Traduction par Valentine Dervaux et Xavier Bonnefond
Mis en ligne dernièrement par Viewpoint Magazine, ce texte est une version légèrement remaniée du discours d’ouverture d’un débat public sur le harcèlement sexuel, organisé par un groupe de militantes féministes à Boston en février 1981. Il avait été initialement publié dans un numéro spécial sur le harcèlement sexuel de la revue Radical America (1981). Sa republication aujourd’hui est un rappel douloureux non seulement des résistances aux campagnes féministes pour la désobjectification des femmes, mais également du retour en arrière concernant la liberté des femmes auxquels nous sommes confronté·es actuellement.
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La tenue même de ce débat public témoigne de la grande victoire que nous avons déjà obtenue. Le fait que le harcèlement sexuel ait été extrait du sanctuaire des privilèges masculins implicites – qui le faisait passer pour un badinage inoffensif et un jeu de dés pipés 1 – pour être reconnu comme une violation des droits des femmes est une grande réussite pour le mouvement de libération des femmes. En effet, le harcèlement sexuel est aujourd’hui une infraction à la loi, mais surtout, beaucoup de personnes le considèrent désormais comme injuste. Une telle reconnaissance n’existait pas il y a dix ans. À cette époque, l’expression même de « harcèlement sexuel » était rejetée par la plupart des gens aux États-Unis. La création d’un nouveau vocabulaire par le mouvement féministe n’est pas une conquête mineure. Les nouveaux concepts comme le sexisme et le harcèlement sexuel, et les redéfinitions de concepts plus anciens comme le viol, sont les symboles de profonds changements des consciences. Cela constitue une forme de progrès vers une meilleure société aussi fondamentale que des victoires matérielles ou organisationnelles – c’est d’ailleurs probablement plus fondamental, étant donné que la conscience devrait être la base des luttes politiques.
Dans cette intervention, je souhaite suivre deux axes : en premier lieu, résumer ce que l’expérience des femmes a révélé de la gravité du harcèlement sexuel et l’importance d’en faire un terrain prioritaire dans toute activité politique ; dans un second temps, faire le point sur les nouveaux problèmes engendrés par les victoires que nous avons obtenues.
Il n’y a pas de définition universelle du harcèlement sexuel, le terme portant en lui des enjeux controversés – j’y reviendrai. La Commission pour l’égalité des chances en matière d’emploi [Equal Employment Opportunities Commission] a sa propre définition, qui offre l’avantage de pouvoir être mobilisée dans le cadre de poursuites judiciaires pour harcèlement au travail. Celle de l’Alliance contre la coercition sexuelle [Alliance Against Sexuel Coercion], basée à Boston, est plus flexible et plus proche de la réalité des expériences.
Un premier point important est que la définition de « ce qui est mal » a elle-même évolué dans le temps avec l’accroissement du pouvoir des femmes pour élever leur niveau d’exigence quant à la manière dont elles veulent être traitées, ainsi qu’avec la transformation des normes régissant ce qu’est un comportement sexuel acceptable, à la fois pour les femmes et pour les hommes. Dès les premiers récits de femmes évoquant leur expérience professionnelle, dans des milieux caractérisés par une socialisation hétérosexuelle, celles-ci se plaignent du harcèlement sexuel qu’elles subissent. Dans les années 1820, des femmes travaillant pour les usines de textile Lowell se sont élevées contre le harcèlement. Par ce terme, elles désignaient les paroles offensantes prononcées en leur présence (et qui pourraient aujourd’hui être employées par des femmes elles-mêmes) ainsi que les propositions indécentes émanant d’hommes exerçant une autorité sur elles dans le cadre professionnel. Il y a à la fois des continuités et des ruptures dans la manière dont les hommes harcèlent les femmes.
