Traduit du castillan par Julia Burtin Zortea. Article original « Forjar lo kitsch », Clift 1, 2013.
Que se passe-t-il quand un médecin militaire rencontre un chimiste, lequel croise un producteur de cassettes VHS, qui aperçoit à son tour une actrice célèbre dans la rue ? Un business fluo, tonique, intrusif, et singulièrement lucratif. Petite démonstration.
Cette traduction est issue du deuxième numéro de la revue Jef Klak, « Bout d’ficelle », encore disponible en librairie.
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Hambourg, le 27 avril 2013. Dans la salle de concerts des Docks, la foule attend avec impatience l’entrée en scène de The Knife, groupe de musique électronique arty qui ne s’est pas produit sur scène depuis sept ans, et qui vient de sortir un disque évènement. D’où l’atmosphère vibrante de désir.
Le noir se fait et, par la porte de derrière, un homme apparaît, entièrement maquillé, portant moumoute, barbe et tenue de femme tout droit sortie d’une session d’aérobic des années 1980. Préfigurant plus ou moins la suite du show.
Il s’agit de Tarek Halaby, autoproclamé pour l’occasion master-teacher-guru-shaman-dictator-aerobic instructor-new age workshop leader et fidèle collaborateur de l’agitateur culturel états-unien Miguel Gutierrez. Ensemble, ils ont créé la performance DEEP Aerobics (Death Electro Emo Protest Aerobics), cours d’aérobic libre qui, selon la présentation de The Knife, « s’adresse à toute personne intéressée par l’idée de combiner la joie de vivre 2 présente dans le vigoureux rebond de nos molécules anatomiques/spirituelles/énergétiques avec l’absurde existentiel d’une vie plongée dans un monde/pays/économie synonyme d’injustice, de bellicisme et de médiocrité culturelle ».
Dans la pratique, un mélange d’exercices de mains-en-l’air, de sauts-vers-la-droite, de danseeeez, accompagnés de phrases inspirées de pseudo-philosophie existentielle (I’m still alive and I don’t fear to die), dans le pur style « animateur-pour-le-troisième-âge-de-l’hôtel-Marina-D’Or ». Prélude parfait au nouveau show kitschissime et éclectique de The Knife, apéritif pour une soirée dingue de playbacks, de chorégraphies dignes des étés d’antan et de costumes en lycra aux couleurs exubérantes. The Knife ramasse le style festif et énergique de l’aérobic avant de l’éclater contre un mur, pour mieux montrer l’aspect aseptisé et vide de la réalité. Shaking The Habitual, allez.
Soyons clairs, The Knife (et par extension Tarek Halaby et Miguel Gutierrez) ne font rien d’autre que reprendre – avec plus ou moins de profondeur – un message et une esthétique dans l’air du temps. Pendant les années 1990, l’aérobic des Eighties a certes pu être associée à une certaine beaufitude, mais depuis vingt ans, l’esthétique naïve, coloriste et vitaliste de ce sport chorégraphié n’a pas cessé d’être revisitée : le podium de Betsey Johnson lors de la Fashion Week de New York (2013), les références disséminées dans le film La revanche d’une blonde (Robert Luketic, 2001), les actuels rendez-vous londoniens de cours d’aérobic style années 1980, ou encore les vidéos comme Mariko Takahashi’s Fitness Video for Being Appraised as an « Ex-fat Girl » (2004) de la vidéo-artiste Nagi Noda, etc.
La passion pour l’aérobic a ainsi gagné ses lettres de noblesse, en remettant au goût du jour d’autres formes d’exercices physiques comme le Pilates, ou en imposant des mots techniques tels que bodystiling ou bodypump. Une dynamique bien au-delà de simples irruptions de nostalgie culturelle.
Et la lumière fut
L’aérobic est une pratique sportive créée par le docteur en médecine Kenneth H. Cooper. En quête de la combinaison parfaite pour améliorer force physique et santé, il s’est enrôlé comme directeur médical du laboratoire aérospatial de San Antoni, et a passé deux années en tant que lieutenant-colonel dans les Forces aériennes des États-Unis. Sa carrière connut son apogée avec la publication de l’étude Aerobics (1968), un essai vendu à plus de trente millions d’exemplaires dans le monde entier. Ce succès s’explique par le fait que Cooper inventa une méthode qui, outre son application à la sphère militaire, offrait à tout un chacun des conseils pour améliorer le système cardiovasculaire. Rappelons qu’à cette même époque, la société américaine commençait à ressentir les effets du sédentarisme du Welfare State 3 dans sa propre chair (ledit Cooper avait eu une attaque cardiaque à 29 ans qui l’avait amené à se consacrer au sport).
