Autoentrepreneurs à deux roues, en uniforme fluo, mollets galbés et carapace cubique, à fond les ballons sur le macadam, ils hantent depuis quelques temps le paysage urbain. Mais pour qui roulent les livreurs à vélo ?
À l’occasion de la naissance du CLAP (Collectif de livreurs autonomes de Paris), qui nous semble de bon augure pour les difficiles années à venir, Jef Klak a décidé de mettre en ligne ce témoignage issu de notre tout dernier numéro, « Ch’val de course ».
Télécharger l’article en PDF.
C’est au hasard d’un spam que j’apprends l’existence de ce qui va bientôt devenir mon quotidien ; l’email en question est une annonce d’emploi de coursier à vélo. Ces derniers temps, voyant apparaître ces nouveaux cyclistes, je m’étais vaguement demandé de quoi il retournait. Un nouveau sport ? Un service de proximité ? Des hommes-sandwichs ? Des éboueurs à vélo ?
Étant donné que mon indemnisation chômage touche à sa fin et que j’ai trouvé un appart’ dont il va bien falloir payer le loyer, la proposition est alléchante. Bien sûr, je me méfie, je ne suis pas sans savoir qu’à l’heure de l’ubérisation de l’économie, les nouvelles formes d’exploitation peuvent revêtir l’apparence de la « coolitude ». Mais, d’un autre côté, je ne veux pas m’enchaîner à un nouveau contrat à temps plein qui ne me laisserait pas le temps de faire quoi que ce soit hors du monde salarial. Et puis, j’aime beaucoup faire du vélo. Je décide donc, dans un élan d’insouciance mêlée de curiosité, de tenter l’expérience, convaincu que je saurai trouver la distance nécessaire pour ne pas me faire complètement happer.
Rêves d’hiver
Là, tout s’enchaîne rapidement. Je clique sur le lien du spam qui me renvoie au site du CFE (Centre de formalités des entreprises) me permettant de m’inscrire pour obtenir le statut d’autoentrepreneur. Deux clics plus tard, via l’interface bleu-sexy du site, je prends un rendez-vous avec l’entreprise – il est précisé de s’y rendre muni d’un vélo et d’un téléphone portable chargé à 100 %. Aussi facile que de commander un livre sur Amazon.
Me voilà donc, deux semaines plus tard, sans aucune expérience mais en possession d’un biclou et d’un smartphone, devant les locaux de la société Prends-le-cool1 au sein de laquelle je prétends être embauché ou, plus exactement, avec laquelle je me propose de « créer un partenariat ». Je suis un peu stressé comme avant un réel entretien d’embauche. D’autres postulants sont déjà là avec leur matériel : patchwork d’une trentaine de personnes en situation de galère plus ou moins avancée – des banlieusards, jeunes et moins jeunes jusqu’aux déclassés du centre-ville, en passant par des commerciaux au chômage.
Un petit bonhomme rond avec des mollets en béton et un débit de parole en plein sprint vient nous chercher. Il inspecte nos vélos et conseille à certains d’entre nous de rentrer chez eux : étant donné l’état de leurs véhicules, ils ne sont pas « opé ». En ce qui me concerne, il hésite. Mon vélo est un peu lourd. Après ce premier tri, il nous invite à pénétrer dans ce qui s’avère être le siège de Prends-le-cool. L’endroit est vaste : on dirait un open-space en cours d’installation. Tout paraît à peine réel, composé d’éléments qui ont l’air d’avoir été posés là la veille, et déjà prêts pour un futur déménagement. Il y a d’un côté des employés qui s’affairent devant des ordinateurs – sans doute le standard téléphonique –, et de l’autre, toutes sortes de personnes aux fonctions indéfinissables. J’ai l’impression de me trouver face à un mirage que le moindre événement un peu conséquent suffirait à faire s’évaporer.