Un second point à noter est qu’aucune définition du harcèlement sexuel ne pourrait être réellement complète et englober l’infinie diversité des façons dont les hommes utilisent le sexe pour intimider et soumettre les femmes. Le harcèlement sexuel se déploie souvent à travers des allusions, le langage corporel, des regards insistants et déplacés – gestes qui diffèrent selon la culture, le groupe social, la classe, les époques, ainsi que selon les personnes. De ce fait, il est souvent impossible de prouver que certains gestes sont du harcèlement ; il faut donc accepter le fait que le harcèlement est ce qui est ressenti comme tel par chaque femme individuellement. De plus, les menaces peuvent être sous-entendues de façon extrêmement subtile. Les hommes ont du pouvoir sur les femmes par tellement de biais différents qu’ils n’ont pas besoin d’être des patrons ni de faire des menaces directes pour que leurs avances sexuelles soient coercitives. Ce qu’une femme perçoit comme du harcèlement n’est parfois motivé ni par de l’hostilité ni même par de l’orgueil. Il ne fait aucun doute que les remarques des hommes à propos de la beauté des femmes sont souvent l’expression d’une appréciation sincère ; pourtant, ces remarques peuvent renforcer les femmes dans leur sentiment de n’être que des objets sexuels, les empêchant ainsi de pouvoir se considérer à part entière comme des travailleuses, des amies ou des personnes dotées d’idées sur le monde.
Malgré la variété et les changements dans le temps de la nature du harcèlement sexuel, on constate une continuité remarquable dans ses conséquences – peut-être devrait-on dire dans ses fonctions. Dans les usines de textile Lowell il y a cent cinquante ans, comme dans les bureaux d’assurance aujourd’hui, le harcèlement contribue grandement à la conscience qu’ont les femmes d’elles-mêmes comme travailleuses, à celle que les hommes ont d’eux-mêmes, et à celle que chaque sexe a de l’autre. L’idée selon laquelle les femmes ne font fondamentalement pas partie de la force de travail salarié est entretenue et renforcée constamment par le fait qu’elles sont traitées comme des êtres sexuellement passifs. Au contraire, les hommes sont des travailleurs (on ne peut pas dire qu’ils sont traités comme des travailleurs étant donné qu’ils affirment leur droit à s’auto-définir), qui peuvent adopter un comportement sexuel s’ils le désirent et quand ils le désirent.
Face aux nombreuses répercussions induites par les modèles de harcèlement sexuel, il est difficile d’appréhender l’ensemble de ses conséquences. Le fait que les femmes soient contraintes à accepter leur propre image de cibles légitimes dans tous les espaces publics – même dans le cas des agressions les moins graves, disons, des sifflements depuis le trottoir d’en face – maintient et renforce leur sentiment de devoir rester à la maison avec leur famille. Par conséquent, cela entretient la division sexuelle du travail la plus élémentaire, ce qui est l’une des plus grandes sources d’inégalité entre les sexes.
Les comportements produisant le harcèlement sexuel maintiennent également un lien fort entre les hommes ; cela affaiblit toute conscience de classe existante, mais encore constitue l’un des obstacles majeurs à son émergence même. J’ajouterais qu’il s’agit là d’un point de vue optimiste ; une analyse plus sceptique montrerait que la notion même de conscience de classe dont nous avons héritée, avec ses développements à travers l’histoire, est si ancrée dans la solidarité masculine et la fraternité entre hommes, qu’elle ne peut être transformée en une camaraderie incluant les femmes sans modifier l’essence de la camaraderie elle-même.
Ainsi, dans une perspective à la fois socialiste et féministe, aucune problématique n’est aussi importante que le harcèlement sexuel. Le remettre en cause, le rendre inacceptable, c’est s’attaquer à l’un des obstacles majeurs pour qui veut l’unité nécessaire aux changements sociaux radicaux. Le remettre en cause, c’est également défier l’un des aspects de l’égo masculin et de la culture patriarcale que les féministes détestent le plus – l’égo et la culture qui reposent sur la subordination d’autrui.
