Le 1er mai 1886, lors de la journée internationale pour la réduction de la journée de travail à 8 heures, des centaines de milliers d’ouvrier·es lancent une grève d’ampleur à travers le pays. Deux jours après, alors que le mouvement se poursuit, une bombe explose sur la place de Haymarket à Chicago en plein affrontement entre les manifestant·es et la police venue les réprimer. Un policier est tué par le souffle, sept autres dans la bataille rangée qui s’en suit. Quatre anarchistes sont alors pendus. Si la lutte pour la journée de 8 heures finit par être victorieuse, la mémoire des événements n’est toujours pas acquise. En témoigne la bataille qui a commencé alors et qui se poursuit aujourd’hui pour décider quelle statue doit être érigée sur la place de Haymarket. Plusieurs fois démantelée et réinstallée, la figure d’un policier fier de sa matraque n’est plus de mise depuis les années 1970, mais c’est aujourd’hui la bureaucratie et le monde de l’art qui tentent de réduire à néant le souvenir des luttes de classe et l’histoire anarchiste.
Ce texte est extrait de A People’s Art History of the United States: 250 Years of Activist Art and Artists Working in Social Justice Movements, par Nicolas Lampert. Copyright © 2013. Republié avec l’aimable permission de The New Press. <thenewpress.com>
Traduit par Judith Chouraqui
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4 mai 1927, Chicago. Le chauffeur de tramway s’élance sur Randolph Street. Comme tous les jours, il passe devant le Monument à la police, statue inquiétante d’un policier, commémorant, du point de vue de la police, le massacre qui eut lieu à Haymarket en 1886. Le monument, qui se tenait autrefois sur la place de Haymarket à l’emplacement original de l’émeute, a été déplacé ici à Union Park, entre Randolph Street et Ogden Street, en raison de l’engorgement du trafic routier. Son déménagement n’a pas pour autant apaisé le mécontentement d’une grande partie des habitant·es, dont la mémoire ouvrière demeure heurtée par cette statue.
S’écartant de son itinéraire habituel, le chauffeur, nommé « O’Neil » selon les sources, sort de sa file et conduit le tramway sur le piédestal du monument, précipitant la statue du policier à terre. Il explique son geste par une raison simple : il n’en pouvait plus de voir ce flic, bras levé 1. En 1927, le souvenir de Haymarket est encore vif pour le grand public états-unien, même si, les décennies passant, il commence à s’estomper. Une amnésie en partie due à l’absence de toute représentation visuelle. Pendant plus d’un siècle, la ville de Chicago a empêché les anarchistes et les mouvements ouvriers de commémorer l’émeute de Haymarket selon leur point de vue et dans l’enceinte de la ville.
Les événements de 1886 à Haymarket prennent racine dans le mouvement international en faveur de la journée de travail de 8 heures. Le 1er mai de cette année, Chicago est l’une des nombreuses villes à participer à une grève nationale, revendiquant la journée de 8 heures. Plus de 80 000 personnes se joignent au cortège le long de Michigan Avenue, dans une manifestation massive. En même temps, des grèves ont lieu un peu partout dans la ville. À l’usine McCormick 2, dans les quartiers Sud de la ville, une altercation survenue entre grévistes et briseurs de grève a mis le feu aux poudres. 1 400 travailleurs sont en grève depuis la mi-février, et les rancoeurs sont fortes à l’égard des jaunes qui ont franchi le piquet de grève. Le 3 mai, les forces de l’ordre sont appelées en renfort. 200 policiers ouvrent le feu sur les grévistes, tuant quatre personnes et faisant de nombreux blessés. August Spies, un des militants anarchistes les plus actifs de l’époque, s’exprime alors devant les grévistes d’une autre usine, en face de celle où le massacre a lieu. Révolté, il court chez l’imprimeur du journal pour lequel il travaille et fait tirer en hâte un tract enflammé, intitulé « Vengeance ! Aux armes, ouvriers !!! » Un deuxième tract appelle à un rassemblement dès le lendemain (le 4 mai) sur Haymarket Square.
Le 4 mai au même endroit, Spies prend la parole devant une foule de 3 000 personnes, tout comme Albert Parsons, l’éditeur du plus grand journal anarchiste du pays : The Alarm: A Socialist Weekely 3. Chicago est alors l’épicentre du mouvement anarchiste aux États-Unis, très organisé et progressiste. Ses leaders les plus influents s’expriment devant des rassemblements massifs d’ouvrier·es et militent en faveur des pauvres, des sans emploi ou des immigrant·es vivant dans la ville. Sur Haymarket Square, Spies, Parsons et d’autres dénoncent les violences policières de la veille. Le maire Carter Harrison se rend alors au rassemblement et confirme devant la police que l’ordre y règne, avant de rentrer chez lui pour la nuit. À 22 h, les deux tiers de la foule ont quitté la place et la pluie se met à tomber.
