Des premières « affaires » médiatisées de lycéennes portant le hijab en 1989 à la loi de 2004 interdisant le voile à l’école – alors pudiquement qualifié de signe religieux ostensible –, la peur de l’islam a gagné l’État et les médias. Au cours de ces vingt dernières années, la France a lentement mais sûrement imposé un régime d’exception à toute une partie de sa population. Entretien avec Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, auteurs d’Islamophobie – Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », aux éditions de La Découverte, 2013.
Votre livre a pour sous-titre : Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman ». N’êtes-vous pas, de votre côté, en train de fabriquer l’idée d’une islamophobie ?
Vous commencez fort ! En adoptant une approche constructiviste de la réalité sociale, notre livre participe peut-être à la construction du « problème islamophobe », via la production de connaissances sur le phénomène social qu’est l’islamophobie. Mais mettre le doigt sur un « problème islamophobe », ce n’est pas le créer de toutes pièces, c’est simplement lui donner la possibilité d’être débattu dans l’espace public.
La peur de l’islam et des musulmans est donc un phénomène social réel en France ?
Oui, et nous participons à l’objectiver. L’enjeu central du débat actuel, c’est la question de la reconnaissance de l’existence même de l’islamophobie, comme phénomène idéologique et comme pratique, préjugé, ou phénomène discriminatoire. D’un point de vue juridique, nous voulons insister sur la « discrimination légale par capillarité », que nous avions définie dans un article en 2011 : « La logique d’exclusion se dissémine petit à petit dans plusieurs espaces sociaux et une nouvelle étape s’appuie sur les arguments juridiques “porteurs” de l’étape antérieure, condition essentielle pour être légitimée juridiquement1. »
La France se distingue de pays comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, etc., où le terme même d’islamophobie a depuis longtemps fait l’objet de débats. La reconnaissance du phénomène a même conduit à l’adoption de politiques publiques en tant que telles, notamment en Grande-Bretagne. En France, au contraire, c’est comme si on ne voulait même pas en entendre parler. Dès 2003, plusieurs tribunes, comme celles de Pascal Bruckner2 et de Caroline Fourest3, ont cherché à disqualifier ce vocable, le renvoyant à une invention des mollahs iraniens en 1979 pour empêcher toute critique de la religion musulmane. Or loin d’être une invention « orientale », il s’agit en fait d’une invention… française, due à un groupe d’« administrateurs-ethnologues » spécialisés dans les études de l’islam ouest-africain ou sénégalais au début du XXe siècle4.
Mais ces tribunes ont eu un effet performatif impressionnant : le terme d’ islamophobie est depuis devenu gênant et, jusqu’à très récemment, il n’a été utilisé dans la presse française qu’entre guillemets. Il a fallu attendre que le champ médiatique se renouvelle un peu, avec des titres comme Mediapart, et sa journaliste Carine Fouteau qui est allée à la rencontre de femmes portant le hijab pour raconter leur quotidien. Les conclusions de ses enquêtes ont débouché sur la description de ce qu’elle a appelé « l’islamophobie ordinaire5 ». Auparavant, il a pu exister des écrits sur l’islamophobie ordinaire, comme le livre Les filles voilées parlent6 publié en 2008, mais ils étaient voués à un black out médiatique sidérant.
Les différents espaces sociaux, les champs médiatique, intellectuel ou politique ont été traversés soit par une réticence, soit par une volonté de bannir le terme. La structure du champ médiatique fait que ceux qui occupent des positions de pouvoir, notamment au Monde, à Libération, au Figaro, à France Culture, etc., donnent le la d’un point de vue idéologique. En 2003 et 2004, dans la foulée de prises de position on ne peut plus claires, comme celles d’Alain Finkielkraut ou de Caroline Fourest, la quasi-totalité des journalistes ont ainsi soutenu le projet de loi visant à interdire le port du hijab à l’école. Mis à part quelques journalistes courageux comme Alain Gresh, Sébastien Fontenelle, Olivier Cyran, etc., un véritable consensus médiatique sur l’inexistence de l’islamophobie a émergé, qui s’articule avec la production d’un consensus médiatique islamophobe. L’un ne va pas sans l’autre, dans la mesure où la reconnaissance de l’islamophobie, notamment sa version violente, met en lumière la responsabilité des élites médiatiques dans la légitimation du phénomène.