La difficulté même à définir avec précision le harcèlement sexuel devrait être un atout, car cela ne peut être combattu efficacement d’une manière mécanique, légaliste ou superficielle. Apprendre aux hommes à arrêter de harceler les femmes ne consiste pas à leur faire réciter une leçon par cœur. Il faut les enjoindre d’essayer de voir le monde depuis la perspective d’une femme : cela implique de développer la faculté d’empathie qui est si atrophiée chez de nombreuses personnes ; de combattre toutes ces déclinaisons de la camaraderie qui bloquent la possibilité de comprendre un point de vue différent.
Je ne considère pas le harcèlement sexuel comme un phénomène non genré, comme quelque chose que les femmes feraient aux hommes aussi souvent que l’inverse. Il me serait toutefois difficile de nier que les femmes peuvent utiliser le sexe de manière harcelante. Le sexe est peut-être l’une des seules armes que possèdent les femmes. Mais il serait franchement absurde d’insinuer que le harcèlement sexuel d’hommes par des femmes ou de femmes par d’autres femmes est un problème social – de la même façon que pour le viol par des femmes. Pour le meilleur et pour le pire, dans notre culture, la sexualité des femmes, qu’elle soit hétérosexuelle ou lesbienne, n’est généralement pas agressive. De plus, les relations sexuelles comme les rapports de séduction ne peuvent être extraits d’un contexte plus global imprégné par la domination masculine qui, à quelques exceptions près, prive les femmes de leurs pouvoirs coercitifs. Ces faits fondamentaux sont parfois dissimulés quand la lutte contre le harcèlement sexuel est déconnectée d’un mouvement des femmes, comme c’est en partie le cas aujourd’hui. C’est ainsi que nous pouvons lire des sondages qui montrent que les hommes sont aussi souvent harcelés que les femmes !
Cela nous amène à notre deuxième axe de réflexion, les changements engendrés par la victoire que nous avons obtenue en rendant le harcèlement sexuel illégal. Le trait le plus notable de cette victoire est peut-être sa fragilité. Dans cette période de fort antiféminisme, cela ne demande pas beaucoup d’imagination pour comprendre comment le harcèlement sexuel pourrait de nouveau être autorisé, comment ce qui nous permet de nous défendre, nos armes sociales et légales, pourraient nous être reprises. En cette matière, il n’est qu’une vigilance de tous les instants et le militantisme pour conserver ces armes entre nos mains.
De plus, en tant que féministes, nous devons affronter une difficulté particulière dans la manière d’utiliser nos armes, justement à cause des problèmes de définition. Les termes de sexisme et de harcèlement sexuel se chevauchent largement. Le harcèlement sexuel fait partie du sexisme ; l’en détacher reviendrait à passer à côté de son importance. Pour autant, nous avons intérêt à définir le harcèlement sexuel de façon spécifique pour pouvoir utiliser nos armes légales et morales. Si nous insistons trop sur la totale subjectivité de la définition du « crime » – tout ce qui amène une femme à se sentir harcelée est du harcèlement –, cela nous privera de toutes nos armes légales. Un jour peut-être serons-nous suffisamment fortes, en tant que mouvement, pour faire du sexisme lui-même un crime ; ce n’est pas le cas pour le moment. Se contenter d’expulser le harcèlement sexuel de nos vies serait déjà tout à fait bienvenu.
Nous avons encore un autre intérêt à être précises à propos du harcèlement sexuel : parce que nous, les femmes, changeons et décidons de ne plus accepter des comportements à notre égard que nous considérions auparavant comme normaux, beaucoup d’hommes sont sincèrement perdus. Ils sont sur la défensive et en colère, voient les combats contre le harcèlement sexuel comme un rejet de leur personnalité propre, et perdent confiance quant à leur capacité à trouver d’autres fondements identitaires. Cela nous fait porter la responsabilité d’interroger ce que nous trouvons harcelant, de l’identifier suffisamment clairement pour pouvoir l’expliquer aux autres. Bien sûr, ce n’est pas notre faute si certains hommes sont sourds à cela, et nos tentatives d’explication seront sans doute souvent, peut-être systématiquement, vaines. Les hommes tirent des bénéfices du harcèlement sexuel des femmes, et ont donc intérêt à ne pas comprendre. Malgré tout, nous conservons un unique espoir : la majorité peut être contrainte à changer pour qu’une nouvelle norme voie le jour, de nouvelles modalités de relations publiques entre les hommes et les femmes qui octroieraient à ces dernières plus d’espace pour définir et engager la dimension sexuelle des rencontres. Rien ne pourra remplacer de patientes litanies d’explications, aussi bien que d’autres plus impatientes.