Misant sur l’assurance du succès, il voua sa carrière au développement de sa technique et, tant qu’à faire, à la création d’un rouleau compresseur marketing, en multipliant les suites d’Aerobics : The New Aerobics (spécial troisième âge), Aerobics for Women (réservé aux femmes) ou encore l’émission de radio La vie saine avec le Dr Cooper. Puis vint le summum : la construction du Cooper Aerobics Center, clinique de recherche orientée sur la relation entre longévité, exercice physique et santé, qui devint plus tard l’Aerobics Activity Center – la Mecque de l’aérobic –, comprenant un hôtel pour accueillir la clientèle du centre, un terrain d’entraînement et un dernier bâtiment, l’Institut Cooper, consacré à la recherche.
Cooper n’avait qu’une devise : « Il est plus facile de maintenir une bonne santé grâce à un exercice physique approprié, un régime alimentaire et un équilibre émotionnel, que de la récupérer une fois perdue », grâce à laquelle il fut l’un des premiers à introduire le sport dans le secteur marchand. Sa réputation est telle qu’au Brésil (où Cooper remporta un vif succès), on dit « coopering » ou « faire le Cooper » pour désigner la pratique du jogging.
Chimie, mode et sport
Diplômé en sciences, et docteur en chimie de la Duke University en 1940, Joseph Shivers commença sa carrière pendant la Seconde Guerre mondiale en synthétisant, pour le compte du gouvernement, un antidote contre la malaria destiné aux marines affectés au sud du Pacifique. Cependant, sa vie opéra un virage à 90° quand DuPont, géant de l’industrie chimique, jeta son dévolu sur le scientifique et lui proposa un emploi dans la section des polymères.
La firme DuPont est connue pour son esprit capitaliste et sa tendance à faire breveter tous ses produits pour en garder le monopole. Elle est également une des entreprises les plus importantes et réputées au monde, employant 59 000 travailleurs. C’est sans doute pour cette raison que Shivers, qui ne s’était jamais imaginé travailler dans cette branche de la chimie, ne pu écarter l’offre et commença en qualité d’assistant au sein d’un projet de blanchissage de la fibre acrylique, deuxième tissu synthétique inventé après le nylon 4.
Sans toutefois jamais parvenir à blanchir cette fibre, Shivers apprit tout ce qu’il lui fallait savoir sur les polymères et appliqua ses connaissances à son nouveau projet : fabriquer une fibre élastique à partir du caoutchouc, pouvant être appliquée au secteur de la corsetterie. Et tada ! Après dix années de dur labeur, Shivers créa le spandex, plus connu sous le nom de lycra, lequel révolutionna entièrement le secteur textile.
La nouvelle fibre créée par DuPont promettait une plus grande durabilité et un poids moindre que le caoutchouc dont elle provenait, ainsi qu’un nouvel élément-clef : l’élasticité (le lycra peut s’étirer jusqu’à 600 % sans se déchirer). Selon les experts de DuPont, « What’s at work in elasticity, in part, is entropy », entropie comprise comme « a measure of the disorder of a close thermodynamic system in terms of a constant multiple of the natural logarithm of the probability of the occurrence of a particular molecular arrangement of the system that by suitable choice of a constant reduces to the measure of unavailable energy ». Wowww ! Nous rigolons de l’esthétique licencieuse de l’aérobic, mais qui pourrait me traduire ça ?
Dès sa première application commerciale, le lycra permit aux femmes de ne plus souffrir dans leurs vieux maillots de bain de laine : finies les longues heures de séchage après la baignade, la laine collée à la peau. À partir de là, le règne du lycra s’étendit aux vêtements sportifs et aux bodys ; il entra dans les discothèques, sculptant les corps sur la piste de danse, fut adopté par les stars de la pop et du rock, et connut une ascension continue. Aujourd’hui, DuPont estime que l’« on n’a toujours pas trouvé de limite à l’utilisation du lycra » : vernis à ongle, balles de golf et même préservatifs. « Si j’avais su ! », confie Shivers, maintenant âgé de 93 ans et retiré du monde de l’entreprise depuis une décennie.
Des courbatures de couleur rose
Imaginez maintenant que nous nous trouvons au cœur des années 1950, en compagnie de la fille d’un acteur célèbre. Sur les traces de son père, elle se rend à Paris pour y suivre des cours d’interprétation et complète sa formation à New York à l’Actors Studio, d’où elle sort prête à triompher.
