17 juin 2017

Rocky et ses bêtes Une rétrospective animalière de l’Étalon italien

John G. Avildsen, réalisateur oscarisé de Rocky en 1976 et de Rocky V en 1990 s’est éteint ce 16 juin 2017. La sortie de Creed : l’héritage de Rocky Balboa en novembre 2015 avaient célébré les 40 ans du boxeur de Philadelphie. Film après film, match après match, l’Étalon italien s’est pris l’Histoire dans la gueule – comme autant d’imparables crochets. Le personnage totem de Sylvester Stallone a inlassablement occupé le centre du ring hollywoodien, autrement dit le territoire culturel mondial. Dans son numéro 3 (« Selle de Ch’val »), Jef Klak rendait hommage à cette figure du combat contre soi-même. Quarante ans pour devenir – et transmettre comment devenir – un être humain digne de ce nom, au milieu des bêtes, grâce aux bêtes.

 

« Toi, nous, n’importe qui, personne ne frappe aussi fort que la vie. C’est pas d’être un bon cogneur qui compte ; l’important, c’est de se faire cogner et d’aller quand même de l’avant, de pouvoir encaisser sans jamais, jamais flancher. C’est comme ça qu’on gagne.  »

Rocky (Sylvester) à son fils, Rocky Balboa, 2006

 

Rocky est né en 1945 à Philadelphie, soit un an avant son créateur – qui lui donne vie en 1976, après un tournage de vingt-huit jours. Avec un budget poids plume, il remporte trois Oscars, dont ceux de meilleur film et de meilleur réalisateur. Scorsese, Pakula, Lumet ou Bergman, dans les cordes ! Débute une saga : sept films, quarante ans de boxe, quarante ans d’Amérique, quarante ans d’alter ego pour Sylvester Gardenzio « Sly » Stallone – alias Robert « Rocky » Balboa. Fils d’un immigré italien et d’une avant-gardiste du catch féminin, Stallone a d’abord bien du mal à lancer sa carrière : il est tour à tour acteur dans un film érotique et figurant pour Woody Allen, puis pour la série TV Kojak. En 1976, après avoir été un temps SDF, l’acteur raté aux muscles saillants et à la gueule cassée a 30 ans et devient – littéralement – Rocky, « L’Étalon italien » (stallone en italien veut dire « étalon »). Comme son personnage paumé révélé par le ring, Sly est l’outsider d’Hollywood, l’acteur qui ne perce pas, celui qui va jouer sa vie sur un scénario écrit en trois jours 1. Rocky Balboa vit à Kensington, quartier populo de Philadelphie, avec ses briques rouges rappelant le passé industriel de la ville et son melting-pot ouvrier. Il se maintient péniblement à flot grâce à de petits matchs de boxe sans ambition ou en servant d’homme de main au mafieux local.

Rocky s’ouvre sur un combat. La figure du Christ surplombe le match entre l’Étalon italien et Spider Rico (Rico l’Araignée), dont l’enjeu n’est qu’une poignée de dollars. Vainqueur, seul et brisé, Rocky sort du ring et arpente la finitude de ses horizons, coincés entre deux trottoirs. D’un côté de la rue, une animalerie où travaille la femme dont il est amoureux. De l’autre, la salle d’entraînement de Mickey « Mighty Mick » Goldmill 2, ancien champion à la gloire délavée, qui lui sert d’entraîneur et de figure paternelle.

Rocky rentre dans l’appartement miteux qu’il partage avec Cuff et Link, ses deux tortues, et Moby Dick, son poisson rouge. Les seuls êtres vivants avec qui il peut partager la maigre victoire du soir et sa condition misérable. « Je n’en serais pas là si vous saviez danser et chanter  », lance Rocky à ses colocataires aquatiques. Après avoir philosophé sur la nourriture en paillettes de ses compagnons, il va se coucher, meurtri par le combat, un Christ en croix au-dessus du lit.

Dès ces dix premières minutes, tous les thèmes de la saga des Rocky sont exposés : la boxe, l’amour, la religion, la rue et les animaux. La suite, on croit la connaître. Apollo Creed 3, le top dog (favori), celui qui chante et danse sur le ring, l’Afro-Américain bling-bling et désœuvré champion du monde en titre, trouve ce dont il a besoin pour faire rêver l’Américain moyen et relancer sa carrière : un underdog 4 – celui sur lequel personne ne parie. Creed pense lui offrir une leçon de boxe et la chance de concrétiser le rêve américain. Balboa est parfait pour ça : il est blanc, à une époque où seuls les Noirs raflent le titre, et il est pauvre. Son surnom enfin, « l’Étalon italien », sent bon le coup de com’.

