Avec le concours de Jean-Baptiste Bernard
La grande crise argentine, qui a frappé le pays entre 1998 et 2002, n’a pas seulement généré de la sueur, du sang et des larmes. L’épisode a aussi été l’occasion de multiplier les expérimentations passionnantes. Parmi elles, les ouvertures d’écoles populaires, initiées en 2004 à Buenos Aires avant d’essaimer dans les autres grandes villes, sont indissociables des célèbres transformations d’entreprises en coopératives par leurs ouvriers. Car c’est souvent dans les locaux des usines récupérées que les professeurs et militants de l’éducation populaire donnent leurs cours. Et c’est très largement à destination des ouvriers qu’ils dispensent leur enseignement. Rencontre avec Fernando Lazaro et Ezequiel Alfieri, deux militants pédagogiques ayant participé à l’ouverture de l’école de la Maderera Cordoba, une usine de bois récupérée par ses travailleurs en 2002. Une occasion de découvrir, à travers cet établissement hors normes de quatre-vingt-dix élèves, le mouvement dans lequel il s’inscrit.
Ce texte est issu du troisième numéro de la revue Jef Klak, « Selle de ch’val », encore disponible en librairie.
Télécharger l’article en PDF.
Décembre 2014, Buenos Aires. Au 3165 de l’avenida Cordoba, l’ambiance est studieuse. Dans une grande salle commune, des élèves planchent sur leurs examens de fin d’année. Non loin, dans un petit bureau trop vite bondé, Fernando Lazaro et Ezequiel Alfieri discutent pédagogie. Les deux militants échangent sous les portraits et photos trônant au mur – en vrac, Paulo Freire 1, Ernesto Guevara, des Indiens mapuches, quelques mères de la place de Mai, et le wiphala 2 des peuples indigènes. Le ton est donné. Ce bâtiment est celui de la Maderera Cordoba, une usine de bois récupérée par ses ouvriers à la fin de la grande crise argentine. Si le pays est alors en souffrance, l’époque est aussi à l’effervescence sociale et pédagogique. D’un côté, les travailleurs multiplient les reprises d’usines en coopérative, pour éviter leur fermeture. De l’autre, des professeurs et étudiants commencent à unir leurs forces pour ouvrir des écoles sauvages, et ainsi lutter contre la « mal-éducation ». Tous défendent au fond une même culture populaire, qu’elle soit de métier ou de lutte. Il s’agit d’apprendre pour se donner les moyens de faire et d’être ensemble.
Ce mouvement d’ouverture des bachilleratos populares – que nous traduirons ici par « écoles populaires » – prend véritablement forme dans la capitale argentine au mitan des années 2000, avant de se répandre dans les villes de province. Tous les établissements ouverts fonctionnent sur le même principe : chaque jour, des étudiants et professeurs y donnent cours à des habitants du quartier n’ayant jamais (ou très peu) fréquenté l’école. Les cursus dispensés durent généralement trois ans et sont validés par l’obtention du baccalauréat.
Tout commence en 2004, quand un groupe de militants pédagogiques de Buenos Aires (dont Fernando et Ezequiel) ouvre une école populaire au sein de l’usine récupérée IMPA 3. Il s’agit du premier établissement autogéré né du mouvement social argentin, et son exemple fait vite tache d’huile. Dans les mois qui suivent, les ouvertures d’écoles se multiplient, portées par le dynamisme du mouvement des entreprises récupérées
Il en va ainsi de l’école populaire de la Maderera Cordoba, qui voit le jour en 2005, avec pour ambition première de permettre aux travailleurs de l’usine de décrocher leur bac. Mais il s’agit aussi d’apporter des armes à ces gens qui se battent depuis trois ans pour maintenir à flot une entreprise désertée par ses cadres et son patron. Sont donc enseignés les rudiments nécessaires au montage administratif et à la gestion d’une usine en coopérative.
Cependant, l’enjeu de cette lutte dépasse le strict cadre des salles de classe. Toutes les équipes pédagogiques partagent un même objectif : la reconnaissance de ces écoles populaires par l’État. Elles souhaitent amener la puissance publique à valider le rôle éducatif joué par leurs établissements dans les zones où l’offre scolaire est inexistante ou inaccessible. Et à reconnaître qu’ils permettent de dépasser le clivage public/privé, inopérant en termes d’expérimentation éducative. Bref, les militants entendent que l’État facilite les initiatives autonomes là où il s’est montré incapable de répondre aux besoins en matière d’éducation.
Pour eux, les écoles populaires devraient bénéficier des mêmes avantages que les établissements publics (professeurs payés par l’État, bourses pour les étudiants, délivrance de diplômes), tout en conservant une gestion autonome. « La responsabilité de l’État dans le système éducatif est de garantir l’éducation ; notre responsabilité, en tant qu’organisation sociale, est de la prendre en main, résume Fernando. Nous voulons dépasser la notion de public ou de privé. À charge pour l’État de reconnaître la valeur éducative de nos expériences, et d’accepter l’autonomie des contenus et l’autogestion des établissements. C’est ce que nous demandions, et c’est ce que nous avons fini par obtenir. »
Mais pour l’obtenir, il a fallu du temps. Une longue lutte s’en suit, ponctuée de manifestations, d’événements, d’interpellations de la puissance publique, de mises en avant des propositions pédagogiques et politiques de ces établissements différents. Jusqu’à la victoire : en 2011, l’État reconnaît les écoles populaires. Le statut de leurs enseignants s’aligne alors sur celui des écoles traditionnelles, leurs élèves ont désormais le droit de prétendre à des bourses, et les établissements peuvent même décerner le diplôme national du baccalauréat.