L’événement aurait pu se clore sans incident, si les forces de l’ordre ne s’étaient pas lancées dans une démonstration de force. 180 policiers entreprennent de marcher sur la foule assemblée, exigeant qu’elle se disperse. Quelqu’un, dont l’identité reste jusqu’à aujourd’hui inconnue, jette alors une bombe parmi l’escadron de policiers en train de charger. Est-elle lancée par un·e ouvrier·e pour venger les meurtres policiers de la veille ? Est-elle jetée par un agent provocateur prêt à utiliser la violence et mettre un coup d’arrêt aux progrès du mouvement ouvrier ? Plus de 125 ans plus tard, aucune certitude 4. Une chose est sûre : dans le chaos qui succède à l’explosion, la police tire à vue dans la foule, tuant de nombreuses personnes, y compris dans ses propres rangs. Au moins huit agents meurent au cours de l’explosion et à la suite de leurs coups de feu. Plus de 200 civil·es sont blessé·es et le nombre de tué·es n’est alors pas établi.
Les séquelles de l’explosion sont profondes. La police s’empare de l’événement pour justifier l’attaque sur les syndicalistes : fermant les journaux ouvriers et arrêtant des centaines d’individus, écrasant en grande partie le mouvement anarchiste de Chicago. Au final, huit anarchistes (pour la plupart des immigrés allemands) sont poursuivis, dont certains pourtant absents le soir de la manifestation. Le 11 novembre 1887, les accusés sont jugés coupables ; c’est ce jour qu’on appela le « Black Friday », le vendredi noir. August Spies, Albert Parsons, et deux autres – Adolph Fischer et George Engel – sont condamnés à mort après un procès grossièrement injuste. Un autre homme ayant également écopé de la perpétuité se suicide en prison 5, et trois autres – Michael Schwab, Samuel Fielden et Oscar Neebe – sont envoyés en prison.
Choisir son camp : le Monument à la police et le Monument à Haymarket
Depuis 1886, les syndicats, les anarchistes et la police se sont déchirés autour de visions opposées de la façon dont la tragédie de Haymarket devait être commémorée. Les syndicats et les historien·nes du mouvement syndical considèrent pour la plupart que Haymarket relèvent de l’histoire du combat en faveur de la journée de 8 heures, et ont pris leurs distances avec les principes radicaux des anarchistes, et donc avec les martyrs de la fin du XIXe siècle. Spies, Parsons et les autres appelaient en effet à une société collectiviste qui remplacerait le capitalisme et la propriété privée ; ils voyaient le gouvernement américain comme une entité hostile qui perpétue une société fondée sur l’inégalité et le système de classes. La revendication d’une restructuration radicale de la société va à l’encontre des objectifs des syndicats d’aujourd’hui, lesquels réclament en général des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail, et des mesures favorisant les travailleur·ses syndiqué·es.
Le mouvement ouvrier a longtemps défendu l’idée qu’un monument officiel devait exister à Haymarket, pour représenter l’histoire et les préoccupations des travailleur·ses de différentes professions et tendances politiques. Beaucoup d’anarchistes affirment quant à eux que les martyrs qui ont perdu la vie pour leurs convictions haïraient tout type de monument officiel, validé par le gouvernement.
Dans une perspective bien différente, la police insiste sur le fait qu’on ne devrait se souvenir de Haymarket qu’au titre d’un événement au cours duquel un mouvement social, mené par des anarchistes, a conduit à l’assassinat d’agents de la paix. Selon eux, si un monument devait exister, il devrait honorer leurs collègues qui ont perdu la vie. Or pendant plus de 100 ans, c’est le point de vue de la police qui a prévalu à Chicago. La place de Haymarket a été soit ornée d’un monument à la police, soit complètement nue, dépourvue d’indice sur ce qui s’y était déroulé. Il a même été interdit aux syndicats et aux anarchistes d’installer un monument correspondant à leur vision de l’émeute de Haymarket, où que ce soit dans le périmètre de la ville.
Les anarchistes ont répondu à cette interdiction en érigeant dès 1893 un monument dans la banlieue proche de Forest Park, au cimetière de la ville de Waldheim, où reposent les martyrs exécutés. La Pioneer Aid and Support Association, un groupe anarchiste qui soutient les veuves et les enfants des prisonniers et condamnés du procès de Haymarket, organise alors une collecte de fonds pour la construction de ce monument. Albert Weiner est désigné pour sculpter le Monument à Haymarket, et il crée une allégorie de la Justice déposant une couronne de laurier sur la tête d’un travailleur agonisant. La figure féminine de la Justice (parfois aussi interprétée comme représentant la Liberté, l’Anarchie ou la Révolution) regarde intensément au loin et est mise en scène comme une protectrice de la classe des travailleurs.
