Mars 2020, les cas de Covid-19 se multiplient en France, et le décompte quotidien des contaminations et des morts est le principal mode d’existence de cette maladie dans le discours public. Mars 2022, aucun hommage public n’a été rendu, le décompte n’est plus relayé depuis longtemps et le covid est avant tout associé à des mesures restrictives, les morts faisant l’objet d’un silence assourdissant, y compris dans notre camp politique.
Issu du 8e numéro de Jef Klak, « Feu Follet », l’article suivant interpelle certaines positions problématiques utilisant la pandémie essentiellement pour critiquer sa gestion sécuritaire par les États et propose une autre façon de politiser ce qui nous percutait alors, à partir de la valeur des vies. En dépit des millions de malades du covid long et des séquelles qu’elle provoque, la maladie est aujourd’hui normalisée. Un an et demi après sa parution, nous republions ce texte dans une version légèrement remaniée, pour inviter à ne pas abandonner cette question de santé publique et à continuer à s’opposer à la hiérarchisation des vies.
Dé-compter
« C’est dingue quand on y songe: plonger le monde dans la plus grave récession depuis la seconde guerre mondiale pour une pandémie qui a tué pour l’instant moins de 100 000 personnes (sans parler de leur âge avancé) dans un monde de 7 milliards d’habitants. » écrit le journaliste Jean Quatremer le 9 avril 2020 sur Twitter.
Dès les premières mesures prises en 2020 pour freiner la circulation du coronavirus, des interrogations sur la dangerosité réelle de la maladie ont surgi. À ce moment-là, c’est principalement la condition physique des victimes et leur âge qui sont mis en avant pour minimiser la gravité de la pandémie. À l’été 2020, des rumeurs1 circulent largement faisant état de « faux certificats de décès dus au Covid » : des patient·es mort·es à l’hôpital d’autres pathologies seraient comptabilisé·es à tort dans les statistiques de la mortalité liée au Covid. Cette rumeur prend rapidement de l’ampleur et souffle une nouvelle question dans l’opinion publique : le nombre des mort·es du Covid ne serait-il pas artificiellement gonflé ?
Il y a cet ancien coloc, qui trouve qu’on en fait un peu trop. Ces morts n’étaient-ils pas mûrs pour la mort ?
La tendance consistant à minimiser le nombre de morts d’un événement est bien connue. Remettant en cause le compte des victimes des attentats du 11 septembre 2001, de l’accident de Tchernobyl, de la colonisation en Algérie, du génocide des Tutsi2, etc., elle s’emploie à effacer la trace des victimes et balayer leur mémoire. Dans le cadre de la pandémie, des chiffres désincarnés sont agités et triturés dans la bataille autour de la question de la gravité, réelle et supposée, de la pandémie. Les gouvernants ne sont pas en reste : brandissant les mort·es quand il le faut pour avancer leur politique répressive ou les escamotant pour préserver l’économie.
Aujourd’hui la voix à la radio qui compte les morts annonce qu’il y en a moins que la veille. Pourtant, les décès d’hier s’ajoutent à ceux d’aujourd’hui, et les deuils qui les accompagnent aussi.
Les médias auront beau « debunker » autant qu’ils voudront les rumeurs en prouvant que les morts sont bien réelles, la négation aura produit ses effets. L’énonciation, même démentie, que ces morts n’existent pas instille l’idée qu’elles ne compteraient pas. L’importance des vies perdues est niée, comme si leur valeur était trop minime pour qu’on soit tenu·es d’en prendre soin, ce qui parfois se transforme en insinuation : leur disparition serait une opportunité. Implicitement ou explicitement, les vieux, les vieilles, les obèses, les malades chroniques, etc. sont considéré·es comme des fardeaux pour lesquels la société paye déjà assez cher. Il s’agit de mettre en balance, par un calcul coût-bénéfice, ce que vaudraient ces mort·es et les contraintes liées aux précautions sanitaires. Si on considère que les décès liés au Covid suivent le cours « naturel » des choses, pourquoi faudrait-il rompre avec la vie « normale » ?
Un vieux philosophe bien en vue3 se dit prêt à sacrifier sa vie et sa retraite confortables pour que les « jeunes » puissent continuer la leur… Ça mange pas de pain.
