21 janvier 2020

Les faits

Passera, passera pas ? Les minutes s’écoulent à la douane de l’aéroport de Shanghai.

Au guichet, un officier de la douane de la ville de Shanghai.

Mon temps de latence sur ce territoire est
toute une vie
quatre heures.

Je dois transiter.

Mais parce que mon vol pour Amsterdam quitte le tarmac à minuit quinze demain, je suis éligible au programme d’exemption d’obligation de visa courte durée. Puisque c’est gratuit, il est à l’évidence obligé de s’y soumettre.

Je questionne la gratuité obligatoire.

J’ai envie de payer.

Je dois transiger.

L’officier de police s’arrête sur mon identité
/ il suffit de se dire que je ne suis pas grand-monde, presque personne, que je n’ai aucun message incriminant dans mon téléphone, que je n’y parle pas de rien précisément, que je ne remets rien en question, que rien n’y est écrit en chinois principalement.

Il suffit de croire à la vérité
/ celle qui sauve ?

Soudain c’est un souvenir qui affleure –

Celui d’Yvan sur la ligne Montréal-bord-Saint-Laurent, il raconte 2015, sortie de l’avion, douane canadienne, questionnaire qui n’en finit pas, on lui demande d’obtempérer, on lui demande son téléphone, on regarde ses e-mails récents dans sa messagerie sur l’application installée à travers l’écran tactile, on lui demande de prouver qu’il n’est pas là pour rester
/ pour trouver du travail illicitement.

Dans ses courriers sur son téléphone écran tactile où l’application est installée, Yvanov a gardé un message incriminant où il est écrit en lettres Arial qu’il veut rester. On lui demande une justification, on lui demande de se taire, on l’escorte dans un avion dans lequel il doit monter gratuitement pour un retour immédiat,
là d’où il vient.

C’est le souvenir qui s’impose et tu penses, tu n’arrêtes pas de penser pendant que l’officier de police douanier de la ville de Shanghai contrôle ton identité, que ton téléphone garde en mémoire tes messages allusifs écrits depuis Taïwan où tu dénonces
/ tu t’appliques à expliquer deux ou trois revendications populaires, rien de bien problématique, tes mots ne sont pas politiques, pas plus que ton langage.

À quel moment t’adresses-tu à toi-même avec cette distance du TU ?

Tu as peur, comme Yvan a eu peur dans le passé, tu ne saurais pas justifier.

Pendant que je recherche la vérité dans les faits

L’officier de la police douanière cherche la vérité dans un logiciel sur son ordinateur.

Les données du logiciel sont ordinairement structurées en fichiers –

Tu es fichée. Je suis fichier. L’ordinateur garde des faits passés en mémoire

Parait qu’à Shanghai en 2010 tu as omis de payer une amende.

On te demande de payer.

Tu dis que tu n’as jamais reçu d’amende.

Je me dis que je ne me souviens pas – par courrier ? à quelle adresse ?

Parait qu’à Shanghai en 2010 tu ne t’es pas enregistrée au bureau de police de ton quartier.

Tu dis non, tu t’en souviendrais.

Je me dis qu’un voisin peut m’avoir dénoncée.

Brusquement les messages dans mon téléphone m’inquiètent.

En mémoire j’y tiens des discours politiques.

Qu’y a-t-il d’écrit dedans ?

J’y parle de l’ordre du discours, de la vérité dans les faits
/ les souvenirs me sauvent ?

L’avertissement d’un danger dans le passé te sauve.

Ton téléphone incriminant doit disparaître, d’ailleurs tu ne parles pas bien chinois, tu veux qu’on t’explique tout ça dans une autre langue. Vraiment, tu n’as pas reçu d’amende, d’ailleurs tu ne demandes même pas le montant de la peine matérielle.

Je crois à la vérité que j’assène par principe de précaution.

L’officier douanier croit aux faits. Il téléphone à un supérieur

justifie mon identité
ma nationalité.

 

Parait que la visite officielle du président de là d’où je viens s’est bien déroulée.

L’officier de la police des douanes de la ville de Shanghai me laisse passer sans justifier
Pour cette fois

Parait qu’à compter de ce jour, même gratuitement, je n’ai plus le droit de transiter.