Ce monument puissant devient rapidement un point de ralliement pour les cérémonies organisées par les travailleur·ses et les mouvements radicaux, dès son inauguration, le 25 juin 1893. La date coïncide avec l’exposition universelle de Chicago, ce qui donne l’occasion à des milliers de visiteurs et visiteuses de se rendre à la cérémonie au cours de laquelle le monument est finalement dévoilé. L’historien James Green explique ainsi l’importance de ce moment, autant que l’effort de la municipalité pour neutraliser son effet :
« Les familles des martyrs et leurs soutiens ritualisèrent le geste du souvenir, immédiatement après un enterrement que de nombreux témoins n’oublièrent jamais. Après une longue bataille avec les officiels de la ville qui interdirent les drapeaux rouges et proscrivirent les chansons révolutionnaires, les anarchistes conduisirent une grande marche silencieuse à travers les quartiers ouvriers, tout le long du trajet jusqu’au cimetière de Waldheim 6… »
Plus de 3 000 personnes défilent ce jour-là et 8 000 se rendent au cimetière pour l’inauguration. Sur le piédestal du monument sont gravés les derniers mots prononcés par Albert Parsons avant d’être pendu : « Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui. »
Le jour qui suit la cérémonie, le gouverneur John Peter Altgeld gracie les trois hommes encore en prison. Il sait que cet acte va mettre fin à sa carrière politique, mais restant fidèle à ses convictions, il affirme que le procès a bel et bien été une parodie de justice. La grâce qu’il accorde sera par la suite inscrite à l’arrière du monument. Cette amnistie lui a valu d’être écarté des lieux de pouvoirs d’un côté, et encensé par les syndicats de l’autre, qui ont tenté en vain de lui faire construire un monument à Haymarket : la ville refuse, comme elle l’a déjà fait pour le monument aux martyrs.
Par la suite, le Monument à Haymarket du cimetière de Waldheim est demeuré un symbole de résistance pour le mouvement ouvrier. Les commémorations du 1er mai et les cérémonies du souvenir des 4 mai et 11 novembre sont dès lors souvent célébrées autour du monument. De nombreuses figures du mouvement ouvrier et révolutionnaire états-unien y reposent, dont Emma Goldman, Lucy Parsons, Elizabeth Gurley Flynn, Joe Hill, Big Bill Haywood, et bien d’autres encore, qui y ont été enterré·es, ou y ont vu leurs cendres dispersées.
Le Monument à la police, sculpté par Johannes Gelert, a été inauguré en 1889, trois ans avant le Monument à Haymarket. On va y célébrer des commémorations annuelles, et il est très aimé de ceux qu’il représente le mieux : les policiers. Le quotidien local Chicago Tribune et le Union League Club de Chicago 7 ont organisé la levée de fonds pour le monument, qui devait être placé au centre de Haymarket Square – dans un quartier ouvrier de la ville, où se trouvaient les marchés paysans et les locaux de nombreux syndicats.
L’emplacement du Monument à la police, dans cette version de 1889, représente un policier le bras levé, faisant signe de s’arrêter. Un message explicite au peuple de Chicago : s’il se rebellait et faisait grève, il en paierait les conséquences. Sans surprise, le Monument à la police reçoit un accueil plutôt froid de la part des travailleur·ses, qui constituent la majorité des habitant·es de Chicago. Après que le monument a été renversé pour la première fois en 1927, il est déplacé loin des voies de tramway, afin que les chauffeurs rebelles ne puissent plus le détruire si facilement. On le met sur Jackson Boulevard, où, ironiquement, il fait alors face à la statue du maire Carter Harrison, qui témoigne contre la corruption dans la police 8. Les deux hommes se toisent, engagés dans un dialogue silencieux.
En 1956, le Monument à la police est transféré une nouvelle fois et revient dans la zone de Haymarket, à 60 mètres à l’ouest de sa position initiale. La police de Chicago avait milité pour son retour, mais au début des années 1950, une nouvelle figure urbaine – la construction de la voie rapide Kennedy Expressway – a lacéré le quartier, défigurant le site originel des émeutes. Placé au milieu des tours, le monument est donc cette fois-ci posé sur un piédestal dominant la route, du côté nord de Randolph Street, à un pâté de maison à l’ouest de Desplaines. Le 5 mai 1965, le conseil municipal consacre l’édification de ce monument comme un « repère historique majeur », mais il sera contredit par la nouvelle salve d’attaques qui s’apprête à tomber sur la statue.
