« Pied à terre ». Que la tentation était grande de prendre l’expression au pied de la lettre et de faire une pause jusqu’à « Terre de feu ». Mais Jef Klak a préféré profiter du confort précaire de son pied-à-terre à la
Maison des écritures et des revues (Montreuil – 93) pour s’essayer à de nouvelles choses, se mettre en jeu, un peu en scène aussi. Elle a saisi l’occasion du thème imposé par la comptine pour expérimenter des formes de travail en collectif plus poussées – notamment par la production d’une autoenquête, impliquant une part d’écriture à de très nombreuses mains, ou par une élaboration de la maquette plus collective que jamais. Le nouveau étant parfois l’ami du moins, une disparition est à décompter : le CD. Heureusement, nous venons de le retrouver !
Très paradoxalement, et à l’intérieur même d’un thème traitant de l’ancrage et du mouvement, nous nous sommes aussi parfois demandé où était passé le collectif. Malgré deux résidences et d’importants moments de travail commun, ce numéro a été finalisé à force de todolists consignées sur des pads numériques, de tableaux permettant de suivre le flux de travail à distance, de séances de corrections à l’aide d’outils de partage d’écran prisés par les gamers, ou encore de réunions en visioconférence combinée aux haut-parleurs téléphoniques…
Autant dire que ce numéro n’a finalement pas été de tout repos, mais le plaisir de vous le donner à lire n’en est que plus grand. S’il est encore trop tôt pour mesurer combien ces réflexions ont pu nous changer, ou combien elles auront vous parler, nous avons en revanche la certitude que, comme les autres, ce numéro est différent des précédents. Mais un peu plus quand même.
« Et nous ferons de cette ville notre ville natale. »
Averell Dalton, Daisy Town
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ÉDITO
Une pièce collective en trois mots et autant de mouvements
ARRIVER
Quand tu manges une glace sur la rambla de Barcelone et que tu vois un graffiti « Tourists go home ».
Quand, évangélisateur en herbe à peine débarqué sur une île, tu te fais cribler de flèches.
On met pied à terre et le voyage prend fin. Le contact avec ce territoire, à découvrir ou à spolier, signe le début d’autre chose : une conquête, une prise de repères, un nouveau départ ou un massacre. Jamais tout à fait immobile, ni parvenu·e, on est toujours, et pour longtemps encore, en train d’arriver. Avec une question en tête : dans quoi ai-je mis les pieds ?
SE POSER
Quand tu déclares la grève illimitée de la popote au beau milieu d’une autre lutte vitale.
Quand ton collectif envisage, pour le prochain numéro de sa revue, de ne pas faire de numéro du tout.
On arrête tout et on réfléchit. Parce qu’on ne sait plus vraiment ce qu’on fait, qu’on aimerait pouvoir s’extraire un temps, se retourner et observer. Mais c’est un leurre, rien ne s’arrête jamais. On fait pause, et c’est déjà la suite qui se prépare. Alors, si ce répit n’en est pas un, comment connaître, transmettre et transformer un fonctionnement collectif ?
REVENIR
Quand tu trouves refuge, chez un⋅e ami⋅e ou un⋅e inconnu⋅e.
Quand tu as le sentiment de renaître chaque fois que tu reviens dans les Cévennes.
Le pied-à-terre, c’est le chez-soi qui peut être précaire, le quotidien sous le régime de l’intermittence. Un point fixe dans la tourmente, un repaire pour reprendre des forces, une retraite pour mieux repartir, un lieu où l’on sait que l’on pourrait revenir. Comment se l’approprier, quand on ne peut que périodiquement l’habiter ?
Autoenquête, introduction
2015
Montreuil, assemblée générale de Jef Klak, en pleine préparation du numéro 2, « Bout d’ficelle »
— Pour « Pied à terre » on pourrait vraiment mettre le pied à terre, et faire un numéro d’été, spécial jeux !
— Avec des coloriages ! Il paraît que ça marche super bien en librairie.
— Ou pas de numéro du tout : on fait une vraie pause.
2 décembre 2018
Verneil-le-Chétif, résidence collective, réunion de préparation de « Pied-à-terre »
— Alors, qu’est-ce que ça vous inspire, vous, « Pied à terre » ?
— La cycliste qui abandonne la course.
— Le pied du danseur avant le saut de chat.
— Les cavalier·es qui descendent de monture.
— L’avion qui atterrit, le bateau qui accoste, le conquistador qui s’apprête à la gloire, aux pillages ou aux massacres.
— La question : « Dans quoi ai-je mis les pieds ? »
— L’endroit où tu pourras toujours t’arrêter, où tu es comme chez toi pas chez toi : à Cancale ou au bled, la ferme de pépé dans la Creuse, le canapé-lit d’un·e ami·e, les week-ends d’AG d’une revue précaire…
— Vous vous rappelez qu’on avait envisagé un numéro « spécial jeu » ?
