Lamine Dieng, Babacar Gueye, Adama Traoré… La liste est longue des personnes racisées tuées par la police en France. Impunité des forces de l’ordre, contrôles au faciès, insultes répétées, omerta au sein des services de police… Les pléthoriques injustices à l’œuvre dans le « maintien de l’ordre » sont avérées par de nombreuses études. Maintenir un ordre social injuste, telle est la doctrine de la police ; et partout l’on supprime des postes (dans la santé, l’éducation, le travail social), pendant que les moyens alloués au ministère de l’Intérieur ne font qu’augmenter. La logique est claire dans l’histoire néolibérale des quarante dernières années : transférer les budgets pour la prévention et l’émancipation dans les secteurs de la répression et de l’enfermement. C’est contre ce choix de société que nombre de citoyen·nes des États-Unis se battent en faveur d’une abolition de la police. Et c’est pour un autre modèle social qu’est né le mouvement « Defund the police » (« Couper les vivres à la police ») à la suite du crime policier qui a tué Georges Floyd en mai 2020. L’allocution du sociologue d’Alex S. Vitale (auteur de The End of Policing, Verso, 2017) traduite ici rappelle ce travail de base des militant·es abolitionnistes pour changer de modèle. Plutôt que budgétiser une police contre la population et d’essayer de rendre sympathique celles et ceux qui sont payé·es pour terroriser, nous devrions refuser la légitimité de leur fonction et rediriger l’argent public dans des missions sociales : le logement, le soin, l’entraide. Jef Klak a décidé d’accompagner ce texte de la traduction d’un tableau réalisé par le groupe Critical Resistance pour détailler les mesures qui ne font qu’élargir les pouvoirs de la police sous couvert de réformes humanistes, au lieu de repenser en profondeur une organisation sociale au service des plus riches et du racisme systémique.
Les problèmes de la police viennent du trop-de-police 1
Discours à propos du mouvement Defund the police
Par Alex S. Vitale
Texte original : « We must defund the police now », Jacobin, 6 juin 2020.
Traduit de l’anglais (É-U) par Ferdinand Cazalis
Après les meurtres de Mike Brown, Eric Garner, Tamir Rice et bien d’autres par des policiers, l’administration Obama, les maires et les commissaires de police nous avaient assuré en chœur : « Ne vous inquiétez pas, nous voyons bien qu’il y a un problème, mais nous allons y remédier. On a prévu un ensemble de réformes qui vont arranger tout cela. On va lancer des formations pour les policier⋅es au sujet des préjugés raciaux, sur le désamorçage de la violence, sur les problèmes rencontrés face à des personnes atteintes de troubles mentaux. On va mener des séries de rencontres entre la population et la police dans les quartiers, au cours desquelles nous parlerons de racisme, nous nous excuserons pour les erreurs du passé, et un jour, peut-être pourrons-nous poser un genou à terre ensemble. »
« Nous allons équiper tous nos agents de caméras-piétons ; nous allons créer des systèmes d’alerte pour dépister très tôt les brebis galeuses au sein de nos services afin de pouvoir les éliminer. La population reprendra confiance en la police, et nos policier⋅es pourront reprendre l’important travail qu’iels ont à mener. »
C’est presque mot pour mot ce que Barack Obama a redit cette semaine dans une réunion virtuelle publique : nous devons nous réatteler à ces réformes, proposées il y a cinq ans, car elles n’ont pas été assez appliquées. On doit réinjecter de l’argent dans la police ; il faut plus de rencontres entre la police et les citoyen·nes, et tout cela devrait régler les problèmes que nous avons avec la police.
Or Minneapolis a déjà fait tout cela. En fait, la ville a rédigé un rapport en 2018 pour détailler toutes les fantastiques réformes qu’elle a adoptées dans ses protocoles, reprenant par le menu toutes les propositions émises par les missions d’enquête d’Obama pour une police du XXIe siècle – ce que l’on pourrait appeler « justice procédurielle » dans sa plus pure expression. Et l’idée que toutes ces réformes véhiculent, c’est que les problèmes de la police sont dus au manque de professionnalisme et à des préjugés individuels… avec peut-être quelques lacunes en termes de transparence et de contre-pouvoirs officiels. Ainsi n’aurions-nous qu’à arranger ces choses, et la police pourrait reprendre sa fonction normale de préservation de la loi et l’ordre.
Or l’échec de toutes ces réformes de méthodes tient au fait que le problème vient non pas de la manière dont la police fait ce qu’elle fait, mais de ce qu’elle est chargée de faire.
Si nous commettons cette erreur, c’est en partie sous l’effet d’un nombre croissant d’événements singuliers abominables, avec des crimes policiers d’une extrême violence. Mais les problèmes de la police vont bien au-delà de ces cas précis. Les problèmes de la police viennent de ce que j’appelerais un « trop-de-police » (over-policing). Et au cours des cinq dernières années, en même temps que les réformes dont nous parlions étaient mises en œuvre, nous n’avons pu observer aucun changement dans ce « trop-de-police ». Et il n’y a eu aucune diminution du niveau de violences et de meurtres commis par la police.