En effet, le Monument à la police devient bientôt une cible pour le mouvement contestataire des années 1960. Le 6 octobre 1969, les Weathermen 9, un groupe dissident des SDS (Students for a Democratic Society 10), calent de la dynamite entre les jambes de la statue et la font sauter, envoyant ses jambes voler sur la route en contrebas. Alors que les Weathermen n’ont pas encore revendiqué l’explosion, le sergent Richard Barrett, président de l’association des sergents de police de Chicago, accuse les SDS. Dans un communiqué (qui a été plus tard désavoué par son supérieur hiérarchique), le sergent Barrett affirme :
« L’explosion du seul monument dédié à la police aux États-Unis, perpétré par des anarchistes […] est une déclaration de guerre évidente entre la police et les SDS et autres groupes anarchistes. Nous constatons qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort : tuer et se faire tuer, quoi qu’en disent Jay Millers 11, Daniel Walkers 12, et consorts, ou les prétendues lois sur les droits civils 13.]. »
Dans ce contexte de tension grandissante, le maire Richard J. Daley ordonne que le monument soit reconstruit, demandant aux donateurs privés de participer aux frais, et reçoit des fonds de la part de beaucoup d’entre eux, dont l’International Brotherhood of Teamsters 14 et plusieurs autres syndicats. Le 4 mai 1970, la statue est inaugurée encore une fois, le jour anniversaire de l’émeute de Haymarket. Pendant la cérémonie, Daley dit à la foule :
« Voici la seule statue au monde représentant un policier. Le policier n’est pas parfait, mais c’est un individu, aussi bon que n’importe quel autre citoyen. Il faut dire à la jeune génération que tout policier est leur ami, et à ceux et celles qui veulent rendre justice eux-mêmes que ce ne sera pas toléré 15. »
Les Weathermen restent indifférents à la menace de Daley : le 6 octobre 1970, exactement un an après la première démolition du monument, ils le font sauter une nouvelle fois. Ce coup-ci, la presse reçoit un appel d’un des membres du groupe clandestin, affirmant : « Nous avons détruit la statue de Haymarket Square pour la deuxième année consécutive en l’honneur de nos frères et sœurs emprisonné·es dans l’État de New York 16… », faisant référence aux luttes qui allaient bientôt se transformer en émeute dans la prison d’Attica 17.
Jetant de l’huile sur le feu, Daley décide alors la mise en place d’une protection policière de la statue jour et nuit, pour un coût annuel de 67 440 dollars. Les médias tournent en dérision cette garde rapprochée du monument, au motif que la police a bien d’autres chats à fouetter. La situation aux limites de l’ubuesque fait naître toute une série de propositions alternatives, créatives et comiques, afin de protéger le monument assiégé de tout dommage futur, comme la mettre sous cloche sous un dôme de plexiglas, ou mouler plusieurs statues de policier en fibre de verre pour pouvoir facilement les remplacer 18.
Réalisant que le Monument à la police continuera à être attaqué aussi longtemps qu’il restera sur Haymarket Square, la ville le déménage finalement en février 1972 dans le hall du commissariat central, sur Eleventh and State Street. En 1976, il est – à nouveau ! – transféré dans la cour de l’Académie de police au 1300 West Jackson, hors de la vue du public, une carte de visiteur étant exigée pour l’admirer. L’énorme base de béton qui avait servi de piédestal au monument restera sur Randolph Street pendant deux décennies, comme un rappel visuel du degré de conflictualité qui a su entourer cet espace d’hier jusqu’à aujourd’hui.
Le monument temporaire : interventions du public, 1972-2004
L’absence de monument sur Haymarket entre 1972 et 2004 ne signifie pas pour autant que le site a été moins disputé, ou moins vivant : cet emplacement vide a permis l’inscription d’autres perspectives dans l’espace public. Un monument, par essence, est toujours déjà défini, limité, statique ; il laisse rarement de la place pour une participation extérieure 19. Il peut être l’objet de critiques, susciter des réactions de la part de celui ou celle qui le regarde. Mais un monument ne permet pas qu’on interagisse ou dialogue activement avec lui, en ajoutant une voix supplémentaire dans le paysage urbain – à moins bien sûr d’un geste radical. L’absence de statue à Haymarket a laissé le champ libre à de nombreux points de vue, par la création de monuments éphémères – dans le cadre d’actions temporaires, performances, et autres initiatives non institutionnelles – que des individus et groupes ont proposés, afin de défendre différentes versions « non officielles » de l’histoire de Haymarket, dans l’espace et la mémoire collective. Ces actions, entreprises en dehors de toute autorisation ou attribution gouvernementale, demeurent, à bien des égards, bien plus proches des idéaux des martyrs de Haymarket.