Pour analyser la construction de ce consensus, vous utilisez la distinction entre établis et marginaux7, ce qui laisse penser que le terme d’ islamophobie serait un moyen pour les établis d’affermir leur pouvoir…
Nous avons voulu essayer de comprendre sociologiquement l’islamophobie, et de ne pas la réduire à un phénomène strictement idéologique. Certains chercheurs qui travaillent sur le sujet font un lien trop rapide entre les croisades, les Lumières, l’orientalisme, la période actuelle, comme s’il s’agissait à chaque fois de la même idéologie. Certains disent même que tout commence en 1492 avec la Reconquista espagnole.
Contre ces simplifications, nous avons plutôt décidé de mener une sociologie des élites dans une perspective historique, notamment en comparant la situation entre 1989 et 2003. En 1987 déjà, avec la commission présidée par Marceau Long sur la nationalité française8, apparaît l’idée que l’islam pose problème en soi. Cependant, on veut encore croire à la bonne marche de l’intégration : un processus d’assimilation serait capable d’aboutir à l’extinction de la pratique musulmane chez les enfants d’immigrés, pratique perçue comme incompatible avec les « coutumes » françaises. Ainsi, avant 1989, même si la majorité des élites administratives, médiatiques et politiques voient l’islam d’un mauvais œil, elles restent divisées sur la question de l’interdiction du port du hijab à l’école publique.
Or 1989 correspond à une remise en cause de la croyance dans l’homogénéité nationale et le processus d’assimilation. Régis Debray, Élisabeth Badinter, Catherine Kintzler et Alain Finkielkraut sont les pionniers de ce basculement, lorsqu’ils dénoncent un « Munich de l’école républicaine »9. Même si ce point de vue est dans un premier temps minoritaire, l’idée selon laquelle les jeunes filles ont trahi l’espérance intégratrice des « républicains » s’installe peu à peu, et elles incarnent désormais la montée en puissance des mouvements « islamistes » dans les quartiers populaires français.
Dans le champ politique, les divisions sur l’opportunité d’une interdiction du hijab à l’école se creusent, à droite comme à gauche. Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, considère qu’une nouvelle loi n’est pas nécessaire et qu’on peut se contenter de la position du Conseil d’État. Cette instance, la plus haute juridiction administrative, avait élaboré dès son avis du 27 novembre 1989 une jurisprudence reconnaissant le droit des jeunes femmes à porter le hijab à l’école si cela n’avait pas de caractère prosélyte. Cette position faisait consensus et, pour beaucoup, la rédaction d’une nouvelle loi pouvait être évitée10. En 1989, donc, même les plus réformistes des mouvements antiracistes comme SOS Racisme s’opposent à changer la législation en cours. Malek Boutih ou Harlem Désir prononcent en ce sens des discours qui dénoncent le caractère discriminatoire qu’aurait une radicalisation de l’interdiction du port du hijab.
En 2003, le rapport de forces s’est bouleversé, de manière progressive mais radicale. Le Haut Conseil à l’intégration11 (HCI), créé en 1989 et de facto dissous en 2012, réunissant des personnalités nommées par le gouvernement et chargées de rédiger des rapports et propositions sur les questions d’« intégration », a joué un rôle décisif dans la construction du « problème musulman ». L’analyse de ses rapports de 1989 à 2012 et de la composition sociale de toutes les différentes versions du HCI, sur le plan des discours comme sur celui des positions dans l’espace social, attestent de la marginalisation progressive des sciences sociales dans l’élaboration des discours sur l’islam et les musulmans. Ainsi, en 2000, le rapport L’islam dans la République est globalement opposé à l’interdiction du hijab à l’école publique, parce qu’il s’appuie sur les connaissances produites par des sociologues et des politistes spécialistes de l’islam. Seules la démographe Michèle Tribalat et la militante associative Gaye Petek contestent l’avis du HCI, au point que la première démissionne avec fracas. Tribalat devient par la suite la « prophétesse » et la caution « scientifique » du mythe de l’islamisation.