Ce besoin d’une définition précise du harcèlement sexuel comporte un risque nouveau : celui de le couper du plus vaste combat politique contre la suprématie masculine. Bien sûr, une telle mise à distance est exactement ce que cherchent le gouvernement et les autres institutions que nous poussons à s’occuper du harcèlement sexuel. Elles voudront nous arracher le contrôle, et transformer ce problème en un ensemble bureaucratisé et mécanique de procédures visant à rejeter certains comportements très précis. Ce type de légalisme affirmera à la majorité des victimes que ce qu’elles ont subi ne relève pas du harcèlement sexuel et doit être toléré. C’est pourquoi il est vital pour le mouvement des femmes de rester principalement engagé dans des formes de lutte non légales et non bureaucratiques, des formes sur lesquelles nous pouvons garder le contrôle.
Lorsqu’on se bat contre le harcèlement sexuel en général, et plus spécifiquement quand on le fait de manière extralégale et depuis les mouvements de lutte, cela n’est pas sans danger pour les libertés individuelles. Une personne peut voir, au moins dans certains cercles, sa réputation ruinée par une accusation de harcèlement. Nous ne pensons pas qu’il soit même dans l’intérêt des femmes de systématiquement passer outre le respect des libertés individuelles, parce que ces formes de protection restent primordiales pour nous en tant que groupe dominé. De plus, nous voulons encourager les victimes à protester, et nous pensons que les femmes le feront d’autant plus facilement si elle n’ont pas le sentiment de ruiner la vie de quelqu’un à cause d’une erreur. Sans oublier que les accusations de harcèlement sexuel peuvent aisément être utilisées contre les personnes gays ou lesbiennes au sein d’une campagne homophobe. La recension des procès pour harcèlement sexuel intentés jusqu’ici suggère que le gouvernement et les institutions sont plus enclines de poursuivre des accusés faisant eux-mêmes partie de groupes sociaux vulnérables – minorités racisées, ou gauchistes, par exemple. Et si on se réfère aux prétendues statistiques démontrant que les hommes sont souvent harcelés par les femmes, ces actions peuvent également être utilisées contre les femmes hétérosexuelles, et les femmes non blanches ou appartenant à d’autres groupes subalternes seraient susceptibles de se retrouver encore plus vulnérables.
Ces considérations à propos des libertés individuelles nous conduisent à considérer que les actions contre le harcèlement sexuel – qu’elles soient formelles ou non – devraient autant que possible commencer par des conversations privées. Étant donné qu’on ne peut pas attendre des victimes femmes qu’elles se risquent seules à une telle confrontation, il est essentiel de construire dans chaque situation des organisations et des groupes de soutien pour prendre l’initiative au nom d’une victime de harcèlement, pour faire face à l’accusé et lui laisser l’occasion de s’excuser et de se transformer avant d’enclencher des actions publiques et légales, où l’on met tout en jeu. En outre, nos procédures doivent pouvoir reconnaître, sans avoir à s’en excuser, que les femmes peuvent se tromper. Nous nous énervons comme n’importe qui d’autre, et nous pouvons chercher à blesser quelqu’un par pure colère. Nous devons aussi éviter le piège consistant à partir du principe que toute victime de harcèlement doit être un ange pour accéder au rang de véritable victime pouvant réclamer justice.