Une action de ce genre a eu lieu en 1996, juste avant la Convention nationale du Parti démocrate qui devait se tenir à Chicago. Kehben Grifter (un membre du groupe d’artistes activistes Maine Beehive Design Collective) et Evan Glassman créent alors une mosaïque à la mémoire des martyrs anarchistes et l’installent sur le trottoir du site de Haymarket, sans avoir demandé aucune permission officielle au préalable. À cette époque, tous deux travaillent à côté du site de Haymarket, et remarquent que les trottoirs sont en réfection et que le ciment humide commence à prendre : l’occasion rêvée pour installer la mosaïque. Alors qu’ils intègrent leur œuvre dans le ciment, ils sont repérés par des employés municipaux et interrogés. Pour se tirer d’affaire, ils évoquent quelques noms de la bureaucratie locale et en affirment que le projet a été approuvé par l’administration. Pour vérifier leurs dires, les agents municipaux contactés appellent leur supérieur et décrivent la mosaïque. La chance a voulu que le fonctionnaire ne comprenne ni le caractère illicite du projet, ni même le message ou la portée de la mosaïque sur le site de Haymarket. Mieux encore, le responsable municipal zélé insiste pour que les ouvriers installent la mosaïque à leur place ! Elle est resté cinq semaines sur place, et aurait pu y séjourner plus longtemps si un article du Chicago Tribune n’avait attiré l’attention sur elle, précipitant la réaction de la ville.
Le piédestal du Monument à la police a lui aussi été retiré en 1996, juste avant la Convention du Parti démocrate : la ville redoutant vraisemblablement que ce lieu ne soit une invitation à des interventions politiques. Pour beaucoup, ce retrait a été une grande perte, le piédestal vide témoignant des contestations qui ont historiquement entouré le Monument à la police, et se prêtant formidablement bien aux performances et interventions du public. Cependant, quand le bloc de ciment a été enlevé, il a laissé derrière lui un cercle géant, d’un diamètre de 5,5 mètres environ, indiquant clairement où le monument se tenait. Et les artistes ont rapidement pris conscience que le cercle constituait un terrain de jeu idéal.
Michael Piazza, artiste originaire de Chicago, a utilisé ce cercle pour sa série « Haymarket Eight-Hour Action Series », débutée en 2002. Piazza a eu l’idée de cette série après avoir assisté à la performance de l’imprimeur Rene Arceo, simple mais poignante. Arceo arrête sa voiture, grimpe sur le cercle et entreprend de le piétiner sous le regard de la foule. L’hommage de Piazza au piétinement d’Arceo (l’« Arceo Stomp ») a été d’organiser un appel, invitant d’autres artistes à conduire des actions durant 8 heures sur le site, expliquant :
« Depuis 1986, j’ai observé ce piédestal vide et j’ai réalisé la division qui existe entre un petit ensemble de personnes, conscientes de ce qu’il représente, qui détiennent ce savoir local et cette mémoire, et un autre ensemble qui le voit juste comme un piédestal vide. Cela m’a toujours fasciné 20. »
Selon Piazza, les artistes, par leurs talents et leur créativité, pouvaient reprendre en main cette histoire et la rendre plus visible. Cependant, après que Piazza a étudié le site, mesuré le diamètre du cercle, la ville, en connaissance de cause ou par hasard, l’a pavé, ne laissant aucun indice matériel de l’emplacement exact du Monument à la police.
Le premier projet de la série préparé avec Javier Lara et des étudiants de la School of the Art Institute, cousant un grand cercle orange pendant un grand atelier couture, offrait un rappel visuel de l’existence du monument. Le nouveau cercle sert alors de scène improvisée, comme pour la présentation de l’histoire de Haymarket par William Adelman et la reconstitution d’un discours de Eugene Debs par le muraliste John Pitman Weber. D’autres performances ont utilisé le cercle comme leur point d’arrivée. Pour une pièce intitulée « The Police Statue Returns » (« Le retour de la Statue de la police »), Larry Bogad a par exemple créé une marionnette qui a paradé depuis le Daley Center 21 pour traverser la ville et finalement regagner Randolph Street. À l’ancien emplacement du Monument à la police, un grand drapeau noir a ensuite été hissé sur le cercle, dans un geste contestataire.