Or l’étiquette n’est pas le produit : Rocky est un drôle d’animal à la « fausse patte », un gaucher dans le jargon, très délicat à affronter. Tout est en place pour une nouvelle fable made in USA, terre de tous les possibles. Mais l’Étalon italien perd le match. Le Rocky de 1976 n’est pas une success-story 5. Tout ce qu’il parviendra à faire, c’est tenir la distance.

Tenir la distance, c’est ce que le Blanc Chuck Wepner avait fait en 1975 contre le champion Mohamed Ali, quinze rounds debout contre le champion des champions – de quoi inspirer Sylvester pour son scénario.

Premier round
Le ring est le propre de l’homme

Dans une longue première partie du film, les références animalières se multiplient. En insistant sur l’animalisation du peuple, la saga des Rocky offre un aller-retour permanent entre humanité et animalité. Dès le lendemain matin du match contre Spider Rico, encore fourbu de son combat, Rocky se rend dans l’animalerie pour discuter de ses tortues. Il y a ses habitudes et en pince pour la vendeuse, Adrian 6. Il reprend sa dissertation sur l’alimentation des tortues là où il l’avait laissée la veille, puis taille la bavette avec les chiots et oiseaux de la vitrine. Rocky fait le clown pour séduire Adrian, avec son chapeau de Chaplin écrasé et ses yeux pochés de Droopy bagarreur. La vendeuse ne peut ou ne sait lui répondre. C’est une femme qui porte l’oppression sur elle, les yeux constamment baissés, affichant le silence assourdissant de sa timidité. La patronne de l’animalerie, indifférente à la parade nuptiale, les sépare avec autorité : Adrian doit d’abord s’occuper de nettoyer les cages. La communication paraît plus évidente entre « l’étalon » et les animaux qu’entre êtres humains qui ne se parlent que pour s’invectiver, se commander ou s’ignorer.

Il y a Adrian, mais aussi Butkus, le chien dans la cage. Butkus est un bulldog, d’une corpulence rappelant celle de Rocky. C’est surtout le chien de Stallone dans la vie, qui devient celui de Rocky dans la saga 7. Dans les commentaires du DVD de Rocky Balboa, Stallone explique la genèse du scénario du premier film et présente Butkus comme le coscénariste : Sylvester écrivait avec son chien à côté, lui faisant relire au fur et à mesure ses notes et lui demandant un retour critique. « Qui ne dit mot consent  », s’amuse l’acteur-scénariste. Dans la vie comme à l’écran, Butkus a le même statut de compagnon de galère, d’entraînement ou de réussite.

Adrian a un frère, Paulie 8, meilleur ami beauf et antithèse raciste de Rocky, qu’elle qualifie de « porc ». Le frangin a les mains gonflées à force de remuer les carcasses de bœufs pour le compte des abattoirs Viande du Trèf le. Drôle de famille : l’une vend des animaux, tandis que l’autre les découpe. Tous deux partagent une même infériorisation : leur proximité avec l’animal sert essentiellement à caractériser un peuple rabaissé, celui qui courbe l’échine dans les rapports de domination.

Même dans cette ménagerie humaine, il y a une échelle de valeurs, un continuum gradué. L’homme des abattoirs aux mains gonflées souffre de sa condition d’ouvrier et aspire à devenir homme de main: comme Rocky, il voudrait casser les pouces des dockers qui doivent de l’argent à Gazzo, macho mafieux qui roule en limo. Aux lois du marché, Paulie préfère celles de la jungle qui gouvernent les prolos de Philadelphie. Il veut décharger sa rage. Mais dans la pratique, Rocky n’est pas à la hauteur de son rôle de « sac à viande  », comme l’appelle Gazzo. Il refuse de casser les pouces des travailleurs qu’il rackette. Il n’est ni la bête féroce ni le décérébré que la société voudrait le voir jouer. C’est un curieux mélange de bête et d’homme, brouillant les pistes.

Round 2
Une bonne droite et un crochet du gauche !