Comme un disque rayé, la question des mesures de protection face au covid se formule dans ces termes : qui doit « faire les frais » de cette crise ? les enfants, les bien-portants qui a priori risquent le moins ? Sur quelle catégorie de la population doivent reposer les mesures destinées à ralentir la circulation du virus ? Questionner la qualité des mort·es aussi bien que leur quantité permet in fine de saper le principe de précaution4 collective et entretient l’idée qu’il serait possible, pour celles et ceux qui ne sont pas menacés en premier lieu, de vivre simplement sans tenir compte du virus, comme s’ils et elles ne jouaient aucun rôle dans le processus de contagion.
Le site internet RéinfoCovid critique ainsi la politique sanitaire française, mêlant pathos et démagogie pour s’incruster dans un maximum d’espaces et s’approprier pêle-mêle les préoccupations les plus diverses : méfiance envers la médecine et les laboratoires pharmaceutiques, désir de créer un monde « plus humain », tristesse de voir les enfants obligés de porter des masques, etc. Il s’indigne contre un État français présenté comme trop interventionniste face à la pandémie et refuse que des mesures « disproportionnées » visant à protéger une partie de la société, désignée comme « vulnérable », pèsent sur la population générale. Le gouvernement, quant à lui, s’accommode très bien de ces réactionnaires qui le renforcent dans son rôle de parent responsable et entretiennent l’illusion qu’il agit, quand il laisse en réalité depuis des mois filer les contaminations.
Un matin sur France Inter, un médecin explique qu’être en vie après 80 ans relève du « bonus5 ».
Que Jean Quatremer, journaliste, soutien d’Emmanuel Macron aux présidentielles de 2017, ou RéinfoCovid, dont les liens avec l’extrême-droite sont bien documentés6, tiennent des discours individualistes aux relents eugénistes ou que l’État protège les intérêts du capital aux dépens de la santé des personnes, n’a rien de surprenant, ni de bien nouveau. Il ne s’agit pas ici non plus de s’offusquer des idées nauséabondes de nos ennemis politiques. Ce qui nous paraît beaucoup plus préoccupant est l’audience que certaines de ces thèses ont obtenu jusque parmi celles et ceux que nous avons l’habitude de considérer comme appartenant à notre bord politique : communistes, anarchistes, techno-critiques, etc.
Pour une distanciation salutaire
À la faveur de la pandémie, la stratégie de récupération tous azimuts de l’extrême-droite a manifestement permis à ses idées de gagner du terrain dans des espaces et parmi des gens qui lui étaient jusqu’ici farouchement hostiles. La parution du livre Les Nouveaux Ordres7 est exemplaire de cette perméabilité aux thématiques et aux motifs réactionnaires. L’autrice et illustratrice, qui se dit féministe, y évoque entre autres choses un événement qu’elle a organisé : « Nique avec la police », qui se proposait de faire alliance avec les forces de l’ordre pour renverser la tyrannie sanitaire qui se serait abattue sur la société. Elle y assume le qualificatif de complotiste, de la même façon que certains auteurs « invisibles » se revendiquent du conspirationnisme8. Difficile d’ailleurs de ne pas voir dans le titre de l’ouvrage une référence (consciente ou inconsciente) à l’idée du « nouvel ordre mondial », fantasme d’un projet de domination globale orchestré par des groupes d’individus – au choix : Juifs et/ou pédo-satanistes et/ou Illuminati et/ou francs-maçons – conspirant dans l’ombre et imposant leur programme aux gouvernements complices. Déjouer les logiques simplistes et dangereuses de ces récits ne figure visiblement pas à l’ordre du jour de ces auteur·ices iconoclastes.
Des manifestant·es anti-pass collent des autocollants de La Rose Blanche, et assimilent ainsi leur combat à celui (autrement engagé) de Sophie Scholl, exécutée à 22 ans pour avoir résisté et appelé à la résistance contre les nazis.