Nous entrons donc dans le bâtiment sans trop savoir quoi faire de nos corps. Le reste du personnel nous ignore tout simplement, comme il ignore les cartons entassés, les papiers d’emballage et le matériel destiné aux livreurs. Nous faisons partie de la réalité quotidienne ; des fournées de livreurs, ils doivent en voir tous les jours. Le petit bonhomme nous invite à organiser en cercle les nombreux cartons qui traînent pour nous asseoir dessus le temps qu’il fasse un topo.
Que sont ces autoentreprises que nous avons créées sans en connaître quoi que ce soit ? Qu’est-ce que la société Prends-le-cool ? Il nous explique d’emblée que nous ne cotiserons pas au chômage, que nous sommes des partenaires de l’entreprise et non des employés, et que par conséquent, si nous nous prenons une voiture en pleine face, nous ne serons pas indemnisés, à moins d’avoir souscrit à une assurance privée. Lui-même n’est rien de plus qu’un humble livreur, et quand il a eu son accident – ce qui manque rarement d’arriver au bout d’un certain temps passé sur la route –, il est resté chez lui, immobilisé trois semaines à ses propres frais. Mais bon, autrement, c’est super cool de faire du vélo et génial d’être payé pour en faire.
Monnaie de singe
Le petit bonhomme rond enchaîne :
– Prends-le-cool n’est pas votre patron. Il n’y a pas de patron ; vous êtes votre propre patron. Prends-le-cool est une interface entre des gens qui ont faim, des personnes qui savent livrer, et des restaurateurs qui savent faire à manger. Vous êtes venus pour vendre votre savoir-faire ; de notre côté, nous fournissons un standard, un répertoire de restaurants partenaires et surtout l’algorithme. L’« algo » sera votre principal lien avec nous une fois que vous aurez téléchargé l’appli sur votre portable ; c’est lui qui recevra et répartira les commandes que les clients auront passées via notre site internet. Deux paramètres sont pris en compte par l’algo pour déterminer si c’est vous qui recevrez en priorité la commande : votre position GPS dans la ville et vos « perfs ». Les perfs, c’est
1. votre vitesse moyenne pour accepter une commande, 2. les retours des restaurateurs – est-ce qu’ils sont satisfaits de votre travail ?, 3. la vitesse moyenne de livraison, 4. les retours client – qui vous attribuent entre une et cinq étoiles pour chaque livraison. Ces variables déterminent quel livreur privilégier au détriment de tel autre. L’importance relative des variables évolue au fur et à mesure des mises à jour.
Vous réserverez trois semaines à l’avance sur notre site internet les créneaux horaires durant lesquels vous voulez travailler. Nous proposons des tranches de deux et quatre heures tous les midis et tous les soirs. Les places sont limitées et données en priorité aux premiers connectés et aux meilleurs « bikers ». Vous serez payés 7,50 € par course, quelle que soit la distance, et vous êtes assurés d’être payés au moins l’équivalent de deux courses, donc 15 € par heure travaillée, même si nous ne sommes pas en mesure de vous en proposer. Le dimanche soir, ce minimum est porté à trois courses par heure.
Nous faisons – et quand je dis « nous », je vous rappelle que je suis moi-même un simple livreur – une chasse impitoyable aux livreurs qui se connectent au logiciel et se contentent du minimum horaire garanti en se localisant dans des zones où il n’y a pas de restaurants. Nous savons que certains utilisent même parfois des applis falsifiant leur localisation.
Il est dans votre intérêt d’offrir le meilleur service possible et il est dans notre intérêt de vous pousser à le faire. Rien d’anormal donc à ce que l’algo soit programmé pour opérer une sélection « naturelle » parmi vous. Les meilleurs restent ; les mauvais partent par carence de commande. En suivant son intérêt propre, chacun participe à l’intérêt de tous, qui est de continuer à bosser !
