatique alors que les victimes prient dans une chapelle, après deux jours de jeûne, pour exiger la paix. Cet assaut, réponse de l’État à la révolution zapatiste de 1994, fait 46 morts et 35 blessés, pour la plupart des femmes, des nourrissons et des vieillards. Un massacre qui marque profondément Marisa. « Les gens autour de moi se faisaient tuer, [leur vie] tournait au cauchemar, et moi, je pouvais partir si je le voulais — et je suis partie 12. » Elle prend conscience du privilège des Blancs et réfléchit à son engagement politique. « Mon expérience au Chiapas représente un moment clé pour moi, entre mon engagement politique et ma prise de conscience croissante de ces réalités. Il est facile d’identifier une cause et de s’y greffer, mais un autre chemin pourrait être : “Comment vivre sa vie?” »
Sur les planches
Marisa construit sa réponse à cette question à l’aide de la musique et de ce qu’elle a appris sur la route. Affronter l’inconnu, se mettre en danger pour rencontrer l’inattendu, autant de territoires que l’improvisation musicale lui permet de continuer à explorer. Elle déménage à Portland et rejoint l’Evolutionary Jass Band, un sextet de free jazz improvisé. Durant six ans, ce groupe lui enseigne une leçon essentielle : comment avoir peur devant un public et s’en accommoder. « Si tu fais face à des gens avec un instrument dans tes mains sans idée préconçue de ce qu’il va se passer, et que tu n’as pas peur, c’est que tu es désillusionnée, ou que tu décompenses 13. » Comme au cours des marches politiques, elle y apprend l’humilité, la prise de risque, l’autodérision, à jouer sans regarder en arrière et à communiquer par la musique. « L’improvisation c’est comme une conversation. Il y a un sujet et chaque musicien y répond, écoute ce que les autres ont à dire dessus et réagissent à l’évolution de la conversation. Si c’est une bonne conversation, de nouvelles idées émergent, des idées familières dévoilent de nouvelles facettes, et peut-être que cela change ton regard sur les choses 14. »
En 2005, elle décide d’explorer une autre facette de ce dialogue improvisé et se lance dans un projet solo : « Si je joue seule, c’est une exploration plus personnelle, mais le dialogue se fait avec la salle dans laquelle je suis, le public et le moment que l’on partage 15. » Avec sa guitare et sa lap steel, seule, Marisa construit un univers instrumental conjuguant musique folk, guitare est-africaine et blues du Delta, empreint d’une intention cinématographique frappante. Quand sa musique se déploie, ce sont des paysages entiers qui apparaissent. De grands espaces où se frayer un chemin devient un jeu de l’esprit – la bande son sans partition d’un film imaginaire.
Son premier album, The Golden Hour, est le fruit d’une demande du label de Portland Mississippi Records 16, pour qui « le blues est la plus belle création des êtres humains 17 ». « J’ai passé un an à le préparer, à penser à cette idée de blues sous tous ses angles et à construire mon approche 18. » Elle se lance dans l’enregistrement avec un processus bien à elle : enfermée dans une pièce plusieurs jours de suite, elle s’enregistre, jouant à n’en plus finir. Elle laisse passer un mois et recommence. « Je n’ai écouté aucune bande pendant un an, puis on s’est mis autour de la table pour faire un mix. Nous n’avons fait aucun découpage ou collage – chaque morceau sur le disque est tel que je l’ai joué 19. » Ses disques suivants, Mercury et Into the Light, sont improvisés pendant des heures et des heures, pour, au final, ne garder que quelques passages : des concentrés lumineux de finesse et de beauté. Nous cherchons notre passage dans le ciel où rien ne luit, dit-on. Sauf, peut-être, la musique de Marisa Anderson qui, telle une étoile scintillante, nous ouvre une voie étonnante, pleine de libertés et de possibilités.
Pour aller plus loin
• Toute la musique de Marisa Anderson
• Le site de la revue Demain les flammes
- « Foxy Digitalis », marisaandersonmusic.com, novembre 2011. ↩
- « La longue marche », Demain les flammes, no 2, mars 2017. ↩
- « The Journey Changes You », Leaf Litter, no 3, décembre 2012. ↩
- Voir Seth Tobocman, Quartier en guerre, CMDE, 2017. ↩
- « La longue marche », art. cité. ↩
- Dès 1986, de grandes mobilisations dénoncent les conséquences mortifères de cette industrie, et, jusqu’en 1994, les 536 manifestations qui ont lieu et qui regroupent plus de 40 000 personnes débouchent sur plus de 15 000 arrestations. Brian Terrel, « Building a Future in the Nevada Desert », Counterpunch, 23 avril 2015. ↩
- « La longue marche », art. cité. ↩
- « The Journey Changes You », art. cité. ↩
- Ibid. ↩
- « La longue marche », art. cité. ↩
- « The Journey Changes You », art. cité. ↩
- « La longue marche », art. cité. ↩
- « Foxy Digitalis », art. cité. ↩
- Ibid. ↩
- Ibid. ↩
- Label créé en 2005, Mississippi édite des disques vinyles d’artistes autodidactes allant du blues aux field recordings du monde entier, en passant par le punk. ↩
- « Mississippi Records : à travers l’espace, les genres et le temps », La Voix des sirènes, no 8, 2016. ↩
- « Foxy Digitalis », art. cité. ↩
- Ibid. ↩