À partir de 2002, après le duel Chirac-Le Pen aux présidentielles, on assiste à un remaniement presque complet du HCI, avec un pôle politique fortement ancré dans la « droite décomplexée » et un pôle médiatique représentatif de la « droite complexée », pour reprendre les heureuses expressions de Frédéric Lordon (des personnalités de « gauche » comme Yamina Bengigui ou des journalistes comme Claude Imbert ou Jean Daniel). On a alors affaire à un tout autre régime de vérité, fondé sur les représentations médiatiques de l’islam et des musulmans.
Loin des recherches en sciences sociales, deux cadres de référence s’imposent peu à peu : les sources policières tout d’abord, qui demeurent la clé de compréhension favorite des médias pour tout ce qui concerne les classes populaires en général et l’islam en particulier. La deuxième source est plus originale – c’est à cette époque que sont popularisés les « témoignages édifiants » : à partir du livre Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody, paru en 1987, tout un genre littéraire a émergé, celui de la femme opprimée par l’homme musulman, qu’elle soit occidentale ou musulmane, comme dans Mariée de force12. Ces jeunes femmes (qui ont incontestablement vécu des choses très dures) deviennent la source par excellence pour dire la vérité de ce qu’est l’islam. Lors de la campagne présidentielle de 2012, même le candidat du Nouveau parti anticapitaliste, Philippe Poutou, s’était référé au livre de Chahdortt Djavann, Bas les voiles, pour discuter de l’islam de France. La multiplication de best-sellers sur ce thème renvoie pourtant à la révolution conservatrice qui s’opère dans le milieu éditorial, mise en lumière par Pierre Bourdieu13. À ces livres s’ajoutent des reportages télévisés – et des millions de personnes se retrouvent ainsi avec une connaissance partielle, fondée sur le spectaculaire, de la religion musulmane.
Ce qui est remarquable, c’est qu’une telle manière de voir les choses ait pu s’imposer parmi les « élites » : les hauts fonctionnaires, les conseillers d’État, certains universitaires, juristes, politistes et sociologues. En 2003, la « Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République », dite commission « Stasi », créée par Jacques Chirac, rend un rapport préconisant l’adoption d’une loi interdisant le hijab à l’école, laquelle sera finalement votée en 2004. Par le choix des personnes auditionnées reposant sur les sources dont je viens de parler, le rapporteur de la commission Stasi, Rémi Schwartz (ex-rapporteur au HCI), a réussi à donner l’impression d’une offensive islamiste à l’hôpital, à l’école, dans les armées, etc.
Pour comprendre ce qui se joue à ce moment-là, on peut citer le sociologue Alain Touraine, lorsqu’il se justifiera plus tard d’avoir voté pour l’interdiction : « Il n’est pas juste de dire que j’ai changé d’avis, c’est profondément la France qui a changé14. » Ainsi, entre 1989 et 2003, la marginalisation des sciences sociales et l’hégémonie du discours médiatique et policier sur l’islam se sont-elles conjuguées pour imposer une nouvelle évidence sociale : non seulement l’islam pose « problème » en soi, mais il faut trouver rapidement une solution au « problème ».
Pourrait-on alors dire que l’islamophobie s’est peu à peu substituée à la question de l’immigration, habituellement brandie par les élites pour asseoir leur pouvoir sur les classes populaires ?
Elle ne s’est pas substituée, elle s’est articulée. Aujourd’hui, quand on parle de musulmans, on sous-entend « étrangers ». C’est essentiellement la religion de l’autre, de celui qui n’est pas français. Le moment inaugural de la construction du « problème » musulman en France, après la guerre d’Algérie, ce sont les fameuses grèves ouvrières des années 1980, avec la constitution concomitante d’un « problème » de l’immigration ou des clandestins et d’un « problème » musulman. Cette coïncidence révèle un enjeu central : la question de la « légitimité présentielle » de l’immigration postcoloniale en France.
Au début des années 1980, lors du fameux tournant de la rigueur, le gouvernement socialiste prend ses distances par rapport aux classes populaires, et notamment immigrées : l’étranger qui est licencié n’a plus de raison d’être en France. Abdelmalek Sayad a bien analysé cette légitimité de l’étranger en France conditionnée à la question du travail15. Étranger-chômeur, ça n’a pas de sens. Ainsi, au moment même où il y a des licenciements massifs qui touchent principalement les immigrés, on leur dit ouvertement qu’ils ne doivent plus être présents, qu’ils doivent partir, car ils n’ont plus de travail : l’argument intégriste vient justifier les logiques d’expulsion et de disqualification.