L’usage folklorique des références à la Shoah et à la résistance au régime de Vichy constitue un des exemples les plus grossiers du confusionnisme à l’œuvre dans le moment présent. Les cortèges anti-pass sanitaire ont ainsi toléré que des manifestant⋅es arborent sans complexe des étoiles jaunes, comparant les non-vacciné·es aux Juif⋅ves persécuté⋅es sous le régime nazi. Les parallèles malsains créés par ces mises en scène dévoient le sens de luttes et de douleurs passées. Des gestes moins spectaculaires participent au même brouillage des lignes : par exemple ces vidéos qui ont circulé massivement pendant le confinement du printemps 2020, montrant des villes débarrassées des humains, où la nature reprend ses droits9. Ces images éblouissantes ont souvent été associées à l’idée néomalthusienne d’une population mondiale trop nombreuse, que l’épidémie viendrait providentiellement réduire pour rétablir l’équilibre – bon débarras ! Le récit produit est parfaitement compatible avec la poursuite des activités capitalistes, puisque seul l’excédent d’humains (c’est-à-dire « les autres ») y est mis en cause.
Louis Fouché, un des animateurs principaux du site Réinfo Covid, qui s’est illustré pour ses positions anti-IVG10, parle de cette crise comme d’un « bienfait » permettant d’« évacuer les scories » et de fonder enfin le monde que « nous voulons » – monde qui n’est bien sûr jamais précisément défini11. Version verdure et progrès : il s’agirait de laisser l’humanité se purger, laisser respirer les autres espèces et le biotope planétaire.
Les autocollants diffusés par le groupe usurpant le nom de la Rose Blanche12 posent quant à eux des questions au style potache et supposément décalé : « Elle se branche où la prise de conscience ? » ou véhiculent des messages creux et peu spécifiques comme « Votre obéissance prolonge ce cauchemar » ou « La dictature s’épanouit sur le terreau de l’ignorance » . Le canal Telegram qui diffuse ces visuels à télécharger puis imprimer chez soi pour « rejoindre le mouvement » se présente comme apolitique, mais dénonce la « plandémie », soit l’idée que la pandémie a été inventée ou initiée afin de tuer et asservir les masses. Ces sophismes leur permettent de surfer sur les angoisses intimes aussi bien que sur la nostalgie du « monde d’avant ». Leurs questionnements aboutissent systématiquement à la même conclusion : le coronavirus n’est rien, le complot est tout et face à la pandémie, il convient de surtout ne rien faire. Ils et elles omettent à dessein les conséquences mortifères que cette politique implique, notamment pour les immunodéprimé·es sur-représenté·es dans les services de réanimation13.
Dans une vidéo, Roxane Chafei, proche de Réinfocovid et fondatrice des Mamans Louves, un groupe opposé à la vaccination et au port du masque par les enfants, insiste sur l’apolitisme du mouvement qu’elle a lancé14: « Demain, les Mamans Louves [ML] défileront dans les manifestations partout en France contre ce pass vaccinal. Nous sommes bien entendu contre le pass […] et contre un monde de divisions, c’est pas ce qu’on veut pour nos enfants. En revanche, petite alerte pour toutes les ML. Dans certaines […] grandes villes […], il va y avoir des manifestations qui vont être connotées, […] organisées par des mouvements ou des partis politisés, donc : vigilance. Parce que la presse pourrait s’en donner à cœur joie comme vous le savez […] Chacun a le droit de faire ce qu’il veut en dehors du mouvement mais ce qui nous rassemble, c’est que nous n’avons pas d’appartenance politique. »
Derrière des banalités qui peuvent nous donner l’illusion de partager des bases communes, se cache un méli-mélo d’idées déshumanisant les malades et les faibles, qui s’apparentent au darwinisme social15. Au fond, qu’ils nient la réalité de la pandémie ou qu’ils la glorifient comme purification de l’humanité, ces mots d’ordre suggèrent que laisser circuler le virus serait la seule option valable. En éludant elles et eux aussi la question des victimes du Covid, les anti-pass de gauche disent en creux que les considérer n’est pas prioritaire – choix démagogique permettant de faire alliance avec les gens qui rejettent en bloc les précautions par eugénisme plus ou moins avoué.
Le message « Liberté = pouvoir d’agir sans contrainte » sur la pancarte d’un opposant au pass sanitaire constitue un exemple de ces slogans insipides qui – rallongés à toutes les sauces par les publicitaires de la politique comme de la grande distribution (de Mai 68 à nos jours) – laissent la porte ouverte à toutes les options idéologiques.