Passons à la sélection pratique : vous allez devoir suivre un coursier à l’œuvre. Lui, il fait son travail ; il n’est pas censé vous attendre. Son objectif est de faire un max de courses, pour avoir un max de perfs, pour recevoir un max de commandes, pour gagner un max de fric. Okay ? C’est parti !
En un combat douteux
Nous sortons récupérer nos vélos, et nous voilà répartis en groupes de trois par coursier. Le nôtre nous assure qu’avec lui, « il n’y a pas de problème, c’est cool, on n’a pas à s’inquiéter, c’est gagné d’avance ! ». Le gars n’est pas antipathique, mais impossible de lui faire confiance. Il parle sans jamais se départir d’une ironie glacée qui ne se reconnaît pas elle-même.
Il donne un coup de pédale, et nous voilà partis, mes deux acolytes et moi, à sa suite. Je me trouve en deuxième position et tente de garder une cohésion, un écart constant, entre le coureur devant moi et celui qui est dans ma roue. Le téléphone du livreur vibre. L’algo vient de lui proposer une course. Il nous montre qu’il faut cliquer sur « accepter ». Il n’y a pas de bouton « refuser ». Tu peux ignorer que ton portable sonne, mais alors tant pis pour tes perfs… Il clique donc, et un plan Google Maps apparaît indiquant le trajet jusqu’au restaurant. Nous remplissons une commande, puis deux, à un rythme que j’arrive à tenir, malgré mon vélo un peu lourd. D’un coup, le leader s’arrête pour une mise au point rapide : « Vous voyez les gros trucs noirs qui passent du vert, à l’orange, au rouge ? Eh bien moi, je ne sais pas ce que c’est et je n’ai pas le temps de me poser la question : j’ai un loyer à payer. » Sur ce, il redémarre à un rythme qui m’est inconnu en ville. On ignore tous les feux rouges. Les espaces qu’on emprunte entre les voitures en mouvement sont si étroits que l’on évite à grand-peine les accidents.
L’algo ne laisse aucun répit, et le coursier fait bien son job. Le type qui me précède et moi-même ne suivons plus qu’avec difficulté les deux autres. Dans l’adversité naît une certaine sympathie : aussi inadaptés l’un que l’autre à ce qu’exige le moment. Bientôt, nous voilà game over : le livreur a disparu dans le rythme aveugle de la métropole. Nous cherchons quelque temps le lieu de la livraison, sans téléphone, ni adresse. C’est absurde. Finalement, abandonnés, résignés mais vivants !, nous retournons au siège de Prends-le-cool. Une jeune fille nous ouvre la porte. Il n’y a plus personne dans les locaux. Face à son ordi, elle nous rassure : « Ce n’est pas grave, vous avez deux chances, revenez la semaine prochaine. »
Corps perdus
Après avoir rempli les formalités pour devenir autoentrepreneur officiel, autant aller jusqu’au bout de l’expérience : je décide de retenter ma chance. Équipé d’un nouveau vélo, acheté exprès, je passe le test avec succès. Toutes les semaines, à l’heure pile où le calendrier devient accessible sur le site web, je m’inscris, quinze jours à l’avance, sur les plannings en ligne – tous les créneaux horaires étant réservés en quelques minutes.
J’apprends à griller les feux rouges, à répondre aussi rapidement que possible aux sollicitations incessantes de l’algo, à mesurer mes perfs, à « optimiser » mon rapport client. Je porte l’uniforme Prends-le-cool – un énorme sac cubique et un T-shirt cycliste fluo – qui me transforme en publicité ambulante.
Dans un jeu vidéo d’arcade de la fin des années 1990, Radikal Bikers, le joueur doit enchaîner les courses dans les rues de Naples en un temps limité. Bien sûr, il ne cesse de se prendre piétons, voitures, camions en pleine face, mais ces accidents ne lui font jamais perdre autre chose que du temps. Le game over intervient quand le joueur n’a pas réussi à terminer une course à temps. Aujourd’hui, ce jeu me semble s’être incarné, expurgé de sa légèreté, sous la forme de la startup Prends-le-cool, et je suis devenu l’un de ces radikal bikers prêts à transgresser toutes les lois de la circulation pour payer le loyer.