Une autre pièce des Eight-Hour Actions Series, évocatrice du changement de dynamique politique à Chicago, a été celle du collectif « Hay ! Market Research Group », constitué de Lauren Cumbia, Dara Greenwald et Blithe Riley. Le groupe a installé une table sur Randoph Street à l’emplacement de l’ancien Monument à la police, attirant l’attention des passant·es avec une grande pancarte mentionnant différents slogans : « Que s’est-il passé ici en 1886 ? » ; « Coupable par association : qui est mort pour votre journée de travail de 8 heures ? » ; « 4 pendus, 1 suicide, 3 amnisties » et « Pendaison publique, injection létale, indifférence ? ». Quand les personnes s’approchaient jusqu’à la table d’information, elles pouvaient participer à des enquêtes portant sur Haymarket ou des sujets d’actualité. Dans presque toutes ces interventions, il était question de bien plus que de l’histoire de Haymarket. Les artistes parlaient du paysage urbain et de la culture au sens large.
Pour certaines de ces performances, Haymarket n’est qu’un point de départ. La proposition de Brian Dortmund pour la Eight-Hour Action Series est une promenade à vélo depuis Haymarket jusqu’au cimetière de Waldheim. Durant les années suivantes, Dortmund a continué à proposer cette ballade, changeant l’itinéraire pour que les promeneurs et promeneuses traversent différents lieux de Chicago, liés à l’histoire du mouvement ouvrier et des luttes révolutionnaires. Ceux et celles qui ont participé à cette action formaient une communauté, découvraient différentes histoires, dialoguaient et partagaient une expérience commune. Son œuvre a sûrement poussé d’autres personnes à se plonger dans l’histoire de Haymarket à travers des actions créatives. En 2011, Paul Durica a contribué à organiser une grande représentation sur le site originel de Haymarket pour le 125e anniversaire de la tragédie, collaborant avec la Illinois Labor Historical Society, le Drinking and Writing Theater, et le Haymarket Pub and Brewery. En costume d’époque, les participant·es ont lu à cette occasion les discours de Spies et Parsons.
Les Eight-Hour Actions Series et la représentation de Durica en 2011, aussi percutantes et créatives qu’elles ont été, n’ont cependant qu’une portée limitée. Une performance qui n’est vue que par peu de gens peut être rapidement oubliée et son impact reste faible. Sa dimension politique peut n’être considérée que comme un jeu, éloigné de l’importance des luttes ouvrières et de classes qui ont eu lieu en 1886, comme de celles d’aujourd’hui – et particulièrement concernant les immigré·es sans-papiers. La question du public et son analyse en termes de race, classe et genre, deviennent dès lors essentielles pour évaluer une œuvre.
L’actuel monument d’Haymarket de Mary Brogger :
pour un oubli de la lutte des classes
« Je pense que nous mettons en place une nouvelle façon de faire des monuments sur les sites historiques. On les fabrique pour qu’ils soient ouverts, et non pour qu’ils inspirent aux gens une interprétation particulière avec une réaction ou un sentiment prédéterminé. »
Nathan Mason, commissaire aux projets spéciaux
du Programme d’art public de Chicago 22
Cette citation de Nathan Mason rend bien compte de l’esprit dans lequel s’inscrit le nouveau monument, sculpté par Mary Brogger et désormais installé sur Desplaines Street. L’emplacement historique, après être resté vide pendant si longtemps, s’orne désormais d’un monument de style abstrait en bronze, avec des silhouettes d’un genre indéfini colorées d’une patine rouge, qui construisent et déconstruisent un wagon. Au pied du monument, quelques plaques racontent l’histoire de Haymarket en des termes choisis. Sa simple existence – un monument à la mémoire de Haymarket dans une ville qui a si longtemps refusé de reconnaître son histoire, hormis du point de vue la police – est étonnante et nous conduit à nous interroger… Pourquoi maintenant ?
Il serait trop facile de concentrer notre attention sur Mary Brogger, qui en est la sculptrice, pour juger du contenu du nouveau monument. C’est en réalité une coalition formée d’agences municipales, de syndicats, et d’historiens, qui se sont mis d’accord sur une série de paramètres dictant la manière dont le monument serait réalisé et le message qu’il porterait.
La Société historique du syndicalisme de l’Illinois (Illinois Labor Historical Society, ILHS) a joué un rôle clé dans ce processus. Depuis sa création en 1969, l’ILHS a milité en faveur de l’installation d’un monument permanent sur le site de Haymarket auprès de la municipalité de Chicago. Bien que la ville et la police ont mis des bâtons dans les roues de tout les projets de monument issus d’une perspective syndicale ou anarchiste, certaines personnes sont restées déterminées à renverser la vapeur. Deux personnages locaux, William Adlman, historien du syndicalisme, et Les Orear, militant syndical d’une usine de conditionnement ont ainsi décidé de mettre en commun leurs ressources et leur énergie pour fonder le Comité pour un mémorial aux travailleurs de Haymarket (Haymarket Workers Memorial Committee).