Nouveau saut dans le temps. Nous voici le 9 avril 1979, et la jeune fille aux rêves de celluloïd a revêtu les contours d’une femme en robe de soirée s’apprêtant à entrer dans le Dorothy Partner Pavilion, où se tient la 51e cérémonie de remise des Oscars. Nominée, elle est fébrile – davantage qu’elle aurait cru, ayant remporté un prix deux ans plus tôt.
Dernier bond temporel, plus ample encore : nous sommes avec Debbie et Stuart Karl, producteur et distributeur de cassettes VHS – support alors largement méconnu. Le couple se promène dans la rue en cette journée ordinaire, tandis que madame explique à son époux combien il serait génial de pouvoir faire du sport à la maison, plutôt que d’avoir à se rendre au gymnase. À ce moment précis, Stuart aperçoit dans la vitrine d’un magasin un poster géant de la célèbre star de cinéma que nous venons d’accompagner aux Oscars. Il s’agit de Jane Fonda, et Stuart a une révélation : la fameuse série d’aérobic Jane Fonda’s Workout naîtra de cette aventure conjugale aux accents de légende.
Jane Fonda, fille d’Henry, actrice reconnue et sex-symbol depuis le film culte de science-fiction Barbarella, refusa d’abord l’insistante proposition faite, entre 1980 et 1981, par Stuart Karl, pionnier de la VHS et créateur du genre How-to (sorte de YouTube de l’ère pré-Internet). « Jamais de la vie. Je suis une actrice, et ce serait fatal pour ma carrière », déclara à chaud Fonda dans une interview. Il faut par ailleurs se souvenir qu’à cette époque, les cassettes-vidéo circulaient encore peu, du fait de leur prix élevé. Jane douta donc un long moment, puis accepta enfin. Probablement – c’est ce que révèle une autre interview – parce qu’elle ne pouvait plus pratiquer sa grande passion, le ballet, après s’être cassée le pied.
L’insistance de Karl porta donc ses fruits, et ils enregistrèrent leur première vidéo en 1982. Le scénario fut écrit par Jane Fonda, laquelle choisit aussi les costumes : du lycra pour se mouvoir comme si l’on ne portait rien, et des guêtres : « Je porte toujours des guêtres, parce que mon véritable amour est le ballet, et que les ballerines portent toujours des guêtres » – minute, papillon : la mode des guêtres dans les années 1980 viendraient-elles de là ? Tout ça à cause de Jane Fonda ?!
Jane Fonda’s Workout deviendra bientôt la première cassette VHS de non-fiction à atteindre plus de 100 000 ventes. Assurés de leur succès, le tandem Karl-Fonda réalisa quelques vidéos de plus, jusqu’à ce que Karl s’associe en 1984 à l’entreprise Lorimar, laquelle absorba peu à peu la Karl Video Corp. et ses productions. Les vidéos de Jane Fonda, avec la pratique et l’esthétique de l’aérobic qu’elles véhiculaient, exerceront une grande influence. En témoignent ces films orientés sur le phénomène : Pulsebeat ou Heavenly Bodies, tous deux tournés dans des gymnases et interprétés par des acteurs de second rôle, ultra-fibrés, portant lycra et guêtres, la tête ceinte de bandeaux.
Jane Fonda fut par la suite la première personne n’occupant pas une fonction de technicien à être reconnue par le Video Hall of Fame. Son livre sur l’aérobic se maintint dans les meilleures ventes deux années consécutives – c’est d’ailleurs suite à cela que libraires et éditeurs décidèrent de créer la catégorie des ouvrages de non-fiction. Ou comment Jane Fonda fixa les critères de ce qui constitue aujourd’hui l’idéal-type de l’aérobic…
- Initialement paru sous le titre « Forjar lo kitsch », cet article provient du fanzine trimestriel barcelonais Clift, dont le 8e numéro (septembre 2013) porte intégralement sur l’aérobic. Né en 2012, Clift est réalisé et édité par la petite maison d’édition indépendante implantée à Barcelone DeHavilland : « Clift aborde toujours des thèmes inquiétants, dénaturés, et pervers » ; chaque numéro propose une couleur et un thème différents (le pelage, la bibliophagie, les excréments, la cryptozoologie, la boucle, les miracles…). ↩
- En français dans le texte. ↩
- Forgée en opposition au Warfare State (État de guerre), la notion de Welfare State (Estado del bienestar en espagnol et littéralement « État du Bien-Être » en français) n’est qu’un équivalent approximatif de la notion française d’État-Providence, NdT. ↩
- DuPont brevète le nylon en 1935 avec l’intention première de remplacer la soie dans les équipements militaires (parachutes, pneus, gilets anti-explosifs). La fibre acrylique est déposée six ans plus tard par la même entreprise, sous le nom d’Orlon, NdT. ↩