Faire du vélo avait toujours été pour moi une expérience libératrice ; je découvre de jour en jour qu’il peut en être autrement. Dès que nous avons notre sac sur les épaules, smartphone au bras, la ville, en même temps que nous, se transforme. Elle devient course d’obstacles. Les conducteurs de voitures et la police font, la plupart du temps, preuve d’une grande tolérance pour notre totale et nécessaire inobservance des lois de la circulation.
Dans les quartiers les plus populaires de la capitale, nous sommes particulièrement bien accueillis.
Ici, beaucoup de gens travaillent pour ces entreprises de coursiers à vélo. De manière générale, des open-spaces aux fab-labs, des entreprises de design aux ateliers d’artistes, des jeunes hipsters aux voleurs de cartes bleues qui demandent à être livrés dans la rue, nous jouissons d’une certaine reconnaissance pour notre courage à braver les dangers de la route afin de satisfaire le ventre de nos concitoyens. Les enfants se laissent captiver par notre déguisement d’hommes du futur. Une aura magique de héros de la livraison rétribue nos efforts, surtout les jours de pluie. Quand un client nous a attendu en suivant en direct sur le site internet notre progression vers son appartement, et qu’il nous accueille, admiratif de notre rapidité, nous repartons avec une fierté non dissimulée. Ces encouragements participent, au-delà de la rémunération de la course, à notre adhésion au « jeu ».
Mais cette rétribution symbolique est vite dépensée. Les livraisons qui s’enchaînent, les immeubles à trois codes, les escaliers qu’il faut monter et redescendre, épuisent nos corps et nos nerfs. La ville perd petit à petit sa consistance territoriale pour devenir une série de boucles plus ou moins pénibles, reliant restaurants et clients. Les commandes se répètent et nous renvoient sur les mêmes avenues, aux mêmes horaires, au milieu des mêmes amas de voitures. À force, Paris nous semble une immense usine à ciel ouvert où se rejoue quotidiennement le même ballet asphyxiant.
Demande à la poussière
Restent des moments de latence quand, par exemple, on attend les plats à livrer devant les restaurants. Alors, enfin, des discussions s’engagent. Parfois, l’algo est muet : il n’y a plus de commande et on se retrouve à zoner, en bande. Au printemps, à République, Nuit Debout prend place et un bout de l’esplanade devient une sorte de QG informel des livreurs à vélo, où l’on redécouvre des formes d’entraide. On se file un coup de main pour remplacer un pneu crevé, réparer un vélo fatigué. On discute en buvant une bière de notre rapport au taf, des sautes d’humeur de l’algo depuis la nouvelle mise-à-jour : « Je ne sais pas ce qu’il a en ce moment, mais plus on va vite, plus il nous envoie des courses longues ! » Nous sortons de la monotonie de notre fonction pour nous découvrir une condition commune ; des liens émergent, non alignés sur le temps de la boîte. Des situations vécues isolément redeviennent des problèmes collectifs.
Cependant, le lien avec la lutte en cours exigerait un saut que très peu effectuent. Nos conditions de travail font de nous les envoyés d’un futur où tout est déjà joué, et le cadre juridique s’avère un code dont le script a été hacké. Nous n’avons, en tant qu’autoentrepreneur, ni droit aux vacances, ni aux arrêts maladie, ni à la formation, ni à la Sécurité sociale. De fait, les différentes mises-à-jour de l’algo ont plus d’implications pour nous que la radicale transformation du Code du travail opérée par la loi El Khomri, destinée à démolir le statut de travailleurs plus protégés. Dans nos oreilles bourdonne le sentiment défaitiste que rien n’arrête l’évidente efficacité du « progrès », dont nous sommes les éléments précaires et interchangeables.
Pour qui sonne le glas ?