Les années 1960 marquaient l’apogée du modèle de l’American Way of Life, appelé à s’effriter la décennie suivante. Les contestations politiques se multiplient, le modèle américain ne rassemble plus, explosant dans les voix éparses des minorités opprimées : femmes, Noirs, Latinos, homosexuels… C’est au milieu de ce tumulte des années 1970 que Stallone, alors dans la galère, écrit le film. Adrian a peur des hommes, partageant dans le logement de son frère la banalité de la condition féminine, entre boulot, fourneau et menaces de coups. Pas de success-story pour elle non plus, pas d’émancipation réelle : elle ne quitte son frère que pour devenir femme au foyer auprès de Rocky. Malgré la tendresse entre elle et le futur champion du monde, elle ne sort pas de sa condition subalterne. Ses plus hauts faits d’armes : ses conseils prodigués dans l’ombre et ses talents culinaires. Rocky/Stallone ne casse pas les pouces du réel: les films décrivent, aussi, les crasses du quotidien.

L’existence est sombre – surtout en bas de l’échelle, pour tous les humains-moins-humains, les Étalons ou les Spiders. Les relations humaines sont régies par l’exploitation et la consommation de l’autre. Balboa est un Italo-Américain rackettant, pour le compte d’un Américano-Italien, des ouvriers partageant la même misère. Paulie ne pense qu’à la thune qu’il pourra tirer du succès de son ami Rocky, quitte à l’étiqueter « viande » pour quelques tickets. Mick s’obstine en vue de la gloire qu’il pourra retrouver avec son poulain. Quant à Creed, il ne permet le rêve américain à l’underdog que pour relancer et justifier sa propre carrière.

Stallone raconte la détresse des « petits Blancs » qui ont de plus en plus de difficulté à tenir leur rang et leur rôle dans la société américaine. L’ironie du regard porté sur ce déclassement de la société blanche ponctue la saga où, à part Rocky, ce sont les Noirs qui ont les plus beaux rôles. Ce sont eux les champions, eux qui connaissent le jeu, eux qui gardent « l’œil du tigre ». La question de la virilité est une facette de cette réflexion. Ce monde blanc est sans femme ou sans enfant. Spider, Mick ou Paulie n’ont ni épouse ni descendant. Dans le quatrième épisode, Paulie est « marié » avec un robot. À tous points de vue, Rocky est un accident. Les jeunes Blancs qu’il prend sous son aile sont fuyants, arrogants et cupides (de Tommy Gunn 9Rocky V – à son propre fils Robert « Rocky » Junior 10), tandis que les Noirs partagent la combativité et la dignité du maître Rocky (Steps – Rocky Balboa – et plus récemment Adonis 11Creed : l’héritage de Rocky). Les individus qui hantent les rues du ghetto, chantant la nuit autour d’un brasero, sont majoritairement blancs. Ils sont désormais sur un pied d’égalité avec les Noirs pour les quelques emplois ou opportunités disponibles 12. Au lendemain du triste combat contre Spider Rico, Balboa se rend compte qu’il n’a plus d’entraîneur ni de casier. Sa place est prise par un jeune Noir, sans doute plus prometteur. Mick a mis les affaires de Rocky dans un sac et rejeté Balboa hors de l’enclos cordé. Il n’a plus rien à y faire, lui qui ne boxe que « comme un foutu singe  ». Le boxeur sans avenir devient un « animal non humain » exclu de la communauté d’exercice de la perfectibilité.

Round 3
Sortir du ring et de la cage

Dans la saga des Rocky, il se joue toujours autre chose qu’une rencontre sportive. La présence des animaux dans tous les épisodes rappelle d’abord la persistance d’une zone limite dans laquelle les formes de domination sociale, économique et politique rapprochent les plus faibles des humains et les animaux. C’est parce qu’il est renvoyé à une nature brutale, à une bestialité construite ou à une domestication sans noblesse que le peuple auquel appartient l’Étalon italien peut être associé à un bœuf, un gorille ou un chien. Par là, le film affirme l’unité fondamentale de l’humanité et postule que les clivages fondamentaux sont moins entre sexes ou entre races qu’entre classes sociales. Le ring devient le lieu de réalisation de la liberté et de la perfectibilité humaines. Chaque film est construit autour d’un combat qui renvoie au conflit guerrier, à l’âgon et à la révolte en tant que conditions de la réalisation du politique, fondée d’abord sur la liberté individuelle.