— Voire pas de numéro du tout !
— On pourrait faire une pause quelque part.
Dès la préparation du deuxième numéro de Jef Klak, réalisant le rythme qu’imposerait une publication semestrielle, le collectif envisageait « Pied à terre » comme un numéro à part, qui permettrait de faire une pause.
Une halte pour notre « revue de critique sociale et d’expériences littéraires », soit, mais laquelle ? Nous n’allions pas nous contenter de prendre des vacances en nous promettant de bien penser à tout cela, allongé·es en bord de rivière. Le désir de retrouver nos lecteurs et lectrices était plus grand. Puis la régularité annuelle avait déjà été difficile à installer… Alors nous tenions à trouver quelque chose.
Un peu comme nous l’avions anticipé, après cinq ans et autant de numéros, le collectif avait grand besoin de se poser et de réfléchir à ses pratiques, à ce qu’il fabrique et surtout à comment il le fabrique.
Une traduction pour le site internet nous a mis·es sur la voie : après s’être dissout, le collectif madrilène Klinamen avait retracé quinze années d’édition militante et dressé un bilan matériel et politique de son activité bénévole, sans taire ses doutes et ses contradictions. Frappé·es par ce qui dans ce texte résonnait avec notre propre expérience, mais frustré·es par son manque de détails sur la « tambouille » interne, certain·es d’entre nous ont commencé à projeter « Pied à terre » comme le prétexte et le terrain d’une enquête sur notre collectif.
C’était sans compter quelques résistances internes, aussi tenaces que justifiées, fondées sur la crainte de ne pas réussir à élaborer un discours sur nous-mêmes sans prendre la pose, en dépassant les mythes avec lesquels Jef Klak a l’habitude de se raconter. Comment retracer ce que nous traversons en interne sans pour autant produire un contenu trop spécialisé ou anecdotique pour des lecteur·ices n’étant pas nécessairement familier·es du fonctionnement des collectifs éditoriaux ?
Pour se lancer, le collectif a envisagé des méthodes, des disciplines et des pratiques telles que la socianalyse, l’éducation populaire, la sociologie ou la psychothérapie institutionnelle. Sur le conseil de personnes à la fois proches de nous et du monde académique, nous avons assez tôt décidé de ne pas faire appel à des chercheur·ses qui auraient pu proposer un regard « extérieur ». Nous nous sommes donc lancé·es dans une véritable autoenquête. Il a fallu alors imaginer des formes qui pourraient rendre compte de nos réflexions, à partir d’outils que nous étions capables de maîtriser rapidement. Surtout, il était indispensable qu’elles soient réalisables dans le temps imposé par notre périodicité – ce qui nous a poussé·es à abandonner, entre autres idées, celle d’une carte qui aurait raconté les lieux de travail, de rencontres et de présentations, mais aussi les départs et les arrivées de ses membres.
La première avancée significative du projet est venue de l’arpentage d’un livre évoqué au cours d’une résidence, Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives. Dans cet ouvrage, quelques membres de feu le collectif Sans ticket de Bruxelles se lancent dans une autoanalyse, et cherchent des outils pour faire évoluer leurs rythmes, rôles et façons de travailler. Leurs méthodes s’inspirent largement de celles de Starhawk dans Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique (Cambourakis, 2015), notamment dans la manière de cartographier les rôles implicites et récurrents que chacun·e endosse tour à tour dans les collectifs – méthode que nous nous sommes appropriée pour élaborer nos « cartes magiques ».
Influencé·es notamment par nos a∞nités avec les mouvements de précaires et encouragé·es en ce sens par Lise Gaignard, psychanalyste et psychologue du travail, rencontrée à l’occasion de « Selle de ch’val », nous avons fini par préciser l’orientation de cette autoenquête : nous allions traiter Jef Klak comme un ensemble de personnes produisant une œuvre commune, c’est-à-dire sous l’angle du travail.
Évidemment, chez nous le boulot est irrégulier, précaire et gratuit, mais il n’en garde pas moins les traits dans lesquels sauront se reconnaître d’autres laborieux·ses. Prendre au sérieux l’hypothèse Jef Klak comme collectif au travail nous a conduit·es à piocher certains de nos outils d’analyse parmi ceux de l’enquête ouvrière des syndicalistes italien·nes des années 1970 – la méthode des instructions au sosie –, ou encore à jeter un éclairage nouveau sur nos conditions de travail à l’aide d’un questionnaire mis au point par Karl Marx au XIXe siècle.
Exposer le travail de Jef Klak signifiait aussi trouver une manière de mettre en scène notre principale pratique collective – la discussion – y compris dans ce qu’elle a de frustrant, et d’aborder les spécificités de notre travail éditorial – ce que nous allions appeler, au cours de l’enquête, notre politique d’écriture. Nous avons organisé une discussion sur un sujet qui faisait polémique depuis le début de la revue : la justesse ou non de son sous-titre, débat qui convoque systématiquement à la fois nos fantasmes, horizons et manières de nous représenter.
