« Un spectre hante le monde »
Karl Engels & Friedrich Marx
« Feu follet » est disponible en librairie !
Accompagné de son fidèle disque de création sonore inédit !
ÉDITO
Un soir de fête à Klak à la Parole errante, Jef a vu une lumière violette se promener dans la Maison des Écritures et des Revues… Elle s’est dit que c’était sans doute le fantôme d’Armand Gatti, même si d’après sa mère, c’est péché de penser que les fantômes puissent exister. Quand le frère de Jef est mort, sa copine a lu des récits de gens visités par les mort·es. Elle se réveillait souvent la nuit très énervée que son beau-frère ne revienne pas la voir.
Quand Tatie Klak est morte du covid, il n’y a pas eu d’enterrement, seulement une messe par Zoom. Son mari a gardé l’urne avec les cendres et ne veut pas que les gens viennent se recueillir chez lui.
Une amie de Jef a divorcé de son mari… après sa mort.
Un jour à l’adolescence, alors qu’il fouillait la maison familiale en quête de larcins, Jef est tombé sur des lettres qui évoquaient un frère, mort en bas âge. Il est allé au cimetière voir sa tombe : elle était assez dégradée, mais il restait un bel arbre planté lors de l’enterrement. Maman Klak, elle, a hérité du prénom d’un grand frère mort-né.
L’été dernier, lors de retrouvailles familiales, une cousine a passé un enregistrement pris pendant le mariage de son père il y a de nombreuses années. C’était plein de gaîté et de chansons, et tout le monde s’est mis à chanter avec la voix de celles et ceux qui n’étaient plus là.
En aidant Jef à déménager, un ami a cassé une de ses enceintes. Cet ami est mort en Irak et Jef n’a pas eu le cœur de faire réparer l’enceinte, alors depuis, il fait du son en mono. Jef a récupéré les fringues de sport que son père décédé avait acheté pour avoir l’air jeune. Il pense à lui à chaque fois qu’il les porte pour jouer au basket.
Au moment de la mise en terre de la nièce de Jef, les poignées du cercueil écartées par les cordes ont bloqué son passage. Le temps qu’on réussisse à le faire descendre, il a fallu relancer plusieurs fois le thème de Harry Potter. Elle a eu l’impression que sa nièce faisait encore une blague : « Ha ! vous ne m’enterrerez pas aussi facilement. » Lors de la cérémonie funéraire de son beau-père, Jef était en charge de lancer au bon moment les musiques et les vidéos choisies par la famille. À la fin, le maître de cérémonie l’a félicité comme un confrère : « Le Canon de Pachelbel pour le départ du cercueil, excellent choix ! » Jef fréquente beaucoup de vieux communistes : elle n’en peut plus d’entendre Camarade de Jean Ferrat à chaque enterrement.
Jef a un ami qui a arrêté de lire Le Seigneur des anneaux pour protester contre la mort de Gandalf.
Un jour, on a trouvé un gisement quelconque sous la maison de papi Klak, à la suite de quoi il a été exproprié sans dédommagement. Comme il a foutu le bordel à la préfecture pour protester, il a été interné en hôpital psychiatrique et on a annoncé à la grand-mère et aux enfants qu’il était mort. Sauf que parfois, il revenait les voir.
La mère de Jef a fait le constat de décès d’une vieille dame. Une fois à la morgue, celle-ci s’est réveillée.
La plus grande peur de Jef par rapport à sa propre mort concerne ses journaux intimes, qui ne mentionnent jamais sa fille, comme si celle-ci n’avait jamais existé. Si un jour elle les lit, ça risque d’être dur… Jef préfère cramer à haute température plutôt que de se retrouver enfermé dans un cercueil, même si on lui mettait une sonnette, au cas où.
Après les feux qui couvent, Jef Klak s’est retrouvé nez à nez avec les feux follets, ces petites flammes froides qui apparaissent à proximité d’organismes en décomposition dans les vieux cimetières ou les marais. Sans mentir, l’une d’entre nous en a déjà vu un. Il s’échappait de la tombe de son arrière-grand-mère au fond du jardin – ses aïeux·les étaient protestant·es. Cette apparition était-elle un signe ? En tout cas, la grand-mère se réjouissait à chaque fois que sa mère venait la visiter à l’improviste.
Rassurantes, inquiétantes ou imperceptibles, ces flammes fugitives nous ont ouvert une voie : nous allions explorer la toile des relations qui se tissent entre les mort·es et les vivant·es.
Ces relations sont souvent affectées par le traitement public des mort·es. Alors que le réchauffement climatique suit son cours avec la promesse de disparition d’espèces entières, que la catastrophe du covid brise encore des vies en silence, que les violences d’État continuent de tuer impunément, que l’invasion russe réactive la guerre en Ukraine, l’énormité des chiffres et les subtilités statistiques mettent les morts à distance et rendent parfois difficile d’appréhender ce qui est vraiment perdu. « Feu follet » se situe ainsi au croisement entre les plis intérieurs du deuil et l’espace collectif où ces douleurs font effraction.
D’autant que la violence et l’injustice ne s’arrêtent pas quand cesse la vie. Nous sommes lié·es à des mort·es parfois discret·es et oublié·es, parfois maltraité·es, instrumentalisé·es ou nié·es, et certaines vies sont jugées peu dignes d’être pleurées.
Face aux divers usages dont iels sont l’objet, nous n’envisageons pas toujours que les défunt·es puissent avoir leur mot à dire ou opposer une résistance. Pourtant, les mort·es se faufilent dans nos gestes, individuels ou collectifs, dans les rituels qui nous lient à l’au-delà – quoi que cela veuille dire pour chacun·e.