Dans le premier Rocky, le commentateur sportif résume le match Balboa-Creed à l’affrontement de « l’homme des cavernes  » et du « cavalier  », celui qui monte et domine la bête. Rocky incarne l’humain-moins-humain, lui qui ne sait pas écrire et n’apprendra que dans le troisième film, en même temps que son fils. Apollo Creed est symétriquement l’opposé de Rocky : il est riche, maîtrise le langage et les médias. Le spectacle qui précède le combat rappelle que tous les hommes ne sont pas égaux devant les symboles de la république. L’Étalon italien se saisit maladroitement d’un tout petit drapeau, pendant que le champion apparaît successivement en Georges Washington et en Oncle Sam. Le lieu et la date du combat ne sont pas anodins. Le match se déroule à Philadelphie, la « cité de l’amour fraternel » comme le proclame cyniquement le champion noir, et en 1976, pour le bicentenaire de la Déclaration d’indépendance signée dans cette ville. Cette année-là, les États-Unis viennent de jeter l’éponge après leur match truqué contre le Vietnam. L’image de l’Amérique est à reconstruire. Venu de sa ferme de cacahuètes, le démocrate Jimmy Carter va bientôt remplacer le républicain va-t’en-guerre Richard Nixon à la présidence. Rien ne change pourtant pour l’homme de la rue qu’incarne Balboa : il se fait dérouiller sur le ring et reste le perdant.

Dans la bouche du commissaire soviétique, le combat qui oppose Balboa au géant soviétique Drago 13 « Le Taureau de Sibérie » dans Rocky IV (1985) devient la lutte entre le « regard sur l’avenir  » d’une société socialiste présentée comme obsédée par la génétique et « la faiblesse pitoyable  » de la société américaine décadente. Pour le combattant états-unien, c’est une lutte entre une humanité technophile totalitaire et une humanité généreuse donnant sa chance à tous, au-delà des murs et des races. Le boxeur blanc, associé à un entraîneur noir, venge Apollo Creed dont il a repris les couleurs, celles du drapeau national. « Tout le monde peut changer  », crie Rocky, victorieux, à destination du peuple soviétique. Les coups sont durs pour les déterminismes. Le soldat Drago se rebelle au milieu du match contre la nomenklentura du « socialisme réel ». Il ne veut la victoire que pour lui-même. L’hostilité initiale de l’Homo sovieticus s’est muée en communauté de condition et de pensée. En tenant la distance et en terrassant la brutalité froide, Rocky a fait vaciller les certitudes et a libéré une opinion publique naissante dans l’URSS de la Perestroïka. Même dans le camp du perdant, l’homme reste homme. À l’Est comme à l’Ouest, la Terre est round.

Sur le ring, Rocky ne cesse de se réinventer dans sa boxe : roc, étalon, gaucher, pesant, singe, droitier, léger… Il est intéressant de noter le contexte dans lequel le héros de pellicule et de sueur voit le jour : en 1975, soit un an avant la sortie du film, le philosophe utilitariste Peter Singer publie Animal Liberation. Le concept de « libération animale » renvoie aux différents fronts de libération nationale des peuples colonisés et autres mouvements visant l’émancipation 14. Les années 1970 ajoutent le « spécisme » aux maux de la société.

Pour se réaliser en tant qu’homme, Rocky doit se saisir de l’animal comme d’un miroir, une ressource ou un compagnon. Alors que dans le début du premier Rocky, le personnage interprété par Stallone, renvoyé à son animalité, refuse la viande que lui tend Paulie, le début de son ascension est ensuite marqué par des œufs crus avalés, puis par le steak que son ami lui découpe et que sa compagne lui cuit. Surtout, l’entrée dans la communauté est symbolisée par l’acquisition d’un chien, véritable objet de partage et d’apprentissage de l’humanité – celle qui libère, nourrit et caresse, pas celle qui enferme dans une condition. Dans Rocky (1976), Adrian offre Butkus à Rocky pour s’entraîner en vue du Championnat du monde. Dans Rocky Balboa (2006), Butkus est mort. Cette fois-ci, Rocky n’est plus l’underdog de 1976, mais le propriétaire d’un restaurant dans son ancien quartier prolo qui décide de prendre un jeune métis sous son aile, Steps. À son tour, Rocky offre un chien au jeune des quartiers relégués : devenir son maître sera le gage de son émancipation.

Rocky : On apprend beaucoup en parlant aux chiens. Regarde celui-là. Viens, le chien. Il est mignon, dans le genre moche. Regarde-le bien. Couleur vieux meuble, comme un coffre de pirate. Tu vois ce qu’il fait ? Couché comme ça ?

Steps : Il fait rien.

– Ben si : il gaspille pas son énergie.

– Forcément, il est mort.

– Mais non. Il a encore des heures de vol. De la bonne bouffe, des nouveaux copains, et c’est reparti.

– Tu l’appellerais comment ?

– C’est pour vous, ce chien.

– C’est pour nous deux. C’est un chien communautaire. 50-50.