Quand l’ILHS a vu le jour, le 5 août 1969, le Comité s’est fondu dans un projet plus large. Avec d’autres activistes (dont Bill Garvey, l’éditeur du journal Steel Labor), l’IHLS a alors commencé un long travail de lobbying auprès des officiels de la ville pour un monument à Haymarket représentatif de la position syndicale. Une des premières étapes destinées à raviver l’intérêt du public a été une performance, dès 1969, sur le site où la bombe explosa en 1886. Studs Terkel 23 se tenait sur un wagon de fortune et parlait de l’histoire de Haymarket. La performance de Terkel, qui était une intervention publique à part entière, annonçait les actions des décennies suivantes cherchant à se réappropprier l’histoire du lieu, par le biais de nombreuses installations éphémères et performances.
À peu près au même moment, l’ILHS se met à organiser des rendez-vous au cimetière de Walheim, au cours desquels on peut écouter des présentations devant le Monument à Haymarket, à certaines dates anniversaires des moments clés de l’histoire de Haymarket. Le rôle de promotion de l’histoire ouvrière de Haymarket endossé par l’ILHS devient plus officiel encore en 1973, quand l’acte de propriété du Monument à Haymarket de Waldheim lui est transféré. L’ILHS assume par là-même sa fonction d’entretien et d’organisation des commémoration annuelles 24. Cependant, comme le note l’historienne Lara Kelland, cela ne s’est pas fait sans opposition de la part des anarchistes. On a vu souvent un petit groupe manifester à Waldheim pendant les événement de l’ILHS, criant des slogans et interagissant avec le monument, dans le but de gêner les cérémonies et de contester la façon de faire de l’ILHS 25.
Contre toute attente, en 1998, l’ILHS et la Chicago Federation of Labor (l’Union syndicale de Chicago) obtiennent l’oreille du maire Richard M. Daley et de son administration. Daley (le fils de Richard J. Daley, maire de 1955 à 1976) donne bientôt son feu vert à l’audition des différents projets de monuments, dont celui de la Chicago Historical Society et de la police de Chicago. Plutôt que d’attirer l’attention sur les martyrs anarchistes, l’explosion de la bombe ou le procès qui suivit, les décisionnaires arrêtent l’idée d’un wagon-tribune, avec pour thème général la « liberté d’expression ». Le wagon fait référence à l’endroit d’où Samuel Fielden s’est adressé à la foule le 4 mai 1886, juste avant que la bombe n’explose. Le concept de « liberté d’expression » quant à lui est plus insaisissable et abstrait. Don Turner, président de la Chicago Federation of Labor dans les années 1990, donne son interprétation d’un tel choix en ces termes :
« Je pense que la principale préoccupation était de détourner l’attention du public du rôle des anarchistes et d’en faire un enjeu de liberté d’expression, autour de la question du Premier amendement 26 – pourtant ce n’est pas comme si nous n’avions plus d’anarchistes 27. »
En 2000, une fois le principe du monument arrêté, son financement est assuré par un programme de l’État de l’Illinois, « FIRST », qui alloue 300 000 dollars au projet. En 2002, le projet est intégré au programme « Commémoration de la tragédie de Haymarket : monument pour la liberté d’expression et de rassemblement », dirigé par Nathan Mason, commissaire spécial à l’Art public de Chicago. Une fois le financement et le thème établis, l’étape suivante a été de choisir l’artiste qui donnerait forme à la vision déterminée par le comité. Dix artistes sont sélectionnés pour soumettre leur proposition à un comité ad hoc de huit conseillers, composé de représentants syndicaux, de la police, d’historien·nes et de membres de la communauté. La sculptrice Mary Brogger, originaire de Chicago, est alors choisie 28.