Cette propagande protéiforme a permis d’agréger un grand nombre de gens derrière la bannière floue de la « liberté », concept vendeur s’il en est, quoiqu’à bien y regarder il faille ici le comprendre dans son sens le plus limité : celui des libertés individuelles s’affrontant les unes aux autres, où l’intrusion de la collectivité est perçue comme une ingérence16. Il s’agit de revendiquer un droit unilatéral des individus à s’exposer à la contagion, mais aussi à faire prendre des risques à autrui. Une personne peut ainsi arbitrairement refuser de prendre des mesures pour ralentir la pandémie sans avoir ni à se confronter à la réalité vécue par les soignant·es, les personnes les plus à risque17, ou plus simplement aux statistiques de la mortalité, ni à en débattre le moins du monde.
En donnant plus d’écho à ce leitmotiv consensuel, les organisateur·ices des manifestations anti-pass sanitaire ou vaccinal éclipsent volontairement d’autres enjeux, plus directement politiques et moins récupérables, comme le refus de l’exploitation, des frontières nationales18 ou la nécessité de trouver des façons concrètes de se protéger collectivement face à la pandémie. Les cortèges laissent ainsi de la place à des fascistes notoires (membres et cadres du RN, des Patriotes, Génération Identitaire, Civitas, Ligue du Midi, etc.), des conspirationnistes, parfois Qanon19, dont les liens avec l’extrême-droite mondiale sont avérés, à côté de néo-hippies-malthusien·nes, dont la logique est celle de la compétition capitaliste : « que le meilleur (système immunitaire) gagne ! ».
« Un passeport, c’est pour aller dans d’autres pays, pas pour devenir prisonnier dans le mien » : slogan lu sur une pancarte pendant une manifestation anti-pass. De toute évidence, son auteur ne réalise pas que les passeports ne sont pas tous des sésames ouvrant les frontières, mais que tous, en revanche, sont des outils de contrôle au service des États.
Accepter la mort… de qui ?
Parmi les idées dans l’air du temps, le lieu commun selon lequel la maladie et la mort « font partie de la vie » occupe une place de choix. Cette affirmation avec laquelle on ne peut qu’être d’accord dans l’absolu est déconnectée des réalités concrètes qu’elle implique, aussi triviales que douloureuses : effets chroniques de la maladie, intubation de patient·es, deuils, exclusion de l’espace public des personnes immunodéprimées, etc. et fait abstraction des dynamiques sociales de l’épidémie. Celles et ceux qui l’énoncent semblent oublier que nous sommes tous et toutes touché·es différemment par le virus en fonction de la classe sociale à laquelle nous appartenons20 (comme le savent les travailleur·ses exposé·es sur les premières lignes). Ils et elles se concentrent sur des anecdotes (« je ne connais personne qui ait fini en « réa’ ») ou sur des statistiques qui consistent en une simple addition de morts apparemment toutes égales, qu’elles et ils estiment insignifiantes en soi, ou par rapport à celles d’autres épidémies, aux ravages d’autres maladies, cancers ou autres affections liées à la pollution, par exemple.
Selon notre âge, notre condition physique, notre poids, notre place dans la société, on n’a pas tous et toutes les mêmes chances de mourir demain, ni du Covid, ni de quoi que ce soit d’autre. Comme on ne court pas tous et toutes les mêmes risques de mourir en traversant la Méditerranée. L’épidémie a reproduit et exacerbé les inégalités déjà à l’œuvre. Partout dans le monde, ce sont les pauvres qui ont payé le plus lourd tribut. Immigré⋅es, précaires, personnes vivant dans des zones plus densément peuplées, moins bien dotées en termes de service public de santé, habitant parfois dans des conditions de promiscuité subies, exerçant des emplois non « télétravaillables », etc. ont été plus massivement contaminées et plus nombreuses à mourir21.
Tiens, d’ailleurs ! Que représentent les morts au large de la Libye au regard du nombre de personnes qui passent sans problème tous les jours par avion ? Proportionnellement pas grand-chose. L’angle statistique ne rend pas compte à lui seul des enjeux sociaux et politiques.
Affirmer, comme on l’entend parfois, que l’épidémie serait un mécanisme par lequel l’espèce humaine se régulerait (comme d’autres disent tranquillement : « Ce qu’il nous faut, c’est une bonne guerre ! ») permet d’écarter une question fondamentale : au nom de quoi et de qui meurent ces victimes d’une maladie infectieuse évitable ? Le problème n’est pas la mortelle condition humaine, mais qu’on sacrifie certain·es (précaires, improductif·ves, handicapé·es, immigré·es, vivant·es perçu·es comme périmé·es) pour préserver le confort des autres, les profits capitalistes et les intérêts économiques des États. Le coronavirus, comme les guerres impérialistes, favorise les dominant⋅es au détriment d’une frange de la population qui, elle, ne s’étale pas à longueur d’antenne. Alors la mort de qui s’agit-il d’apprendre à accepter ?