– Je connais rien aux chiens.

– C’est pas dur. Tu le caresses, tu le nourris, et la nature fait le reste. […] (À l’adresse du chien dans la cage du chenil) Prêt à te faire libérer ?

Round 4
Cogner la viande

Pour se libérer lui-même et s’accomplir comme humain dans la république des égaux, l’underdog du Rocky de 1976 doit user de son corps et de ses poings et démontrer au monde qu’il est plus qu’une carcasse. Devant les médias invités par Paulie, Rocky dévoile la méthode d’entraînement qu’il a inventée : prendre les carcasses pendues aux crochets de l’abattoir pour des punchingballs. « Si tu frappes Creed pareil, mec, on va finir en prison, ou accroché sur un crochet, comme ça  », lui avait dit Paulie. Dans leur bureau chic d’un gratte-ciel du centre-ville, figure de notre monde capitaliste, le staff du top dog Apollo prend alors la mesure du potentiel de Balboa. À la télé, les images du boxeur prolo, les poignets couverts du sang des bêtes, contrastent avec la discussion en cours d’Apollo Creed sur les gains de ses spots publicitaires. Hors les poings, point de salut.

Quand il frappe sur les carcasses dépecées, c’est le corps nu, la chair infrapolitique qui est exposée – celle que partagent prolos et animaux. Pour briser les déterminismes, c’est-à-dire décider de son rapport au monde et le modifier, il doit cogner sur la viande qu’on voudrait qu’il soit. Une fois monté sur le ring, il ôte son peignoir marqué du slogan publicitaire des abattoirs Viande du Trèfle. L’esclave peut renverser le maître Apollo si le corps est mis en risque 15 : pour tenir la distance jusqu’au round final, Rocky ordonne à son soigneur de lui découper la paupière close par les coups de Creed.

Dans les sept films, Rocky ne cesse d’aller et venir entre cette faim du loup en chasse et la mollesse de l’humain repu, celui qui, après avoir gagné, n’a plus rien à (se) prouver. Une carrière en dents de scie calquée sur celle de Stallone qui, passés les premiers Rocky et la série Rambo, connaîtra la traversée du désert hollywoodien. Balboa remporte la victoire lors de sa revanche contre Apollo Creed dans Rocky II, puis devient nouveau riche dans Rocky III : il roule en berline, porte la cravate, habite un palace et perd en pugnacité. S’il enchaîne les victoires et conserve son titre, c’est seulement parce que son entraîneur, Mick, soucieux de sa santé, s’arrange pour que ses adversaires ne soient pas à la hauteur. Il s’agit de capitaliser. L’underdog qui le provoque alors, Clubber Lang 16, boxeur hargneux du ghetto avec des plumes en guise de boucles d’oreilles, met KO Balboa en deux rounds et rafle le titre de champion. « Il a la rage. Toi, t’as perdu ta rage en remportant le titre […]. Le pire t’est arrivé, aucun boxeur n’est à l’abri de ça : tu t’es civilisé […]. Les présidents et les généraux prennent bien leur retraite, les chevaux aussi. Même les meilleurs. On les met au haras. Toi aussi, tu dois prendre ta retraite  », l’avait pourtant prévenu Mick.

Cette défaite est fatale à l’entraîneur, qui meurt d’une crise cardiaque après le match. Apollo Creed, l’ancien adversaire et désormais ami, va donc entraîner Rocky : « Quand on s’est battus tous les deux, tu avais l’œil du tigre, mec, la rage. Il faut que tu la retrouves, et pour ça, tu dois repartir de zéro. On va peut-être reprendre le titre.  » Creed a l’instinct. Balboa retrouve la ville abrasive et les salles d’entraînement de seconde zone pour « apprendre à boxer comme un Noir  », tenir la distance et renvoyer l’arrogant Clubber Lang au sol.

Round 5
Beyond beef… The Italian Stallion

Le choix de l’abattoir pour accueillir le rite initial de l’ascension sociale de Rocky n’est pas anodin. « Les Américains ont une histoire d’amour avec les bœufs  », écrit Jeremy Rifkin dans son essai consacré à la culture de l’élevage bovin aux États-Unis 17. Mais combien sont-ils à en connaître et surtout à en assumer la brutalité ? Un des intérêts de Rocky est qu’il rappelle cet ancrage de la « culture du bétail » dans la construction des États-Unis. L’histoire industrielle ou les paysages urbains du nord-est du pays sont intimement liés à cette culture, qui est aussi celle de la boulimie de viande, de l’utilisation massive de la chimie ou du détournement des ressources naturelles au profit de l’appétit d’une minorité. Un siècle s’est écoulé depuis la fin de la guerre civile américaine et l’émergence de la grande puissance mondiale. L’industrie a désormais des airs de nature morte : dans le décor du film, la plupart des ouvriers errent dans la rue, les cargos immobiles dans le port semblent désormais attendre une fin, les cheminées des fonderies et des usines continuent de scander la ligne d’horizon, les rails ou les fils téléphoniques strient tristement le champ de vision. Rocky V (1990) nous montre Kensington encore plus délabrée. Tout passe, tout casse, sauf la dureté de la ville.

