« Dis donc…
– Quoi ?
– Tu n’sens pas le brûlé ? »
Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, « C’est normal ! », 1973
« Terre de feu » est disponible en librairie !
Accompagné de son fidèle disque de création sonore inédit !
ÉDITO
Il y a dix ans, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes, s’immolait par le feu face au siège du gouvernorat de Sidi Bouzid en Tunisie, à la suite de la confiscation par la police de sa marchandise, de sa charrette et de sa balance. On se souvient des manifestations et des révoltes qui suivirent, et s’étendirent bientôt à tout le pays, puis aux pays voisins : la chute du président tunisien Ben Ali, les occupations de places en Égypte, au Bahreïn, au Yémen, l’insurrection en Libye et l’intervention militaire occidentale, le mouvement révolutionnaire syrien et la guerre qui suivit. Et puis, les occupations de places en Espagne, aux États-Unis, en Turquie, les Nuits debout en France contre la loi Travail.
Le geste de Bouazizi n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il vient à la suite des mobilisations, dès 2005, de paysan·nes spolié·es dans la région de Sidi Bouzid et des révoltes de mineurs de Gafsa, durement réprimées en 2008. À l’écoute de ce qui pourrait lancer un mouvement d’ampleur, des syndicalistes de Sidi Bouzid ont romancé l’événement pour en faire le déclencheur qui pourrait emporter avec lui toutes les luttes en cours et se faire l’écho du quotidien d’une majorité des Tunisien·nes, précarisé·es et étouffé·es par plus de soixante ans d’un régime autoritaire et corrompu.
Il y a l’insurrection, l’explosion fantastique, l’éruption du volcan : l’événement. Et puis il y a tout ce qui l’entoure, tout ce qui précède et qui suit, qu’on pourrait ne pas voir, aveuglé·es par son incandescence. C’est ce sur quoi « Terre de feu » s’attarde : la tectonique des plaques, les longues réunions préparatoires, les pollutions insidieuses, les agents dormants, les colères accumulées, les douleurs enfouies, les répercussions intimes, l’épaisseur granuleuse du temps.
Un bouton éclot sur notre front ; il est peut-être le signe d’angoisses tues, ou bien est-ce l’eau qui est trop calcaire ? Sous nos pieds une secousse ; un mouvement géologique millénaire approche de la surface. Une employée de France Télécom se suicide ; un système managérial élaboré sur des décennies l’a travaillée au corps pendant des mois. Le récit d’un viol point après des années de silence ; ce sont mille autres récits de mille autres femmes de par le monde qui lui ont donné la force d’émerger.
Cette focale large, cette envie d’aller fureter derrière le décor, en prenant son temps, est, quand on y pense, une bonne manière de définir le projet esthétique et politique de Jef Klak. On a beau dire que la comptine des Trois Petits Chats qui guide nos thèmes nous pousse à aller voir ailleurs si on y est, on se débrouille quand même pour retomber sur nos pattes.
S’il se donne pour principe de faire un pas de côté vis-à-vis de l’actualité, pour autant le collectif n’échappe pas au temps commun qui nous rattrape là où on ne l’attend pas. Parfois c’est un mouvement social qui le traverse et met en suspens ou déplace l’activité éditoriale. Aujourd’hui c’est une catastrophe qui gronde tout autour de nous.
La pandémie de Covid-19 et sa gestion sécuritaire par les pouvoirs en place en sont les manifestations les plus évidentes. Mais elles interviennent alors que le terrain est miné : crise écologique, démantèlement du service public, violences policières, précarité massive, offensive antiféministe, autoritarisme décomplexé, réaffirmation du racisme d’État. Si bien que la maladie joue aujourd’hui le rôle de catalyseur du déjà-là.
Quand le premier confinement a été annoncé, nous avons décidé de refuser le business as usual. Non, nous ne tiendrions pas les délais comme si de rien n’était. Notre numéro « Terre de feu » ne sortirait pas en septembre 2020. Pas envie de faire un bouclage chacun·e chez soi, et d’acter un peu plus une dématérialisation du travail collectif qu’entraînait déjà notre éclatement géographique. Pas envie non plus de faire comme si cet événement ne nous atteignait pas, comme si l’on pouvait penser à autre chose. Alors, certaine·s, plutôt que de travailler au numéro à venir, se sont consacré·es à des publications sur le site internet, à propos des grèves de loyer pendant le confinement notamment.
La pandémie de Covid-19 nous rappelle qu’une catastrophe n’est pas un événement instantané. Comme ces coulées de lave lentes qui mettent des années à détruire irrémédiablement un village, elle s’annonce, s’approche au ralenti, nous encercle et puis, elle est là, elle se répand, elle s’étale, elle dure et nous recouvre comme une poisse quotidienne.