Un beau jour de juin, se tient une réunion ouverte organisée par le siège français de Prends-le-cool. Quelques cadres de la boîte sont là, de jeunes diplômés d’écoles de commerce, un informaticien et des bikers inquiets parce que les coursiers des boîtes concurrentes propagent des rumeurs de fragilité économique. On nous certifie que celles-ci sont infondées, ce n’est que malveillance et tentative de sabotage. L’avenir est rose et ne laisse pas place au doute. D’ailleurs, le doute lui-même peut générer du danger, alors « il faut rester cool. À Bordeaux, ça se passe bien, on domine le marché, il ne faut pas écouter les bruits qui courent. »
Pour faire face à ces problèmes qui n’existent pas, on doit cependant prendre des mesures. Il est question des différentes manières d’adapter l’algo pour expulser « de manière naturelle » les coursiers parasites et ceux qui sont trop lents. La proposition est de rémunérer désormais la course en fonction de quatre critères : la vitesse, la satisfaction du client, la régularité de la connexion à l’appli, et le nombre de courses réelles effectuées à l’heure. Concrètement, deux échelons de coursier vont être mis en place : ceux qui seront payés 5 € la course et ceux qui resteront à 7,50 €. L’échelon supérieur réunira les coursiers les plus réguliers, ceux qui ne se déconnectent jamais plus de dix minutes en trois heures, qui ont un rythme de plus de 15 km/h en moyenne, un nombre de deux courses au moins par heure et qui recueillent au minimum quatre étoiles. S’ensuivent de longs débats entre les coursiers plus anciens – qui sont aussi les plus rapides –, qui défendent l’idée que la vitesse doit être le critère principal pour la répartition des courses, et l’informaticien qui veut, lui, mettre en avant le principe de fiabilité : il considère que la vitesse doit être mise au second plan, derrière le retour client et la régularité de la connexion. Au final, ce qu’on nous propose n’est ni plus ni moins qu’une baisse générale du prix de la course qui ménagerait les bikers « historiques2 ».
Cette décision ne sera cependant jamais appliquée. Dans un autre théâtre, sur un autre tapis de jeu, ce n’est plus du tout « cool ». Les investisseurs sur lesquels reposent essentiellement les fonds de la start-up quittent le bateau. La boîte n’est plus capable de donner des gages de profits. Ses concurrents, plus convaincants, plus agressifs avec les « partenaires » (c’est-à-dire les cyclistes), sont mieux placés dans la course à la domination du jeune marché français. D’un coup, le mirage s’évanouit, la bulle fait « pop ». Tous les radikal bikers que nous sommes apprennent, par voie de presse, la liquidation de la boîte. Le siège central belge, qui vit du crédit de fonds d’investissement, ne peut plus rien payer. Liquidation judiciaire. Un mois entier de travail impayé. Pour certains, 5 000 € en fumée. Dans treize villes de France, 4 500 coursiers se retrouvent sans possibilité de se connecter. Beaucoup n’ont que ce revenu et, en tant qu’autoentrepreneurs, n’auront pas d’allocation chômage. Certains se retrouvent à la rue. Quelques-uns tentent une requalification de leur contrat en CDI aux prud’hommes3 ; des rassemblements s’organisent mais ne débouchent pas sur grand-chose.
La leçon que les bikers retiennent : si une boîte explose, les autres restent, il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Désormais, je vends mes services vingt heures par semaine à deux interfaces concurrentes. D’autres travaillent avec quatre entreprises à la fois. Chacune a son algorithme personnalisé. Quand on est livreur à vélo, dans le cadre d’une auto-entreprise, on vend sa force de travail comme si c’était un commerce au détail, un travail à la tâche. Les tarifs des courses s’alignent sur la météo du jeu boursier. L’incapacité collective à se défendre, et l’afflux de livreurs dans le besoin – « l’armée de réserve » dirait Marx – autorisent les start-ups à tout se permettre. Elles poussent les anciens, attachés à leurs avantages, vers la sortie (« Nous ne pouvons plus assurer la tarification de l’ancien contrat ») et proposent aux nouveaux livreurs de se rendre disponibles sur certains créneaux sans minimum garanti. Pas de course, pas d’argent. Moi qui voulais tenir à distance les exigences du monde du travail, me voilà totalement disponible à ses caprices infinis !