Les paysages en déshérence de Philadelphie comme les ouvriers du film rappellent l’enracinement historique des abattoirs dans la cité de la liberté. L’organisation scientifique du travail a sapé l’indépendance et la sécurité des bouchers qualifiés, remplacés par les killing gangs (« bandes des tueries 18 ») : c’est ainsi qu’on appelait les migrants de fraîche date (Polonais, Lituaniens, Slovaques en majorité) assignés aux métiers de « casseur de pattes », « éventreur », « boyaudier » ou « saigneur ».

Le journaliste Upton Sinclair accélère sans le vouloir le passage à la grande industrie mécanisée avec son enquête La Jungle parue en 1906. Alors qu’il cherchait à dénoncer les conditions de travail de ces ouvriers immigrés, c’est la description du sort des animaux qui émeut l’opinion publique. Le Président Theodore Roosevelt, pourtant hostile à Sinclair en raison de ses positions socialistes, diligente une enquête à Chicago sur les installations de conditionnement de la viande, conduisant à l’adoption de la Loi sur l’inspection des viandes (Meat Inspection Act) et de la Loi sur la qualité des aliments et des médicaments de 1906 (Pure Food and Drug Act). « J’ai visé le cœur du public et par accident je l’ai touché à l’estomac  », dira Sinclair.

Le principe de la chaîne d’assemblage a été expérimenté dans les abattoirs des grands marchés urbains dès les années 1880. Le T-bone steak a devancé la Ford-T dans l’histoire de l’automatisation : le travail à la chaîne est né de la chaîne alimentaire. À la fin du XIXe siècle, il fallait être capable de traiter les flots de bovins que les chemins de fer ramenaient des Grandes Plaines vers les zones urbaines en expansion.

La déconnexion entre producteurs et consommateurs exigeait d’aller vite, d’augmenter la productivité et le nombre de travailleurs non qualifiés.

Presque un siècle plus tard, sous la conduite de Paulie et de ses équipiers, les carcasses de bœuf glissent encore sur les rails de la jungle automatisée, mais ce que montre Stallone, ce n’est pas l’œil triste de l’animal qui va être tué froidement. On ne voit pas l’abattage des bœufs. « Qui a tué ça ?  », interroge par deux fois Rocky. « Ça se fait en face  », répond Paulie sans en dire plus. Ce ne sont déjà plus des animaux, mais de la nourriture : Paulie tranche rapidement un steak à Rocky dans l’usine, au milieu de la viande pendue, pour le repas du soir. « C’est une morgue pour animaux  », insiste Balboa pour nous rappeler le mélange des genres et son dégoût des lieux 19.

Dans Rocky II, après s’être confronté au monde factice et stigmatisant de la publicité, après s’être mêlé aux interminables queues des bureaux d’embauche pour trouver un « boulot propre  », Balboa est contraint de travailler à l’abattoir. Avant de s’y résoudre, on le découvre lavant son chien dans sa baignoire, et lui confiant : « Je sais que je peux trouver un boulot si je veux. Mais est-ce que je veux d’un boulot que je ne serai pas heureux de faire ? En plus, tu sais, on a besoin d’argent maintenant, Butkus. Les chiens se moquent de mes problèmes. Oui j’aimerais être un chien des fois. Fais-moi un bisou.  »

Dans une longue séquence quasi documentaire, on voit Rocky récupérer sur un chariot les morceaux de viande débités par une machine : le boxeur a le casque trop grand qui lui tombe sur le visage et la blouse d’ouvrier souillée de sang et de crasse. Seule sa musculature l’aide à se distinguer : elle lui permet de transporter les carcasses plus facilement que ses collègues. Vaine distinction, puisque le travail s’achève irrémédiablement par le nettoyage des déchets laissés sur la chaîne de dépeçage puis par le licenciement. À l’ère des abattoirs et du travail modernes, la tâche est toujours dégradante – on est toujours le chien de quelqu’un. Avant qu’il se fasse virer de l’usine par son supérieur noir, un collègue l’apostrophe alors qu’il porte une carcasse de bœuf : « Hey Rock, vous deux [toi et le bœuf], vous êtes comme de vieux potes, pas vrai ?  » « Les vieux potes n’ont pas aussi bon goût  », répond Rocky, conscient de sa différence. Un working class hero qui, pour transformer sa condition, la nie en redevenant sans cesse boxeur.