Comme tout le monde, on apprend à vivre sur le volcan. En ce qui nous concerne, nous avons fabriqué un numéro dans des conditions de confinement relatif et de dématérialisation totale. À l’instar des autres télétravailleur·ses du monde, nous faisons l’expérience maltraitante du travail collectif médié par des machines plus ou moins fonctionnelles. Mais le numéro a avancé cahin-caha, le collectif tient, bon gré mal gré, et l’on peut essayer de s’y rattacher.
Jef Klak est une bouée au milieu d’une mer de lave.
SOMMAIRE
12
Souffler sur un feu
Jack London ravive les braises de l’inspiration
Par Samuel Poisson-Quinton
16
« Il faut que je gratte pour que ça apparaisse. »
Les maladies cutanées racontées par leurs hôtes
Par Émilie Mousset
26
Comme un monument aux morts
Hommage aux copains touchés par l’amiante
Par Jean-Pierre Levaray
30
Une bombe judiciaire à retardement
Infortunes d’un manifestant face à une répression qui prend son temps
Par Romain André
34
Sur les cornes d’un taureau
Ce qui tremble sous Mayotte
Par Axel Lebruman
40
« Mes nerfs se transforment en fils électriques. »
Paroles de personnes électrosensibles
Par Florian Chavarot
46
Finir sous le carreau
StocaMine : histoire d’une poubelle industrielle
Par Léo Henry
54
Absences
Filmer la menace radioactive enfouie
Par le collectif Ensemble vide
58
Les couverts
Dimanches en famille
Par Xavier Bonnefond
64
Tous les dépressifs s’appellent Antoine
Les drôles de comédies de Pierre Salvadori
Par Romain André
71
L’humus et le béton
Ruines inversées de la forêt de Romainville
À partir d’une proposition de Julie Rochereau
74
La vie ordinaire des managers
Se rendre disponible aux entreprises inhumaines ?
Par Lise Gaignard
80
Quinze minutes chrono
Constructions Pailleron, le choix des écoles inflammables
Par Alexane Brochard
94
« Nos paysages sont de plus en plus inflammables. »
Mégafeux et politiques environnementales. Entretien avec Joëlle Zask
Propos recueillis par Némo Camus
100
Après le feu
Enquête sur les terres brûlées de Californie
Par Élise Boutié
108
« Je reproduis une éruption avec de l’eau. »
Magma, panaches et modèles numériques. Entretien avec trois volcanologues
Propos recueillis par Unai Aranceta et Elvina Le Poul
122
« La déloyauté nécessite de l’imagination. »
Résurgences, Chthulucène et magie. Entretien avec Isabelle Stengers
Propos recueillis par Elvina Le Poul et Bruno Thomé
135
Zora Neale Hurston reine des niggerati
De la Renaissance de Harlem à l’anthropologie de la Floride
Par Bruno Thomé
137
Frappée de couleur
Pièce en quatre scènes
Par Zora Neale Hurston
Traduit du black american english par Étienne Dobenesque
146
Note sur la traduction
Par Étienne Dobenesque
148
Mille et une raisons de cramer les CRA
Coups de fil aux détenus de Vincennes
Extraits de Feu au centre de rétention
Encadré par Louise Tassin
159
Le fond de la terre est rouge
La grande grève des mineurs de Decazeville
Par Céline Picard
162
Caligula et Mussolini sont dans un bateau…
Archéologie, cinéma et politiques impériales
Par Elvina Le Poul
170
La véritable histoire de l’incendiaire du Reichstag
Complots stalino-nazis contre un chômeur
Par Yves Pagès
180-181
Chaux bouillante
Tutoriel non mixte
Imprimerie & Éditions Z.Y.X
182
(Dé)construire un feu
Discussions sur le grill
Par Judith Azoulay
188
Brûler du papier plutôt que des enfants
Poème
Par Adrienne Rich
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lénaïg Cariou et Camille Blanc, du collectif Connexion limitée.
190
Celsius 233
Une histoire incendiaire des autodafés de papier
Bande dessinée écrite par Bruno Thomé et illustrée par Jules Philippe
202
Livres en feu et troubles de mémoire
Godwin contre Socrate
Par Thibaut Willems
210
San Francisco 2048 : la piste de danse des monstres
Quelques pages des Cinq Choses sacrées, roman de Starhawk inédit en français
Par Starhawk
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Julie Catroux, Elvina Le Poul, Sofia Meister, J. P. et Aude Rabillon
220-221
Les p’tites annonces de Jef