Nous n’avons presque aucun résultat à mettre sur la table pour justifier les dizaines de millions de dollars que nous avons insufflés dans les budgets de la police pour l’améliorer.
La colère à laquelle nous assistons dans les rues de Minneapolis et à travers tout le pays est en partie l’expression de cette frustration, du sentiment d’être dupé·es – par ces maires qui nous ressortent leurs réformes pour apaiser nos mouvements, pour pouvoir retourner au lit et, pendant ce temps, financer leur guerre aux drogues, leur guerre au crime, leur guerre aux gangs, leur guerre aux immigré·es ou au terrorisme, comme ils et elles l’ont toujours fait. Et continuer à inonder nos écoles de policier⋅es, de faire de l’addiction une question à régler dans les tribunaux, et de mettre en prison les sans-abri ou les personnes avec des troubles mentaux.
Autant de fausses solutions pour nos problèmes de société – des manières de les masquer, de légitimer notre système politique et économique qui produit en masse des sans-abri, de la maladie mentale sans aucun soin prévu, des morts dues à la drogue.
Il est grand temps d’arrêter de vouloir rendre la police plus sympa, plus amicale, plus respectueuse de la loi.
Nous n’avons aucun besoin d’offrir à la brigade des stups des formations contre les préjugés pour mieux gérer le racisme dans la guerre contre la drogue. Nous devons en finir avec la guerre contre la drogue. Mais nos dirigeant·es politiques ne sont pas prêt·es pour ce genre de décisions.
Ils et elles continuent à imposer des politiques d’austérité, par lesquelles les ressources du gouvernement servent à enrichir les plus riches, subventionner les segments de l’économie les plus prospères, dans l’espoir d’un ruissellement magique sur le reste de la population. Hé bien moi, par exemple, qui suis un employé syndiqué de la fonction publique à New York depuis vingt ans , je n’ai toujours pas vu la couleur de ce ruissellement. Voilà une part de la frustration que nous voyons éclater aujourd’hui.
Nous devons repenser la manière dont nous faisons de chaque problème social un problème à régler par la police. La criminalisation de toute situation remplace un système de sécurité sociale digne de ce nom, protégeant efficacement de la misère, et une plus grande égalité des chances face aux opportunités économiques.
Comment pouvons-nous sortir de ce bordel ? Pour cela, on doit ôter des mains des policier·es les jouets qu’on leur a donnés – leur enlever leurs brigades spéciales, leur sucrer leurs heures supplémentaires, réduire les effectifs… Idéalement, et pour parler de manière plus précise, on peut dire que partout où l’on arrêtera de mettre des policier⋅es dans les écoles, et que l’on utilisera ces fonds pour des biens publics, nous créerons de meilleurs environnements d’apprentissage pour nos enfants. À New York, nous avons cinq mille membres de la police municipale (NYPD) dans les écoles municipales – soit plus que tou⋅tes les travailleur·euses sociaux·ales réuni·es. Nous n’avons aucun besoin de ça.
Ce dont nous avons besoin, ce sont plus de travailleurs et travailleuses sociales, plus d’assistant·es de vie scolaire, plus d’activités extrascolaires de bonne qualité. Et nous avons besoin de cesser de tout miser sur un système disciplinaire fondé sur l’évaluation des élèves et des examens couperets, qui ne repose que sur le par-cœur. Nous avons besoin de rendre vivante l’expérience scolaire pour les enfants et de les impliquer dans la production d’un environnement sûr plutôt que de les criminaliser.
Le mouvement « Defund the police » (« Couper les vivres à la police ») qui apparaît dans les rues à travers le pays est l’expression de beaucoup de ces idées qui ont infusé ces dernières années. Je fais partie d’un mouvement rassemblant plusieurs organisations sur le terrain, dans plusieurs villes, qui n’ont eu de cesse de s’élever contre ces programmes de criminalisation de masse – et qui n’ont pas arrêté de dire « Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle prison, nous avons besoin de centres de loisirs pour les jeunes. Nous n’avons pas besoin d’une école de police. Nous n’avons pas besoin que la police prenne en charge les services de santé mentale, nous avons besoin de réels centres de soin pour la santé mentale. »
Mon espoir est que ce qui arrive aujourd’hui dans tout le pays aidera à améliorer ces mouvements et à renforcer leur puissance d’agir. Et je pense que tout effort pour plus de justice économique et raciale aux États-Unis doit aussi lutter contre la logique carcérale, qui risque toujours de s’abattre sur nous et nos mouvements.
- Ce texte est une transcription d’un discours donné le 4 juin 2020 par Alex S. Vitale pour la chaîne Youtube du journal Jacobin (et s’inscrivant dans une série d’éducation populaire intitulée « Stay at Home ») : « We must defund the police ». ↩