Les raisins de la colère
Une des nouvelles interfaces pour laquelle je travaille se présente sous la forme d’annonces au graphisme pop qui font miroiter « jusqu’à 24 € de l’heure ». Le message fait son effet. Même pas besoin de passer un test de livraison, c’est une simple rencontre, vélo en main, et une formation de deux heures qui ouvrent les portes du taf. Les livreurs sont sélectionnés a posteriori en fonction de leur fiabilité moyenne. Il y a quatre mois, on gagnait 9 € minimum de l’heure avec un supplément de 2 € par course – qui pouvait monter à 4 € selon l’ancienneté et la fiabilité. Aujourd’hui, nouveau contrat, on passe à 5,50 € la course sans minimum garanti, sauf pour quelques créneaux où les coursiers se font rares. Chaque mois, on reçoit une lettre qui nous délivre les nouveaux tarifs ; nous sommes libres d’accepter ou de mettre fin à notre partenariat. Certains anciens, encore sous le précédent contrat, se sont même vus inviter à prendre la porte s’ils revendiquaient les 4 € par course qui leur étaient dus. Miette par miette, le grignotage du prix de la course s’appuie sur l’arrivée de nouveaux bikers prêts à accepter des conditions de travail plus précaires que les anciens.
Cette stratégie est la même pour toutes les interfaces : on met en avant des revenus alléchants pour faire rentrer un maximum de monde – cet hiver, Ubereat proposait certains créneaux du dimanche soir à 28 € de l’heure garantis. Seule condition : le statut autoentrepreneur. Ensuite, on réduit progressivement les revenus jusqu’à un niveau jugé rentable, et on continue à faire entrer du monde pour maintenir une pression constante sur les tarifications. Le turn-over permanent permet de se débarrasser des travailleurs trop exigeants. Les différentes interfaces étant en concurrence, celle qui saura produire la main-d’œuvre la plus docile aura le plus de chance de convaincre les investisseurs. Ceux-ci constituent l’artère financière qui maintient en vie des start-ups fonctionnant sur la promesse d’hégémonie économique à moyen terme.
La relation des interfaces à leurs autoentrepreneurs peut s’exprimer en une injonction : « Tu restes disponible, attentif à nos sollicitations. S’il y a du taf, tu bosses, tu es payé. Et sinon, tant pis. Tu n’es pas d’accord ? Au revoir ! »
La moisson rouge
Malgré tout, se créent petit à petit des liens, qui finissent par parasiter les exigences de l’algorithme. Lors de la grève sauvage des livreurs Deliveroo de Londres en août 2016, un directeur-manager de l’entreprise en a pris pour son grade. Acculé et hué par des dizaines de cyclistes, il a été obligé de reculer publiquement sur une énième baisse de tarification. La puissance de la lutte a surgi en dehors des formes syndicales traditionnelles, même si la grève a été appuyée dans un second temps par l’Independent Workers Union of Great Britain. Peu de temps après, deux chauffeurs Uber anglais ont gagné leur procès visant la requalification de leur partenariat en contrat salarial – l’entreprise a tout de suite fait appel. En Italie, ce sont les coursiers de Foodora qui, en octobre 2016, se sont déconnectés massivement contre la baisse du prix de la course. En France, deux mois plus tard, des chauffeurs Uber ont bloqué les accès aux aéroports de Roissy et Orly pour demander eux aussi une requalification de leurs contrats. « Au moins, avec notre grève, entendit-on, plus personne ne pourra ignorer la considération de Uber pour ses partenaires forcés. »