Il faut se rappeler qu’à l’époque, les grèves des années 1980 ne sont pas décrites par les « socialistes » comme des grèves ouvrières, mais comme des grèves « saintes », des grèves « chiites » ou « intégristes », noyautées par des fondamentalistes16. Pourtant, les revendications sont classiques : contre les licenciements, pour l’amélioration des conditions de travail, etc. Il y avait seulement en plus la revendication d’un lieu de culte, souvent portée par les syndicats. La construction d’une des premières mosquées, à Renault-Billancourt en 1976, a été soutenue par la CGT – et même par une partie du patronat, qui considérait que si les travailleurs immigrés allaient à la mosquée, cela faisait du temps en moins passé au local syndical !
Mais les choses changent lorsque l’islamophobie vise les enfants d’immigrés postcoloniaux qui ont la nationalité française. Le « problème » musulman se détache en partie du « problème » immigré sans en être totalement déconnecté. On peut même dire qu’il se radicalise puisque, selon l’idéologie islamophobe, il est à la limite « normal » que des travailleurs immigrés restent musulmans, puisqu’ils ont été socialisés dans un pays musulman. En revanche, il est tout à fait « anormal » que leurs enfants, pour la plupart nés et élevés en France, persistent dans leur religiosité musulmane. Si, pour les premiers, la « solution » est l’expulsion physique du territoire, il en va tout autrement pour les immigrés postcoloniaux ayant la nationalité française : l’expulsion17 est intérieure, sociale, comme si l’on voulait inconsciemment rendre la vie impossible pour favoriser l’auto-expulsion, le départ à l’étranger ou le double exil. Les digues juridiques qui encadraient les diverses volontés d’expulser commencent à sauter peu à peu : la nationalité française pour un type spécifique de population est dès lors régulièrement sapée par la remise en cause de la double nationalité, du droit au travail, du droit à être éligible, du droit de porter un vêtement religieux dans l’espace public, etc.
On voit donc émerger la question de la légitimité de la présence en France d’étrangers, catégorisés comme de potentiels « intégristes ». Quels en sont les effets aujourd’hui ?
C’est plutôt l’inverse. C’est parce qu’on les perçoit comme illégitimes qu’ils sont qualifiés d’« intégristes » – ce qui est de nos jours la forme de disqualification suprême. Or l’illégitimité présentielle est étroitement liée à la position dans l’appareil de production : en ces temps de transformations du capitalisme, l’immigration postcoloniale est considérée comme surnuméraire, résiduelle, et c’est en ce sens que l’État expulse certains citoyens comme une entreprise licencie les salariés dont elle n’a plus besoin. Les présumés musulmans doivent en quelque sorte chercher une citoyenneté ailleurs, pointer au « Pôle emploi » des nations, c’est-à-dire bien souvent retourner dans leur « pays d’origine » – qui n’est pas ou plus véritablement le leur.
Or la construction du « problème » musulman aurait pu être formulée de manière tout à fait différente. On aurait pu dire qu’il existait un « problème » musulman relevant de l’inégalité des droits et de l’impossibilité d’exercer sa liberté de culte. On aurait pu favoriser la création de lieux de culte, faire en sorte que les rites respectent des exigences législatives, sanitaires, etc. Selon Bourdieu, la question patente du débat de 1989, « Peut-on accepter les filles qui portent le hijab à l’école publique ? », cachait une question latente « Peut-on accepter ou non l’immigration nord-africaine en France ? »18. Cette question-là est restée la même aujourd’hui.
Pour le dire en des termes plus crus, cela veut-il dire que c’est la simple présence de l’islam sur le territoire français qui pose problème ?
Une fois que la loi de 2004 a été votée, on aurait pu penser que c’était réglé, que c’était la solution pour atteindre deux objectifs : 1) empêcher que les filles qui ne portent pas le hijab subissent la pression de celles qui le portent, et 2) endiguer la montée de l’« islamisme » en France. Et accessoirement que les filles qui le portent l’enlèvent. Mais cela n’a fait au contraire qu’exacerber les tensions sociales sur cette question : dès la fin de l’année 2004, les pionniers de la prohibition ont commencé à dire que ce n’était pas suffisant. La présence des femmes qui portent le hijab, ou de gens qui s’affirment musulmans de manière visible ne pose plus désormais seulement problème à l’école « laïque », mais à la société dans son ensemble.