Le seul vieux pote, c’est Paulie. Après être enfin devenu homme de main pour Gazzo le mafieux, Paulie a dû se résoudre à reprendre son travail « honnête » dans l’abattoir (Rocky Balboa, 2006). Puncher ne lui a pas offert de piste d’envol. Il a les mains qui gonflent de l’ouvrier, les doigts du peintre du dimanche, pas les poings du cogneur. C’est à lui que, retraité et veuf, Rocky demande s’il doit une dernière fois remonter sur le ring. Ramenés à leur plus simple humanité, les deux personnages se retrouvent dans l’abattoir vide. Les crochets sont débarrassés de leurs carcasses. Dans cette scène, les seuls animaux « présents » sont le chien que Paulie peint après ses heures de labeur, et la bête qui hurle dans le ventre de Rocky. Les deux semblent encagés dans leur condition :

Paulie : Personne ne te voit plus remporter un titre.

Rocky : Je sais. J’y prétends pas.

– Alors quoi, t’es détraqué ou bien ? T’es fâché parce qu’on a démoli ta statue ?

– Pas vraiment.

– Si c’est pour le fric, attache-toi au cou un écriteau « Cognez-moi 5 $ ». Tu feras fortune. (Rires) Alors quoi, t’as pas l’impression d’avoir déjà atteint le sommet ?

– Le sommet ? J’ai encore des trucs au sous-sol.

– Au sous-sol ?

(Montrant son ventre) Là-dedans.

– Quels trucs ? Parle-moi de tes trucs.

(Pleurant pour la seule et unique fois de la saga) Des fois, c’est dur de respirer. Je sens une bête au fond de moi. (Il reprend ses esprits) Tu veux m’aider à m’entraîner ?

– J’ai un boulot.

– Je comprends.

– Tu te rappelles, une fois tu m’as dit : « Quand on reste trop longtemps dans un endroit, on devient cet endroit. » (Montrant l’abattoir) Tout ce que j’ai est ici.

Deux scènes plus tard, le vieux Paulie est licencié « comme un chien ». La descente est toujours plus rapide que l’ascension. Pour la dernière fois il quitte l’usine dépité, un gros morceau de barbaque subtilisé sous le bras et ses toiles animalières ratées sous l’autre.

Dernier Round
Tenir la distance de l’animal

Rappeler que Rocky a 40 ans, c’est aussi mettre en avant l’historicité d’une œuvre 20 et d’un combat. Revenir sur ces quatre décennies, c’est rappeler que l’histoire ne s’établit qu’en fonction des sélections utiles aux sociétés présentes, au détriment du hors-champ. Depuis 1976, la réflexion sur la condition animale est sortie de la marginalité. Progressivement, à partir des années 1980, mouvements de protection animale et autres mouvances écologiques ont lutté, et parfois permis de modifier le statut des différents animaux. « Il faut sortir notre regard et notre réflexion du nombril humain  », explique ainsi Éric Baratay, historien spécialiste de l’histoire culturelle des animaux : « examiner avec générosité pour mieux voir et souligner les capacités et les potentialités des animaux, dans leurs diversités spécifiques, alors qu’on n’a fait que les nier ou les masquer pour défendre la place et les privilèges que l’espèce humaine s’est attribué21 ».

Au cours des mêmes années, Stallone, comme d’autres dans le cinéma populaire américain, subit l’influence de la New Right, beaucoup moins favorable aux mouvements d’émancipation. En des combats douteux, comme autant de matchs arrangés avec la réalité, il devient un symbole des « années Reagan », de l’exaltation nationale au libéralisme transnational. Jusqu’à être repris dans la culture populaire française : pour « Les Guignols de l’info », le visage de l’underdog de 1976 est devenu la marionnette du monde mondialisé, incarnant le cynisme de l’exploitation et de l’oubli de ces masses humaines qui ne demandent qu’à user de leur perfectibilité et de leur liberté.