Bien que ce soit le premier passage de l’artiste devant une commission publique avec un projet figuratif, son monument à Haymarket remplit toutes les conditions fixées par le comité en proposant une vision non conflictuelle, axée sur le wagon-tribune et la liberté d’expression. Brogger affirme :
« J’étais convaincue qu’il n’était pas utile de montrer la violence. La violence ne me semblait pas importante, parce que cet épisode est représentatif d’idées qui dépassent cet incident en particulier. Je ne voulais pas construire une imagerie définitive. Je voulais suggérer la complexité de la vérité, mais aussi que chacun·e est responsable de ses actions et des conséquences de ces actions 29. »
Voilà ce qu’elle ajoute sur les symboles et le message du monument :
« Il contient une dualité. Quand on regarde la partie du wagon en train d’être construite, on voit des ouvriers dans la partie inférieure construire tous ensemble une plateforme sur laquelle les personnages en haut peuvent s’exprimer. Et sous l’angle du wagon en train d’être démantelé, on voit comment le poids des mots prononcés peuvent être à l’origine de la destruction du wagon. La morale de cette histoire est qu’on est responsable des paroles qu’on émet 30. »
Les commentaires de Brogger sont aussi ambigus que le monument lui-même ; on peut y entendre que les syndicalistes anarchistes n’ont eu que ce qu’ils méritaient pour avoir directement voulu défier la structure du pouvoir. Or, bien que Brogger paraisse clairement plus perturbée par le discours des anarchistes que par les tirs de la police dans la foule, se concentrer sur l’artiste n’est pas pertinent. Aujourd’hui, dans la majorité des projets d’art public, l’artiste est simplement embauché pour mettre en forme le sujet et le contenu que d’autres ont déjà défini. Il ou elle peut seulement y ajouter une dimension esthétique, et c’est uniquement sur ce point qu’on peut critiquer le travail de Brogger et ses efforts. Selon un commentaire sardonique de Michael Piazza, sa sculpture serait une « version romantico-cartoonesque du mémorial de la guerre de Sécession ». Mais blague à part, le vrai problème posé par son monument à Haymarket réside dans la nature de l’art public lui-même. Laisser un petit groupe d’individus décider ce qui sera installé dans l’espace urbain n’est pas sans conséquence pour l’histoire 31.
Le petit comité d’institutions municipales (sociétés historiques et organisations syndicales (l’ILHS, la Fédération syndicale de Chicago et le département de la police de Chicago) qui se sont accordées sur le contenu du monument n’a jamais discuté avec la population, et s’est trouvé bien incapable de refléter ses diverses catégories sociales. Au contraire, le processus passant par ce comité est resté exclusif et secret. Par exemple, seulement dix artistes ont été invités à soumettre des propositions pour le projet. Plus grave encore : les voix possiblement discordantes par rapport aux opinions du comité ont été tout simplement exclues. Depuis le début, les anarchistes ont été écartés de la discussion. Début 2004, Nathan Mason, le commissaire de l’Art public de Chicago préposé au projet, demande ainsi : « Qui diable pourraient-ils bien choisir pour se représenter 32 ? » Ce commentaire condescendant témoigne de la certitude qu’a eu le comité d’être l’organe le plus qualifié pour appréhender l’histoire d’Haymarket, ainsi que de leur mépris envers les opinions des anarchistes. En consentant un petit effort, le comité aurait pourtant facilement pu contacter des anarchistes de Chicago et d’ailleurs. Il ne l’a pas fait.
Le 14 septembre 2004, le nouveau monument a été inauguré. Sans surprise, la réaction du public à l’inauguration fut mitigée 33. Pendant la cérémonie officielle, les représentant·es de syndicats constitués et des policiers se sont auto-congratulé·es. Plusieurs des discours ont tourné autour de la thématique de la réconciliation : les plaies du passé et les divisions entre syndicats et policiers doivent se refermer. Un petit groupe d’anarchistes dans la foule ont cependant brandi des drapeaux noirs pour marquer leur dégoût pour l’événement. Un article du New York Times cite par exemple Steve Craig, l’une de ces voix dissonantes dans l’assemblée :
« Ces hommes, qui ont été pendus, sont présentés comme des socio-démocrates ou des réformateurs libéraux, alors qu’ils ont en réalité consacré leurs vies entières à l’anarchie et à la révolution sociale. S’ils étaient parmi nous aujourd’hui, ils réprouveraient ce projet et toutes les personnes impliquées dedans 34. »
Même si certain·es pourraient soutenir que le monument de Brogger est bienvenu, je regrette l’époque où le lieu comme son histoire étaient l’objet de conflits. Le nouveau monument, en se focalisant sur le thème abstrait de la liberté d’expression, évite l’affrontement et tente d’apaiser toutes les parties. Il fait disparaître comme par magie les blessures du passé et suggère que ces trois groupes disparates ont désormais atteint le point de réconciliation. Rien n’est plus faux. Bien que beaucoup de choses aient changé au cours des cent vingt-cinq années qui nous séparent de l’affaire de Haymarket, nous ne vivons toujours pas dans une société qui aurait fait de la lutte des classes une chose du passé. La division entre celles et ceux qui ont et celles et ceux qui n’ont rien s’est terriblement accentuée, et les méthodes pour marginaliser les travailleurs et travailleuses, les syndicats et les mouvements sociaux sont devenus incroyablement sophistiquées. Un monument peut bien réduire l’histoire conflictuelle de Haymarket à celle de la liberté d’expression, cela n’en devient pas vrai pour autant, pas plus que cela ne sert les luttes d’aujourd’hui