C’est à partir de là que l’État et les instances juridiques instituent ce que vous appelez « un régime juridique d’exception » par rapport à l’islam. Vous décrivez l’islamophobie comme « une persistance contemporaine des modes de gouvernance d’inspiration coloniale ». La France aurait-elle encore aujourd’hui, avec ses propres citoyens de confession musulmane, le même rapport qu’elle avait avec les indigènes colonisés en Algérie, ou ailleurs ?
Pas tout à fait. Le lien entre passé colonial et présent postcolonial ne peut se résumer dans un continuum. Il y a plutôt une logique de continuités/ruptures : les rapports sociaux se reproduisent d’une période à l’autre, mais en se transformant. À l’époque coloniale, la question du dévoilement, le fait d’obliger les femmes à se dévoiler19 s’insère dans une lutte entre nationalistes algériens et colonialistes. Transformer les femmes, c’est asseoir une domination coloniale et maintenir un pouvoir au plus près de la société colonisée.
Or la logique territoriale des anciennes colonies n’est plus d’actualité. La question du dévoilement est désormais devenue une technologie de pouvoir pour « gérer » la subjectivité musulmane, pour reprendre le vocabulaire de Michel Foucault. La « nouvelle laïcité », selon l’expression de François Baroin20, est une technique disciplinaire : pour être pleinement Français, et donc citoyen à part entière, il ne faut plus être un musulman « visible », il faut retirer le hijab. S’obstiner à le porter doit se payer : cela vous exclut des espaces sociaux – dans le monde du travail, à l’université, dans la fonction publique, etc. Aujourd’hui, c’est devenu l’un des signes de distinction entre les bons et les mauvais Français, et c’est en ce sens qu’on peut comprendre le rapport entre le passé colonial et le présent postcolonial. Dans Les frontières de l’« identité nationale »21, j’ai proposé une définition du concept d’héritage colonial et analysé comment il a joué, et joue encore en partie, dans les procédures d’acquisition du droit de la nationalité.
Mais il faut aussi analyser la disciplinarisation « laïque » de la subjectivité musulmane dans le cadre plus large de la construction de l’État laïque, de la formation du « séculier » selon l’acception de l’anthropologue Talal Asad22. On peut dire que l’État laïque à la fois se distingue et prolonge l’État religieux dans la mesure où, tout en instaurant une séparation juridique entre l’État, les églises et les libertés de conscience et de culte, il perpétue le modèle ecclésial en produisant ses propres doctrines, institutions, rituels et clercs laïques, formant une sorte de religion civile. Autrement dit, il y a du sacré même dans l’État laïque, dont les contours sont déterminés par les luttes entre « orthodoxes » et « hétérodoxes », notamment autour de la définition du concept de laïcité.
La « nouvelle laïcité » est devenue la nouvelle orthodoxie, et ce basculement de l’idéologie dominante de l’État laïque illustre à la fois une sorte d’épaississement de l’« identité nationale » et sa réduction à la condition des nationaux blancs. Tout ceci se traduit par une logique disciplinaire avouée : sous couvert de laïcité, la parole raciste est complètement libérée, les injonctions à l’assimilation se font de plus en plus violentes et le contrôle des corps musulmans est quasiment devenu un secteur d’action publique. La construction du « problème musulman » a eu des effets disciplinaires directs puisque les institutions laïques (école, prison, hôpital, armée, etc.) s’inquiètent de « leurs » musulman-e-s, lancent des appels d’offres aux universitaires pour évaluer le niveau de leur « problème musulman » et suivent les recommandations de ces experts en menant une politique publique spécifique.
Le cas le plus emblématique est bien sûr l’école publique laïque avec l’interdiction générale du port du hijab et la suspicion à l’encontre des personnels supposés musulmans (surveillants et professeurs). Depuis quelques années, les « craintes » se multiplient aussi dans l’administration pénitentiaire autour de la question de la « radicalisation musulmane », au point qu’un véritable racisme institutionnel s’est mis en place23. Malheureusement, certains sociologues-experts participent à la logique disciplinaire, en adoptant le point de vue institutionnel et, parfois, en théorisant la racialisation des musulmans (par exemple au travers de l’opposition entre « prisonniers laïques » et « prisonniers musulmans »).