Mieux encore, souligne Fernando : les années de lutte ont solidement structuré le mouvement. « Il compte aujourd’hui plus de cent professeurs, liés à de nombreux mouvements et organisations sociaux. Il s’agit d’un véritable réseau, qui soutient de nombreuses luttes d’éducation populaire en Amérique latine. Nous sommes devenus un problème, une forme de menace pour la structure éducative d’un État positiviste et de matrice libérale. Pour la puissance publique, nous ne sommes plus ces douze profs délirants qui ouvrent une école différente, mais un véritable mouvement pédagogique – ça change tout. Nous ne sommes plus quarante dans la rue, mais mille ! »
Au-delà de la reconnaissance étatique, il y a aussi celle des pairs. Syndicats et mouvements d’éducation populaire institués n’ont pas toujours vu d’un bon œil ces initiatives, dont ils contestaient le sérieux. D’aucuns martelaient qu’il était contradictoire avec les positions défendues par les syndicats des personnels enseignants d’opter pour un fonctionnement interne différent de celui des écoles publiques, avec le risque de faire lutte à part.
Si le nombre ne fait pas tout, il participe grandement de la crédibilité du projet de transformation sociale, porté conjointement par le mouvement des écoles populaires et celui des usines récupérées. Conjointement, parce que tous deux aspirent à résorber l’insupportable fossé séparant le monde des savoirs de celui de la production ouvrière. Pour Ezequiel, « en récupérant écoles et entreprises, il s’agit de cheminer de concert. Cela implique de nouer des accords politiques de résistance, d’occupation et de lutte. Et cela vaut aussi pour la production, qu’elle s’inscrive dans le cadre de l’usine ou dans celui de l’école ».
Il ne s’agit donc pas seulement de partager un espace. Mais de penser ensemble pour mieux articuler projets politiques et processus de production. Les écoles populaires ont d’ailleurs repris le slogan des usines récupérées : Occuper, résister, produire. Les uns au travail, les autres à l’école.
Les espaces de l’école sont les mêmes que ceux de l’usine. Sans machines, mais avec quelques tables, chaises, tableaux parsemés d’inscriptions à la craie. Sur cette porte de classe, une inscription : « Celui qui se bat n’est pas mort. Ici, nous respirons la lutte. » Sur ce mur, une autre : « Contre les expropriations morales que nous subissons, nous construirons une éducation populaire. Nous sommes conscients de faire l’histoire et notre plan de lutte et d’action laissera des traces. »
Une dizaine d’ouvriers travaillent aujourd’hui dans l’usine de bois de l’avenida Cordoba. Dans leur grande majorité, ils ont participé à la décision de reprendre l’entreprise, en 2004. Depuis, tous sont passés par les bancs de l’école. Ils y ont acquis des connaissances utiles au processus de production, compétences d’autant plus précieuses que leur travail a évolué – la coopérative amène en effet chacun à se pencher sur la gestion de l’entreprise, sur ses relations avec les fournisseurs ou encore sur sa politique commerciale. Ils y ont travaillé leur sens du collectif, aussi. Et, cerise sur le gâteau, ils ont tous décroché leur bachot grâce à l’école populaire.
En l’espace de dix ans, les âges et trajectoires des élèves de la Maderera Cordoba ont changé. Elle est aujourd’hui fréquentée en majorité par des jeunes en échec scolaire, subissant des conditions sociales et familiales très difficiles, souvent poursuivis par la justice et vivant dans la rue. Ils ne retournent pas d’eux-mêmes sur les bancs de l’école, mais y sont envoyés par des juges. Lesquels voient l’établissement comme une sorte d’ultime recours éducatif, même s’ils ne partagent pas sa vision de la pédagogie et son positionnement politique. Paradoxal ? Sans aucun doute, note Ezequiel : « D’un côté, l’État nous critique, nous met la pression (et nous ne nous privons pas de faire la même chose à son égard) ; de l’autre, il renvoie vers notre école les enfants qui connaissent les problématiques sociales les plus lourdes. Les gens du ministère savent pourtant très bien comment nous fonctionnons ; ils savent que nous ne sommes pas comme les écoles traditionnelles. Ce n’est pas un hasard si le portrait de Guevara ne trône dans aucun autre établissement du pays… » Pas la seule différence, bien sûr. Au sein de la Maderera Cordoba, le parcours de vie des élèves est vu comme une expérience de résistance. Pour l’équipe de l’établissement, constituée de douze professeurs, c’est même un principe pédagogique fondamental. Le seul qui permette de redonner le goût d’apprendre à des élèves de plus en plus jeunes, qui ont traversé des épisodes de vol, de violence et de toxicomanie, et qui ont parfois déjà croupi derrière des barreaux.