Si le but est d’arrêter la destruction de la planète, comme le suggère cette amie, elle se plante complètement. Pour atteindre cet objectif, il faudrait qu’un variant séditieux fasse un massacre chez les patron⋅nes du CAC40, lesquel⋅les, hélas, ne se sont jamais aussi bien porté⋅es qu’aujourd’hui.
On entend souvent que la pandémie de Covid-19 serait un événement mineur à l’échelle de l’humanité22. Ça nous fait une belle jambe ! Évaluer la gravité historique de l’épidémie, entrer dans le jeu qui consiste à mesurer les misères les unes par rapport aux autres, ne nous intéresse pas23. Faut-il vraiment rappeler que se préoccuper du coronavirus n’exclue pas de s’inquiéter de la pollution de l’air, des sols et de l’eau ? Pourquoi mettre en concurrence les mort⋅es si ce n’est pour les hiérarchiser ?
Ce que nous voulons dans ce texte et dans nos vies, c’est considérer politiquement les pertes humaines (passées et à venir), et nous positionner vis-à-vis d’elles ici et maintenant, dans notre façon d’interagir entre personnes vivantes devant le risque de se transmettre mutuellement une maladie infectieuse encore mal connue. La mortalité et les souffrances engendrées par la circulation effrénée du coronavirus ne relèvent pas plus de la catastrophe naturelle que le réchauffement climatique. Les États et autres instances décisionnaires à l’échelle de la planète choisissent de ne pas endiguer la crise écologique, tout en reconnaissant à peu près ses effets délétères24. De la même façon, une partie des décès survenus ou accélérés par le covid auraient pu être évités par des mesures sanitaires plus satisfaisantes : mesures à l’échelle des communautés (distributions gratuite de masques, vaccination, etc.), qui pourraient accompagner des politiques de santé publique (investissements dans les systèmes de ventilation dans les écoles et les universités, mise en place de bonnes conditions d’ isolement, diffusion d’une information cohérente sur les modes de contamination (par aérosolisation), levée des brevets et mise en place d’un système de dépistage efficace et anonymisé permettant de remonter la chaîne des contaminations. Contrairement à la caricature répandue, le confinement n’est pas la seule option.
Évidemment, comme le répètent les opposant·es de gauche aux mesures sanitaires, la crise prend une ampleur particulière du fait du mauvais état des hôpitaux, dont la casse a été initiée de longue date, ou de la civilisation industrielle (cause de maladies chroniques en pagaille qui sont autant de comorbidités). Mais contrairement à ce qu’ils et elles laissent entendre, toute tentative d’améliorer la situation en évitant des cas supplémentaires ne va pas à l’encontre des conquis sociaux et n’alimente pas mécaniquement la spirale des technologies de contrôle.
Autodéfense sanitaire
« De jour en jour, d’heure en heure, l’État, les autorités sanitaires et les médias entretiennent la terreur, répétant comme une litanie leurs chiffres hypnotiques, […]. Cette propagande massive et la peur qu’elle sème dans les rues nous empêche de penser25. » écrit Pierre Bourlier fin 2020. C’est aussi la thèse du sociologue au CNRS Laurent Mucchielli et des co-signataires de sa tribune de décembre 2021 : « Le premier socle permanent de cette propagande est la peur, qui permet de placer les sujets en état de suggestibilité ». Il existerait une pensée unique, qui produirait un récit unique de l’épidémie, fondé sur la peur. Pendant ce temps-là, les médecins médiatiques Gérald Kierzek et Martin Blachier sillonnaient plateaux télé et radio, l’un pour « couper court à une certaine angoisse » l’autre pour annoncer la fin de l’épidémie pour Noël 2021. On ne peut décidément plus rien dire !