Il y a également le risque que le travail contre le harcèlement sexuel devienne ou soit interprété comme antisexuel. Par le passé, le féminisme a fait montre de tendances claires à la pruderie sexuelle, à raison. Les relations sexuelles et le sexisme s’entrelacent ; à cause du sexisme, les relations sexuelles avec les hommes ont souvent relevé de l’exploitation, et se sont déroulées sans joie ni liberté pour les femmes. Au XIXe siècle, les femmes n’avaient guère d’alternatives – économiques ou sociales – à l’hétérosexualité, et les féministes faisaient preuve de bon sens en voulant réduire les rapports hétérosexuels au minimum et les circonscrire à la famille. Au début du XXe siècle, le mouvement féministe a cherché des manières d’envisager l’hétérosexualité comme potentiellement plaisante, aussi pour les femmes ; et lors de la dernière décennie, une deuxième vague de féminisme a rendu plus simple l’affirmation de soi des lesbiennes. Un des buts d’une campagne contre le harcèlement sexuel est de permettre davantage aux femmes de jouir de la liberté sexuelle – en tant que participantes actives, et non réceptacles passifs. Aujourd’hui, alors qu’une réaction antiféministe de droite tente de réimposer des limites répressives et pudibondes à la liberté sexuelle, il est plus que jamais important que les féministes ne diffusent pas un état d’esprit antisexe.
Combattre le harcèlement sexuel sans être antisexuel est compliqué, parce que le sexe lui-même est compliqué. Les flirts sexuels agréables et réciproques impliquent souvent des jeux de séduction ; et à cause d’une longue tradition de victimisation des personnes ouvertes au sujet du désir sexuel, les femmes disent parfois non alors qu’elles pensent oui. Il ne fait aucun doute qu’il en est ainsi parce que dans une culture sexiste la sexualité a été reliée à la violence, et même le romantisme et le jeu impliquent souvent la contrainte et la soumission féminine. Si on peut déplorer un tel état de fait, peu sont en mesure de vivre leur vie sexuelle sans que ces formes culturelles ne laissent quelque marque personnelle. De plus, deux personnes peuvent vivre la même drague de manières très différentes. Encore une fois, on ne peut se passer de critères assez subjectifs pour déterminer ce qui relève du harcèlement. Ces critères devraient encourager les femmes à prendre en charge leur propre comportement sexuel, en identifiant ce qui nous fait sentir harcelées – c’est-à-dire dépourvues de contrôle – et en revendiquant nos propres élans sexuels et séducteurs.
Parce que chaque femme est susceptible de réagir différemment aux avances des hommes, il est extrêmement important d’éviter tout moralisme. Le moralisme est différent de la morale. C’est une sorte de rigidisme qui nous pousse à imposer nos propres normes aux autres, sans se soucier de leurs propres culture ou condition. Le moralisme envahit souvent les discussions sur le harcèlement sexuel. Certaines femmes en rabaissent d’autres parce que ces dernières portent des vêtements sexy, ou parce qu’elles apprécient des manières d’être traitées par les hommes que les premières trouvent offensantes ; certaines femmes se voient traitées de coincées quand elles ne peuvent pas accepter des traitements que les autres femmes trouvent normaux. Un objectif à long terme pourrait être d’élever le niveau des exigences de toutes les femmes concernant la manière dont elles souhaitent être traitées, et d’augmenter leur confiance pour protester quand ces exigences sont déçues. Mais, à court terme, il faut commencer par respecter le sentiment de chaque femme concernant ce qui viole son intégrité, du moins tant que ses accusations ne bafouent pas les droits d’une autre personne.