Dans Rocky, et à moindre mesure dans Rocky II et Rocky Balboa, il est pourtant question de boxe, de tendresse et d’amour, et surtout des catégories de population qu’on tente de sortir du débat politique en les déshumanisant : les « sauvageons », « les sans-dents » ou les « illettrés des abattoirs » ; ceux avec qui « de toute façon, on ne peut pas parler ».

Dans les cordes du ring comme dans la froide géométrie des rues à angle droit et des rails de la chaîne d’abattage, c’est en effet des confins du cercle de la subjectivité politique qu’il s’agit. Humains et animaux sont présentés dans les films comme partageant parfois la même dévalorisation et la même crasse. Or, loin de jouer cette carte de l’opposition entre animaux et humains, Rocky se saisit d’une analogie de condition, plus que d’une communauté de nature. Pour Stallone/ Balboa, s’émanciper, c’est tenir la distance qui sépare l’homme de l’animal.

Alors que Rocky a été ruiné par les malversations de son comptable (Rocky V), et qu’Adrian est obligée de retravailler dans l’animalerie de Kensington, le clan Balboa ne succombe pas aux avances du manager cupide qui essaie de convaincre Rocky de retourner sur le ring. « Laissez-moi manager sa carrière, et vous vivrez comme des humains  », propose-t-il. L’épouse, qui a connu le haut comme le bas de l’échelle, a conscience que la dignité humaine ne se mesure pas au nombre de victoires par KO, de voitures ou de domestiques. Elle retourne le stigmate à l’adresse du requin : « Nous vivons une vie d’humains. Franchement, vous devriez essayer.  »

 

 

 

  1. Rocky (1976) et Rocky V (1990) ont été réalisés par John G. Avildsen. Rocky II (1979), Rocky III (1982), Rocky IV (1985) et Rocky Balboa (2006) par Sylvester Stallone, et Creed : l’héritage de Rocky (2016) par Ryan Coopler, qui a aussi écrit le scénario avec Aaron Covington. À part ce dernier volet, tous les autres scénarios de la saga ont été écrits par Sylvester Stallone.
  2. Burgess Meredith.
  3. Carl Weathers.
  4. Littéralement : chien d’en-dessous.
  5. Il deviendra cependant une légende pour les six autres films et les quatre décennies à venir : une statue lui sera même érigée devant le musée de Philadelphie, à la vie comme à l’écran.
  6. Talia Shire.
  7. Il est crédité « Butkus Stallone » au générique final de Rocky – bien après les acteurs humains.
  8. Burt Young.
  9. Tommy Morrison. Boxeur dans la vie, champion du monde en 1993 grâce à une victoire aux points sur l’Afro-Américain George Foreman.
  10. Tour à tour Seargeoh Stallone, Ian Fried, Rocky Krakoff, Sage Stallone et Milo Ventimiglia.
  11. Michael B. Jordan.
  12. Victoria A. Elmwood « Just Some Bum from the Neighborhood: the Resolution of Post-Civil Rights Tension and Heavyweight Public Sphere Discourse in Rocky (1976) », Film & History, 35.2, 2005.
  13. Dolph Lundgren.
  14. Voir l’article « Je suis un “terroriste” parce que j’ai défendu les droits des lapins. Entretien avec Josh Harper, militant états-unien pour la libération animale ».
  15. Jason Price, « Running with Butkus: Animals and Animality in Rocky », Humanimalia – a journal of human/ animal interface studies, Vol. 5, no2, DePauw University, printemps 2014.
  16. Mister T (Laurence Tureaud), ancien garde du corps du boxeur Mohammed Ali.
  17. Jeremy Rifkin, Beyond Beef, the Rise and Fall of the Cattle Culture, Plume Printing, 1993.
  18. « Tuerie » est l’ancien nom de l’espace urbain où l’on transformait l’animal en viande. Quand les abattoirs furent créés au XIXe siècle, il se mit à désigner la zone spécifique où l’animal était tué, puis subissait les premières transformations.
  19. Jason Price, « Running with Butkus: Animals and Animality in Rocky », art. cité.
  20. Re-regarder sept Rocky, c’est aussi traverser quarante ans de technique cinématographique : le premier Rocky est tourné avec de toutes nouvelles steadycams, innovant ainsi dans la mobilité des prises de vue. Le grain suit la courbe du temps pour perdre en rugosité et lisser peu à peu les reliefs de la peau des boxeurs. Les contrastes bleu-orange apparaissent avec le numérique des années 2000. Le montage s’accélère avec les ans, rythmant les dialogues comme des coups distribués sur un ring.
  21. Éric Baratay, Le Point de vue animal, éd. Seuil, 2012.