À entendre certain·es commentateur·ices, celles et ceux qui portent le masque par exemple ne le feraient pas de leur propre initiative mais téléguidés par l’État, et perpétueraient ainsi l’« épidémie de terreur » diffusée dans les médias. Dans ces discours, la peur (de se transmettre une maladie, de tomber malade, de participer à la croissance de l’épidémie) est disqualifiée d’emblée, réduite à son statut d’obstacle à la pensée et à l’action rationnelle, elle n’est jamais salutaire, toujours manipulée. Le constat est biaisé : les médias ont souvent laissé s’exprimer les voix les plus rassurantes (en dépit de l’inexactitude répétée de leurs prédictions…) et les gouvernements ont toujours su profiter des moments d’accalmie pour verser dans un triomphalisme trompeur.
« Au sein même de nos familles politiques, si l’on a découvert des schismes nouveaux et désarçonnants, il faut d’abord l’imputer à nos façons viscérales de vivre et de gérer la peur en nous. » écrit Alain Damasio26, auteur spécialisé dans la psychologisation et la dépolitisation de nos antagonismes.
Les personnes qui brandissent comme un épouvantail cette « peur » paralysante de l’épidémie n’ouvrent paradoxalement aucune piste d’action pour faire face aux problèmes qu’elle pose (à part s’y résigner), aucune réflexion sur ses enjeux matériels. En prenant de la hauteur, elles invitent à des considérations dépassionnées mais soigneusement coupées des informations considérées comme anxiogènes. Le virus perd sa réalité tangible, devient une idée, un délire collectif, un prétexte.
« La population autour de nous n’est pas décimée même quand le coronavirus circule de manière importante. » écrit Mathieu Amiech en septembre 2021. « Tant que l’humanité n’est pas détruite, tu ne bougeras pas de ton fauteuil et tu continueras à faire tes comptes en rangeant bien le chiffrage des massacres dans l’ordre croissant ? » semble lui répondre Maria Desmers dans ces lignes écrites en mai 2020 : « […] Le plus terrible dans ce type de raisonnement, c’est qu’au fond, l’horizon de comparaison, c’est donc la pandémie totale, le pourcentage majoritaire, ou écrasant, le fantasme d’une destruction de l’humanité par rapport auquel les aléas de centaines de milliers de morts sont dérisoires. C’est un fantasme morbidement nihiliste, quasi exterminophile.»
Ces discours font l’impasse sur la distinction entre les mesures étatiques et la façon (nécessairement plurielle) dont elles sont appropriées dans la population. Ils laissent entendre qu’il n’y aurait rien à faire face à l’épidémie, sous peine de tomber dans le piège tendu par les États et les laboratoires pharmaceutiques. Et qu’il n’y a rien de mieux à espérer qu’un retour au monde d’avant. Mais face aux contraintes, des marges de manœuvres existent, qui peuvent être encore étendues et doivent être investies. Pourquoi ne pas le reconnaître si ce n’est pour les réduire encore ? À quelles fins nous enfermer dans une fausse alternative entre accepter aveuglément toutes les mesures gouvernementales ou tous les risques de contamination sous prétexte de « résister » ?
Tel oncle s’est découvert une âme de rebelle et refuse de mettre son masque dans la rue, plutôt grisé par cette légitime transgression. #macronmaradicalisé
Face à la communication gouvernementale, face à la répression, certains gestes de précaution peuvent relever de la soumission ou de l’obéissance, mais d’autres sont largement adoptés car reconnus comme utiles pour les un⋅es et les autres, covid ou pas. Ces deux dernières années, des initiatives indépendantes, points de pivot essentiels pour reprendre pied face à la pandémie, ont vu le jour – la fabrication de masques artisanaux par des particulières au début de l’épidémie par exemple, les détecteurs de CO2 dont se sont dotés certain·es profs pour leurs classes, les constructions de systèmes de filtration d’air… Des lieux gérés collectivement comme La Parole errante ou Le Silure ont participé à l’effort de transmission des savoirs scientifiques produits sur l’épidémie.
Sur le site Lundi matin, une femme crie sa détresse après s’être fait vacciner : « Je suis une femme libre et c’est la première fois de ma vie que je suis contrainte, que je dois faire ce que je ne veux pas, que je me plie, que je trahis une partie de ce que je suis27. » On peut en conclure qu’elle a soit eu beaucoup de chance, soit qu’elle était jusqu’à présent d’accord avec beaucoup de choses et ne s’est pas posé beaucoup de questions.