Le principal enjeu de tout ceci est qu’une lutte efficace contre le harcèlement sexuel ne devrait pas être séparée d’un combat plus général contre la suprématie masculine. Sans aucun doute, les contraintes auxquelles nous faisons face sont très exigeantes : nous devons élaborer une stratégie respectueuse des libertés individuelles, qui reconnaisse l’inévitable subjectivité des opinions sans perdre de vue la revendication d’une objectivité légale, qui attaque le harcèlement sexuel mais pas le flirt sexuel (même quand ce dernier prend des formes qui pourraient déplaire individuellement), et qui éduque les gens sur les liens entre harcèlement sexuel en particulier et sexisme en général. Mais tous ces objectifs découlent naturellement de notre engagement original, qui consiste à rendre le monde moins hostile pour les femmes. Et avec un tel engagement principal, nous ne pouvons vraiment pas perdre de vue toutes ces complexités.
Il est peu probable que nous parvenions constamment à garder tous ces points à l’esprit. Et quelques fois, notre colère se contentera d’exploser, comme il se doit. Cependant, je persiste à penser qu’il est important pour nous d’au moins reconnaître la complexité de la tâche à laquelle nous nous attelons, et de réaliser que c’est nous qui avons le plus à perdre si les campagnes contre le harcèlement sexuel deviennent des campagnes réformistes, concentrées sur un point unique de résolution, et coupées d’une volonté plus globale de changer le monde selon une perspective féministe.
Quelque radicale et ambitieuse soit notre vision sur le type de nouvelle société que nous souhaiterions, le point de départ doit être que le harcèlement sexuel est mauvais pour les femmes. Il les rend mal à l’aise sur leurs lieux de travail et les pousse par conséquent à accepter une position marginale sur le marché du travail ; il les enferme dans les pires emplois, et les maintient sous les ordres des hommes, de toutes les manières qu’il soit. Le harcèlement sexuel a pour fonction de laisser les femmes dans leur rôle domestique, d’appuyer la tradition selon laquelle l’espace public appartient aux hommes. Il nous enfonce encore plus dans l’impasse où nous nous trouvons toutes – tout spécialement les femmes hétérosexuelles – : pour être de vraies femmes, nous devons être sexuellement séduisantes, mais sans être trop sexuelles. Et il nous pousse à nous considérer comme coupables de ne pas pouvoir satisfaire ces injonctions contradictoires. Le harcèlement sexuel encourage les femmes à intégrer le bien-fondé d’une sexualisation passive ; il nous réduit fatalement à réagir et recevoir, jamais à inventer et initier des expériences sexuelles (ainsi que non sexuelles). Cette sexualisation passive dissuade les femmes de se prendre au sérieux par ailleurs. Il est difficile de se comporter en intellectuelle sérieuse quand on s’adresse à vous seulement pour vous faire des compliments sur votre apparence. Il est difficile d’accomplir un travail manuel requérant force et compétence quand on vous fait sans cesse concevoir votre corps selon la perception sexuelle qu’en ont les autres. Il est difficile d’être active politiquement quand on n’est pas entendue.
Le harcèlement sexuel n’est pas un problème d’attitude, ou de style. C’est une forme fondamentale d’oppression, et une des plus largement répandues dans notre société. Le tolérer va totalement à l’encontre des intérêts de quiconque s’engage pour la liberté et l’égalité. La compréhension de ce problème et le combat contre celui-ci ne peuvent progresser efficacement que remis dans le contexte d’une analyse féministe globale. Bien entendu, nous avons besoin de faire appel à des procédures légales et administratives contre le harcèlement à chaque fois qu’elles nous sont accessibles, mais nous devons résister à la tentation de déléguer tout le pouvoir à l’État et aux autres institutions. Nous devons nous accrocher au pouvoir de définir nous-mêmes le harcèlement sexuel ; et comprendre que la seule protection digne de confiance pour les femmes sera la puissance du mouvement des femmes, et non la menace d’une sanction officielle. C’est pourquoi notre premier objectif devrait être d’éveiller la conscience des autres femmes à propos de la manière dont elles méritent d’être traitées, et de leur capacité à défendre collectivement les droits « individuels » de chacune.
- « Ripped off » se dit de vêtements arrachés ou d’un jeu remporté par l’arnaque, NdT. ↩