De la même manière qu’il y a eu une résistance des colonisés à l’oppression des colons, de quel ordre sont les réactions des personnes visées aujourd’hui en France par ce régime juridique d’exception ?
La résistance des colonisés est très différente. Attention à ne pas édulcorer la violence coloniale en faisant des comparaisons hâtives. En situation postcoloniale, elles sont variées. On peut parfois observer une sorte de « néo-marranisme », du nom des juifs marranes qui, lors de l’Inquisition, se sont convertis au christianisme. Tout en maintenant secrètement leurs habitudes religieuses, certains musulmans choisissent d’invisibiliser leurs pratiques dans l’espace public comme le jeûne du ramadan, le port de la barbe ou du hijab, etc. C’est une sorte de stratégie de résistance par la dissimulation. D’autres stratégies consistent plutôt à se maintenir dans un entre-soi : on est tellement disqualifié à l’extérieur qu’on va rester entre nous. Certains décident en revanche de se mobiliser politiquement en affirmant une identité musulmane assumée « compatible » avec la « République ». On observe aussi de plus en plus de décisions d’auto-expulsion ou d’émigration pure et simple, notamment vers les pays anglo-saxons, mais le recours au droit constitue l’un des principaux ressorts de la lutte contre l’islamophobie, dans une dimension collective et publique.
Comment se manifeste cette mobilisation par le droit ? Et surtout, comment l’outil juridique peut-il être réellement efficace alors même que la loi française, selon votre étude, est discriminatoire à l’égard des musulmans ?
Les rapports entre droit et islamophobie sont complexes. D’un côté, la législation française légitime la volonté d’expulsion intérieure de certains musulmans, mais il ne s’agit pas d’une législation raciste stricto sensu comme la France l’a connue durant la période coloniale et vichyste, puisque l’on a affaire à une autre formulation du stigmate religieux. Comme le soulignait Hannah Arendt, on peut « échapper » au judaïsme par la conversion, mais on ne peut pas « échapper » à la judéité. L’islamité comme attribut racial existait durant la période coloniale, comme l’illustre la ségrégation sociale et politique qui en a résulté. Même converti au christianisme, l’indigène musulman d’Algérie ne sort pas de sa condition de musulman.
Cependant, l’islamité coloniale est différente de l’islamité postcoloniale. La judéité issue de l’antisémitisme et l’islamité coloniale ont un fond racial beaucoup plus fort que l’islamité postcoloniale. De nos jours, même si l’islamophobie contemporaine tend à faire de l’islamité un attribut permanent et définitif, les musulmans en France ne sont pas dans la même situation politique et juridique. Ce ne sont pas tous les musulmans qui sont visés par le droit, mais une partie d’entre eux, et plus spécifiquement certaines femmes, qui portent le hijab ou le niqab, qui sont des signes religieux réversibles. C’est justement sa différence avec le droit colonial qui rend le régime postcolonial d’exception plus puissant : il ne s’agit pas d’un droit raciste brut, auquel on pourrait s’opposer frontalement, mais d’un droit mouvant qui s’insère dans la marge d’interprétation des juges et dans le pouvoir discrétionnaire de l’administration, lesquels interprètent les textes constitutionnels et les conventions internationales selon un préjugé islamophobe.
D’un autre côté, le droit est une ressource très puissante pour lutter contre ce régime juridique d’exception, voire le dernier rempart lorsque la bataille politique semble perdue. Des mouvements associatifs comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) collaborent avec des avocats, avec l’objectif de provoquer des jurisprudences favorables aux droits des victimes de l’islamophobie. Dans la mesure où, depuis le début des années 2000, les juridictions suprêmes françaises, Conseil constitutionnel, Cour de cassation et Conseil d’État, tendent à suivre le mouvement de l’islamophobie politique, il faut plutôt compter sur les cours européennes (Cour européenne des Droits de l’Homme – CEDH – et Cour de justice de l’Union européenne – CJUE).