Tandis que les États cherchent à contrôler leur population (ça alors!), c’est à nous, révolutionnaires, qu’il revient de réfléchir à ce que nous sommes capables de construire de façon autonome entre gens qui désirons continuer à cultiver des contacts entre nous face à la pandémie. Il ne s’agit pas de refuser la vie sociale, mais de l’organiser en prenant en compte le risque collectivement afin de limiter les possibilités de propagation du virus dans l’ensemble de la société et pas juste pour protéger les « plus faibles » identifiés. Porter le masque en intérieur, se faire vacciner, etc. ne sont pas que des contraintes, mais des moyens de faire face à la pandémie ensemble, en s’appuyant sur les connaissances (évolutives) construites scientifiquement. Il n’y a pas une catégorie d’« autres/fragiles » reconnaissables, qui vivraient entre elles et eux dans une bulle coupée du reste du monde. Il est ségrégationniste de l’imaginer, et de souhaiter qu’ils et elles y restent. Le phénomène de la contagion rend tangible les liens que chacun·e entretient avec le reste de la société : nous appartenons tous et toutes à ce monde où plusieurs virus font des ravages.
« Notre mode de vie n’est pas négociable » semblent affirmer ces personnes, bien installées loin du périph’, qui refusent qu’une vulgaire épidémie vienne troubler leur rêve, en s’imposant avec son lot de désagréments communs. Leur détachement parvient même à susciter la fascination et l’envie : « Là-bas, les parents d’élèves ont mené une lutte très chouette pour que les enfants ne soient pas obligés de porter le masque à l’école. » L’histoire ne dit pas si les enfants ont obtenu des frites à tous les repas.
La réduction des risques dessine une perspective collectivement désirable, en plus d’être efficace28. La contagion n’est pas inexorable, essayons d’améliorer nos réflexes de protection au-delà des cercles affinitaires, à partir de notre camp, imaginons des solutions compatibles avec nos besoins et nos pratiques, pour briser les chaînes de transmission du virus et aller de l’avant. Seule la construction d’une autodéfense sanitaire permettra de se projeter à long terme, partout : dans nos lieux, nos événements, nos luttes à venir. C’est aussi l’occasion de se remettre au clair sur les valeurs qui nous unissent, pour ne plus oublier la solidarité et l’inclusivité. La maladie et les précautions ne sont pas une affaire individuelle. Ce que nous désirons, c’est un monde habitable par tous et toutes, quelles que soient les performances de son système immunitaire – lesquelles dépendent en grande partie de rapports de force déterminés par le système capitaliste, puisque la santé « individuelle » dépend largement des conditions sociales, de travail, de logement, de l’alimentation à laquelle on a accès, etc. Plutôt que de nous enfoncer dans le déni des morts de la pandémie et dissimuler notre lassitude des mesures de prévention sous des arguments anesthésiants, prenons le surgissement de l’épidémie comme une réalité à laquelle faire face ensemble. Ouvrons des perspectives à une société désirable, pas aux épidémies !
- Donald Trump par exemple a propagé une thèse qui affirmait que le Covid-19 n’était vraiment responsable que de 6% des décès qui lui étaient attribués. ↩
- Voir l’article « Les négationnistes poursuivent l’œuvre des génocidaires. Luttes mémorielles juives et tutsies. Entretien avec Jessica Gérondal Mwiza et Jonas Pardo », dans le numéro « Feu Follet » de la revue Jef Klak. ↩
- Voir la tribune d’André Comte-Sponville « Ne tombons pas dans le sanitairement correct » du 16 avril 2020 dans Le Point, et la réponse que lui adresse Jean-Pierre Dupuy, initialement parue dans AOC « Le virus du sophisme », du 4 juin 2020. ↩
- En situation d’incertitude, le principe de précaution consiste à prendre des mesures pour prévenir de dangers potentiels sur l’environnement ou la santé. ↩
- Cette déclaration d’un chef de service de l’Hôpital Bichat a été commentée par Pascal Maillard dans un billet de blog intitulé « La valeur d’une vie » du 26 janvier 2021. Voir aussi le texte de Sylvie Tissot intitulé « Eugénisme progressiste », du 4 février 2021. ↩