Afin de fournir quelques éléments sur les prises de décisions collectives, nous avons aussi voulu aborder un débat récurrent dans Jef Klak, un de ses serpents de mer, à savoir la question de la périodicité de la revue. Pour cela nous avons exhumé, épluché et commenté six ans de comptes rendus d’AG, parcourant ainsi quelques-uns des méandres les plus matériels et conflictuels de notre fonctionnement collectif.
Il a donc fallu discuter sans fin, creuser jusqu’au fin fond des carnets, des serveurs et des boîtes mails, s’enregistrer, retranscrire, trier, organiser, rediscuter, rédiger à deux, à trois ou à huit mains, relire, s’appeler, s’engueuler, rectifier et corriger. Bref, accomplir le travail même que nous étions en train d’étudier, s’épuiser pour décrire l’épuisement, en espérant que le résultat sache vous toucher et, soyons fol·les, vous être utile dans vos propres expériences individuelles ou collectives.
SOMMAIRE
Strasbourg, capitale de la clôture
Chronique d’un campement précaire
Par Justine Partout
p. 10
« Tant que le travail est fait, les patrons s’en foutent. »
Nomadisme, fêtes et travail précaire :récit d’un saisonnier agricole
Propos recueillis par Xavier Bonnefond et Florian Chavarot
p. 18
Les glaciers
Par Lorraine Druon
p. 26
Des voix venues de rêves brisés
Street Voice, journal de sans-abri de Baltimore
Introduction par Yves Pagès. Traduit de l’anglais par Gaëlle Erkens
p. 32
Au jour le jour, à la nuit la nuit
Enquête sur l’hébergement de secours de migrant⋅es chez l’habitant⋅es
Par Elvina Le Poul
p. 44
« Comment pourrions-nous ne pas vouloir tout ? »
Milan, 1975-1977 : des bancs publics aux centres sociaux
Par les Circoli proletari giovanili de Milan
p. 52
Cévennes ataraxie
châtaigniers en fleur – août en printemps – squat en montagne
Par Marion Dumand
p. 55
Faire pipi partout
Montreuil depuis ses interstices
Par quelques Montreuillois⋅es
p. 60
« Nous avons besoin de vivre tout l’année. »
Entretien croisé sur les luttes contre la touristification
Propos recueillis par Alexane Brochard et Lucile Dumont
p. 70
Pas comme des loups
Extrait
p. 82
AUTOENQUÊTE
Introduction
p. 84
Questionnaire
Contribution de Jef Klak à l’enquête sur la situation de la classe ouvrière en France
Propos recueillis par Karl Marx
p. 86
« Après le café, ça devient du travail »
Autoportrait de Jef Klak en travailleur⋅se gratuit
p. 88
Les cartes magiques de Jef
Micropolitique d’une revue
p. 94
Une armoire normande dans une twingo
Jef Klak, quels sont vos désirs, quelles sont vos matérialités ?
p.100
Scrupules et étincelles
Comment (ne pas) changger de sous-titre
p. 109
« Avec cette carte, on peu aussi se perdre. »
Traduire et transmettre la lutte sur la ZAD par l’image
Propos recueillis par Céline Picard et Bruno Thomé
p. 120
Chambouler rôles et casseroles
Retour collectif sur une grève de femmes sans-terre en Amazonie
Par Nathalia Kloos
p. 130
Giboulées
Bande dessinée
Scénario de Laurence Potte-Bonneville. Dessin de Camille Potte
p. 141
Chronologie des cartes fausses
Par Antoine Mouton
p. 156
« J’avais envie de filmer autrement les filles qui me ressemblaient »
Vivre et faire des films dans un foyer pour étudiantes africaines. Entretien avec la réalisatrice Rosine Mbakam
Propos recueillis par Cabiria Chomel
p. 164
Grammaire pour cesser d’exister
Par Amélie Durand
p. 170
Des roues, un jaguar, le cosmos
Récits cartographiés maya dans le Yucatán colonial
Par Amara Leah Solari. Traduit de l’anglais par Xavier Bonnefond, Lucile Dumont et Elvina Le Poul
p. 176
Rituels de passages
Manies et manières d’arriver en ville
Propos recueillis par Judith Chouraqui
p. 187
« Une fourche, un mouchoir, et tu te débrouilles. »
La fabrique des colons en Nouvelle-Calédonie. Entretien avec Isabelle Merle
Propos recueillis par Xavier Bonnefond
p. 190
Un terrain favorable
Par Raphaëlle Efoui-Delplanque du Master de création littéraire de Paris 8
p. 202
Here
Bande dessinée
Par Richard McGuire. Traduit de l’anglais par Thomas Gosselin
p. 204
American gods stories
Migrations forcées, cultes détournés
Par Bruno Thomé
p. 211