L’objectif des associations est de marginaliser la France, grâce à une jurisprudence européenne plus favorable aux droits fondamentaux. Mais les rares affaires qui ont su « monter » jusqu’à la CEDH ont suscité beaucoup de déception, puisque la Cour a légitimé la loi du 15 mars 2004 sur le port du hijab à l’école publique, au nom de la spécificité française de la laïcité24, et la loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage, au nom du « vivre ensemble »25. Ces défaites juridiques conduisent les associations à se demander : si le droit européen n’est pas avec nous, que nous reste-t-il pour empêcher l’extension du régime d’exception ?
• Téléchargez le guide pratique du CCIF.
• Sur le même sujet, on pourra consulter le dossier « Croisades phrygiennes » préparé par la revue Z pour son dernier numéro paru en juin 2014 : Vénissieux, la rouge et la révolte, Z n°8 disponible en librairie.
- Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, « L’extension de la “fonction publique” : argument juridique d’une discrimination légale », décembre 2011, http://islamophobie.hypotheses.org/66. ↩
- Pascal Bruckner, « L’invention de “l’islamophobie” », Libération, 23 novembre 2010. ↩
- Caroline Fourest et Fiammette Venner, « Islamophobie ? », ProChoix, n° 26-27, 2003. ↩
- Voir le chapitre 4 du livre. ↩
- Voir notamment ses articles : « Cinq femmes racontent l’islamophobie ordinaire », Mediapart, 24 janvier 2013 ; «&nsbsp;Islamophobie, racisme anti-musulman : le sens caché des mots », Mediapart, 26 juillet 2013. ↩
- Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent, La Fabrique, 2008 ↩
- Distinction établie par le sociologue Norbert Elias. ↩
- Commission sur la nationalité instaurée en juillet 1987 par Jacques Chirac, alors premier ministre, proposant de remettre en cause le principe du droit du sol instauré en 1889, en introduisant l’idée que les enfants nés en France de parents étrangers devaient manifester à leur majorité leur volonté d’être de nationalité française. ↩
- Régis Debray, Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, « Profs, ne capitulons pas ! », Le Nouvel Observateur, 2-9 novembre 1989. ↩
- Par une décision du 2 novembre 1992 (n° 130394), le Conseil d’État avait annulé l’article du règlement intérieur du collège Jean Jaurès de Montfermeil qui interdisait « le port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d’ordre religieux, politique ou philosophique », sur le fondement duquel deux collégiennes portant le hijab avaient été exclues. Le Conseil d’État avait alors posé comme principe que « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou à d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public ». ↩
- Julien Beaugé et Abdellali Hajjat, « Élites françaises et construction du “problème musulman”. Le cas du Haut Conseil à l’intégration (1989-2012) », Sociologie, vol. 5, n°1, 2014, p. 31-59. ↩
- Leïla, Mariée de force, Paris, J’ai lu, 2005. ↩
- Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 126-127, mars 1999. ↩
- Philippe Bernard, « Membre de la commission Stasi, Alain Touraine raconte sa conversion au principe d’une loi », Le Monde, 18 décembre 2003. ↩
- Abdelmalek Sayad, La double absence, Paris, Seuil, 1999. ↩
- Voir Vincent Gay, « Marche ou grève – Consécration du “mouvement beur” et stigmatisation des travailleurs arabes », Revue Z, n° 8, été 2014. ↩
- Sur ce point, voir le dernier ouvrage de Saskia Sassen, Expulsions, Harvard University Press, 2014. ↩
- Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001, Science sociale et action politique, Marseille, Agone, 2002. ↩
- Cf. Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », L’an V de la révolution algérienne, Paris, Maspero, 1959, rééd. La Découverte, 2011. ↩
- Ancien ministre de Nicolas Sarkozy et de Jacques Chirac, François Baroin a rédigé en 2003 un rapport intitulé « Pour une nouvelle laïcité ». ↩
- Les frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012. ↩
- Voir Talal Asad, Formations of the Secular : Christianity, Islam, Modernity, Stanford University Press, 2003. ↩
- Voir Claire de Galembert, «&nbs;La gestion de l’islam en prison : un racisme institutionnel ? », séminaire « Islamophobie », EHESS, 19 avril 2013, http://islamophobie.hypotheses.org/308. ↩
- CEDH, Aktas c. France, 30 juin 2009, 43563/08, http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001-93697. ↩
- CEDH, Grande Chambre, S.A.S. c. France, 1er juillet 2014, 43835/11, http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx?i=001-145240. ↩