- Voir l’enquête publiée le 7 septembre 2021 sur le site antifasciste qui décrit les réseaux antisémites et anti-IVG dans lesquels s’inscrivent les animateur⋅ices du site Réinfocovid ; les enquêtes de Ricardo Parreira sur les opposant·es aux mesures sanitaires ; le compte Twitter @antifouchiste qui mène une veille sur le covidonégationniste. ↩
- Le-Monte-en-l’air, 2021. ↩
- Anonyme, Manifeste conspirationniste, Le Seuil, 2022. ↩
- « Ecofascisme : la rhétorique du virus (théorie et analyse) », 5 novembre 2020, disponible sur ↩
- Voir l’article de La Horde déjà cité. ↩
- Intervention du 9 août 2021 aux Ateliers de la Côte en Suisse. ↩
- Voir les enquêtes de Ricardo Parreira déjà citées, sur le site de La Mule du pape. ↩
- Les immunodéprimé·es, environ 300 000 personnes en France représentent jusqu’à 30% des personnes hospitalisées dans les services de réanimation. Ils et elles sont également les plus à risque puisque dans cette population, le taux de mortalité du Covid atteint 20%. ↩
- Voir l’article « Mamans louves : les dissimulations d’un mouvement complotiste » sur le site de RFI, paru le 19/11/2021. ↩
- C’est le propos de l’article : « Personne ne doit être oublié ni mis de côté » publié le 23 décembre 2021 sur paris-luttes.info. ↩
- Comme le dit l’article d’Antithesi/Cognord,« La réalité du déni et le déni de la réalité », septembre 2021 (disponible en ligne). L’édito de Nunatak, no7, octobre 2021, ) met lui aussi en avant la dimension individualiste du mouvement anti-pass tel qu’il s’est développé en France à l’occasion des « manifestations du samedi » de 2021. ↩
- Voir Mia Mingus, « Nos morts ne vous sont pas dues », traduction parue sur le site jefklak.org, le 3 février 2022. ↩
- Les camps de migrant·es sont des foyers de contamination, comme le sont aussi certains squats d’hébergement où s’entassent les mal-logé·es, les centres de rétention et les prisons. ↩
- Qanon est le nom d’une croyance, et du mouvement qui s’en inspire, selon laquelle des forces occultes de l’« État profond » trafiquent des enfants dans les sous-sols et manigancent une « grande réinitialisation » à des fins de contrôle des populations. Les liens entre les personnes qui se revendiquent de Qanon et l’extrême-droite sont étroits et nombreux. ↩
- Le texte « Covid-19, libertés individuelles et corps social » paru le 20 septembre 2021 sur le site numerozero.info,invite à abandonner la focalisation sur les individus pour comprendre la manière dont la société est affectée dans son ensemble par la pandémie. ↩
- Un exemple parmi des milliers de ce phénomène : l’histoire du lycée Delacroix à Drancy en Seine-Saint-Denis, où une vingtaine d’élèves avaient perdu un parent des suites du covid en mars 2021 et où les professeurs ont exercé leur droit de retrait. Voir l’article sur le site de France 24, « Covid-19 : en Seine-Saint-Denis, “les écoles restent ouvertes à tout prix, même sans professeurs” » , du 31 mars 2021. ↩
- Voir par exemple Matthieu Amiech, « Ceci n’est pas une crise sanitaire », éditions La Lenteur, 15 septembre 2021. ↩
- Maria Desmers, « Dénégation et radicalité, ou quand le Chat Botté réduit l’ogre en souris… », Ravage Editions, mai 2020. ↩
- Il se trouve par ailleurs que le covido-négationnisme entretient des liens avec les lobbyistes climato-sceptiques, comme le montre l’article de Cabrioles, « Face à la pandémie, le camp des luttes doit sortir du déni », publié sur , le 27 janvier 2022. ↩
- Pierre Bourlier, Souriez vous êtes soignés, Editions La Lenteur, 10 décembre 2020. ↩
- « Immunité partout, humanité, nulle part », Le Crieur, n°20, mars 2022, p. 22 ↩
- « Dimanche 9 janvier 2022 à 10 h 30, je me suis fait vacciner et je pleure », 10 janvier 2022. . ↩
- Voir « Réduction des risques en période de Covid » sur le site lenumerozero.info, paru le 9 septembre 2020, une discussion entre les membres de deux associations autour des politiques de santé publique et de la santé communautaire. ↩