« Feu follet » est ainsi hanté par le XIXe siècle occidental, dont les avancées technologiques (telles que la photographie et le télégraphe) ont souvent été une occasion de se mettre à l’écoute de signes spectraux d’un nouveau type, dans l’espoir de communiquer avec les mort·es.
Tout comme les spectres – ni absents ni tout à fait là, toujours à venir ou à revenir –, les « disparu·es » n’en finissent pas de réapparaitre, celles et ceux qui « nous ont quitté·es » rechignent parfois à vraiment partir. « Feu follet » est ainsi traversé par le besoin incessant de ne pas jeter les fantômes dans le néant, soucieux, comme Chris Marker le formulait, de « s’opposer au travail des pouvoirs qui nous veulent sans mémoire ». L’exigence d’une politique mémorielle ne se limite pas au souvenir, elle est affaire de traces à collecter et à suivre, de présences à inviter et à choyer. La nuit tombe, la veillée débute.
SOMMAIRE
Le comité s’est prononcé
Par Andrea Cohen
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Chouraqui
« J’avais trouvé la bonne chanson. »
Extrapolations de mort·es en sursis
Propos recueillis par Xavier Bonnefond
Réitérer des rites erratiques
Expérimentations en partage
Par Ana Marie
« La mort n’a pas cessé de nous faire rire. »
Offrandes et calaveras. Rencontre avec Raúl Velasco
Propos recueillis par Céline Picard
« À même la terre, à côté des rosiers »
Entretien sur les finalités funéraires
Propos recueillis par Céline Picard
Capital-deuil
Flairer la bonne idée
Par Laurane Travagli-Chanal
Chrysanthèmes et fumigènes
Quand les cortèges funéraires bifurquent
Par Marion Boulestreau
Autres mémoires d’un autre désir
Hériter des archives du mouvement homosexuel
Par Mathias Quéré
Des images empoisonnées
Marché des archives coloniales et justice réparatrice
Par le collectif Cases Rebelles
Les squelettes exhibitionnistes
Lombroso et Bertillon, ou l’art de découper son prochain
Par Lise Gaignard
Ci-gît Victor Noir (1848-1870)
Autonécrographie d’un sex-symbol
Cadavre exquissé par Bruno Thomé et Jules Philippe
« Le fantôme, c’est le bug. »
Machines parlantes et nécrophones. Entretien avec Philippe Baudouin
Propos recueillis par Némo Camus et Benoît Déchaut
Mort·es debout !
Ghost tract
Par Fantômes et Esprits Unifiés (FEU)
Le poltergeist de Battersea
Topologie du fantôme
Par Grégory Delaplace
Ma mère… est un gang terroriste
De l’hospitalité en temps de guerre
Par Mustafa Taj Aldeen Almosa
Traduit de l’arabe (Syrie) par Florian Targa
« J’ai tenté d’hériter de cette énigme. »
Tact ontologique et soin interspécifique. Entretien avec Vinciane Despret
Propos recueillis par Xavier Bonnefond et Elvina Le Poul
Discours de l’homme rouge
Extrait d’un poème de Mahmoud Darwich
Traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar
Les fantômes de l’évolution
Serpents et couleuvres, avocats et paresseux, abeilles et orchidées
Par Jef Klak
Atome
Histoire de jumeaux quantiques
Extraits de « La Lalla ». Entretien avec Lalla Kowska Regnier
Vieille carne
Marguerite, les X-Men et moi
Par Hélène Pujol
Le charnier d’Omarska
La mémoire enfouie du génocide bosniaque
Par Jef Klak
« Les négationnistes poursuivent l’œuvre des génocidaires. »
Luttes mémorielles juives et rwandaises. Entretien avec Jessica Gérondal Mwiza et Jonas Pardo
Propos recueillis par Judith Chouraqui et Elvina Le Poul
Vivre avec = laisser mourir
Covid : une épidémie de morts évitables
Par Rien n’est fini
Conditions du partage des larmes
Extrait de Ce qui fait une vie
Par Judith Pamela Butler
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Joëlle Marelli
Bolsonaro génocidaire
La pandémie à Manaus, une opportunité nécropolitique
Par Némo Camus et Nathalia Kloos
Le massacre du Zong
Faire revenir les noyé·es de la déportation transatlantique
Par Marlene NourbeSe Philip
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Karas-Delcourt
Welcome to Drexciya
Archéologie de l’Atlantide noire
Par Bruno Thomé
The Deep
Lyrics des abysses
Paroles afrofuturistes de clipping. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Unai Aranceta
Spectres de Mark
Anthologie hantologique de Mark Fisher
Présentée par Enzo Laurenti et Bruno Thomé. Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Julien Guazzini
Clap along if you feel
Road-trip seinomarin
Par Noémi Lefebvre
Dilue
Bande dessinée endeuillée
Par Nijelle B.
Pas de corps, pas de mort
Paris-Téhéran. Deuil, exil et bureaucratie
Par Tara Mousavier
Je suis une usine à petits fantômes
Affaire de machine inféconde
Par Alexane Brochard
La bande à Mémé
Enregistrer pour tromper la mort
Par Émilie Mousset
Oumer-sur-Mort
La langue gelée
Par Polina Panassenko
Télécommuniquer avec les mortes
Archéologie des media hantés avec Yves Citton et Jeffrey Sconce
Par Romain André