La pédagogie de l’école doit s’articuler avec des problèmes sociaux de plus en plus lourds. « Il s’agit dans cette école de mettre en résonance nos connaissances, nos histoires de vie et nos histoires de lutte », précise Ezequiel. Les équipes pédagogiques s’appuient donc sur les expériences de lutte de chacun et chacune, et les relient à celle de l’école populaire. Il s’agit de mettre en exergue un destin partagé pour créer une communauté. Résultat : quand les profs descendent dans la rue pour défendre leur condition, les étudiants les accompagnent. Normal, puisque le fonctionnement de l’école, et la lutte pour sa pérennité, relèvent autant de la responsabilité des profs que de celle des élèves. « La lutte dans la rue est une forme de pédagogie critique. Nous y étions d’ailleurs ensemble, profs et élèves, pour exiger que ce lieu soit considéré comme un espace collectif d’éducation populaire. Nous ne le voulions pas, nous l’exigions. C’est comme ça que nous avons gagné, même si ce fut difficile », rappelle-t-il. Les engagements réciproques forment ainsi le ciment du collectif, indispensable au processus pédagogique. L’enjeu est essentiel : c’est quand les élèves commencent à saisir ce processus qu’ils ne cherchent plus à fuir l’école.
Cette pédagogie est dite « populaire » car elle se tisse à partir du groupe qui la porte. Elle est singulière, autonome, et revendiquée comme telle. En apparence, pourtant, une journée à l’école populaire ressemble fort à celle d’un établissement traditionnel – il y a des professeurs, des élèves, des tableaux, des chaises, des tables, et même des évaluations ou des travaux à rendre. Mais en réalité, tout est différent. À commencer par l’apprentissage, qui n’est pas individuel mais toujours collectif. Quant aux professeurs, ils sont aussi des animateurs, des accompagnateurs, refusant radicalement la mise en échec de leurs élèves. De plus, grâce à des réunions mêlant élèves et professeurs, chacun est impliqué dans les choix concernant la discipline et l’autorité.
Pour chacune des matières enseignées, les cours sont assurés conjointement par deux (voire trois) professeurs. Et tous estiment que les divers points de vue apportés par des disciplines distinctes constituent des conditions indispensables de l’apprentissage. C’est pourquoi les histoires de vie sont systématiquement considérées : à cause de la nécessité de comprendre les visions de chacun et de faire avec. Il s’agit en somme de mettre en perspective les opinions, les théories et les faits, pour petit à petit construire un esprit critique.
Si les écoles populaires sont autonomes dans leur fonctionnement, elles le sont donc aussi dans leur pédagogie, refusant par exemple de s’en tenir à la seule histoire nationale officielle. Les professeurs l’enseignent, mais ils la complètent par l’histoire des mouvements, des luttes culturelles et politiques qui ont aussi participé à la construction sociale du pays. Les élèves découvrent ainsi les figures argentines illustres, mais aussi celles des cultures populaires : Guevara, Marx, Freire, Eva Perón, etc.
Comme ils l’ont écrit sur les murs, ces élèves font partie d’une histoire, et font l’histoire. Comprendre cela, sentir cela, c’est entrer dans un mode de présence au monde différent. Par la preuve quotidienne d’une appartenance à une culture, un groupe, une histoire, les jeunes quittent l’idée qu’ils n’ont pas de prise sur leur sort, qu’ils sont seuls responsables de leur situation. Ils apprennent à prendre en main leur vie au sein d’un collectif, et à saisir que leurs actes portent en eux un potentiel de transformation.
C’est tout l’enjeu pédagogique et politique des écoles populaires : faire en sorte que les classes populaires maîtrisent les mêmes outils que les classes dominantes, afin qu’elles fassent entendre leur voix, qu’elles s’organisent et qu’elles puissent agir sur leur condition. Cela passe forcément par une pédagogie – dite « de l’opprimé » – basée sur la confiance dans les capacités et les savoirs d’autrui. Paulo Freire, une des références fondamentales dans la culture populaire argentine, lie ainsi l’éducation populaire à la prise en compte des conditions socio-économiques d’existence. L’application de ses principes pédagogiques cherche à contrer ce qu’il appelle « l’éducation bancaire » de l’école 4 par l’éducation au politique. Objectif : aboutir à une démocratie radicale et intense. À la Maderera Cordoba, comme dans toutes les autres écoles populaires, on retrouve finalement en actes l’intuition freirienne : que « les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde ».
- Pédagogue brésilien et apôtre d’une alphabétisation militante, comme moyen de lutter contre l’oppression. ↩
- Le terme désigne les drapeaux rectangulaires aux sept couleurs utilisés par les ethnies des Andes. ↩
- Industrias Metalurgicas y Plasticas Argentina. ↩
- L’acte pédagogique pratiqué serait comme un dépôt d’une matière inerte et prédéfinie dans un contenant vide prêt à recevoir et à mémoriser. ↩