Jonas Staal est un artiste contemporain hollandais dont le travail questionne les liens entre art et idéologie. Il a soutenu une thèse de doctorat intitulée L’Art et la Propagande au XXIe siècle et travaille, depuis 2012, à l’organisation de sommets internationaux réunissant des groupes considérés comme terroristes par les institutions internationales. En 2015, il a élaboré avec son studio un parlement pour le gouvernement autonome du Rojava. Nous voulions questionner la manière dont se nouent pour lui production artistique et engagement politique1.
Une grande partie de votre œuvre se construit autour de la notion de propagande, quelle en est votre définition ?
Dans le cadre de mes recherches sur les relations entre art et politique, je me suis appuyé sur le travail de Jacques Ellul, un théologien philosophe. Selon lui, la propagande est l’ensemble des moyens par lesquels un pouvoir se performe. Elle est donc présente dans chaque situation dans laquelle il y a du pouvoir : à partir du moment où le pouvoir est agi, il y a des institutions qui participent à sa performance. Ce qui ne signifie pas qu’il y a nécessairement une personne identifiable derrière, un lien immédiat avec un⋅e commanditaire. Dans les États qui s’identifient comme démocratiques, on s’arrange d’ailleurs pour que le lien entre commanditaire et créateur ne soit pas directement établi, précisément pour ne pas être identifié comme faisant de la propagande. Parce que c’est une accusation qui permet à ces États d’en disqualifier d’autres qu’ils jugent moins démocratiques.
Vous vous êtes particulièrement intéressé aux formes de propagande s’exerçant dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».
Dans ce que l’on nomme « guerre contre le terrorisme » – le terme fait écho aux déclarations Georges W. Bush suite aux attentats du 11 septembre 2001 – la propagande se manifeste par de grands récits qui contribuent à créer l’idée d’un collectif qui ne serait pas constitué par des intérêts communs mais par un danger qui vient du dehors. Ces récits sont hérités de la guerre froide, au cours de laquelle le système politique et éducatif a mis en place une institutionnalisation d’un imaginaire culturel instaurant une opposition entre un « Eux » et un « Nous ». Le rôle de la propagande dans la lutte contre le terrorisme, c’est de créer un imaginaire autour d’un ennemi qui n’existe souvent pas, un danger qu’on ne peut pas identifier de manière claire, qui change tout le temps de forme. Cet imaginaire a besoin d’un support artistique, c’est-à-dire de gens qui travaillent sur l’image de la menace. Les films d’Hollywood en sont un très bon exemple. Une menace pour la communauté survient, un requin, un alien, une comète, une catastrophe naturelle, face à laquelle militaires et citoyen⋅nes réagissent à l’unisson, quelles que soient leur couleur de peau ou leur classe sociale. Ainsi l’injustice sociale, les inégalités de revenu, d’accès au soin, le racisme systémique, la domination masculine s’effacent devant un danger plus grand.
En l’absence de commanditaire identifié⋅e, qu’est-ce qui préside à cette propagande ? Qu’est-ce qui instaure ces narrations ?
Ces grands récits ne se développent pas parce qu’il y a des hommes et des femmes derrière le rideau, qui contrôlent le système ; ils sont internalisés sur de longues périodes, au point que les personnes qui les réactivent n’ont pas conscience de rendre ce service. La révolution industrielle a permis à ces grands récits de structurer nos vies bien plus fortement qu’auparavant : ils ont aujourd’hui un impact massif sur les imaginaires collectifs. Incarnés par des générations entières, cela devient une culture commune. Cependant, qu’il n’y ait pas de commanditaire n’enlève rien au fait qu’il y a des personnes et des groupes que l’on peut identifier et qui manipulent directement ou indirectement ces récits. Celles et ceux à qui ces guerres bénéficient le plus, et qui tirent profit des structures de peur qui occultent de vrais menaces, sociales et politiques, comme la paupérisation d’une partie de la population, le maintien des inégalités, la criminalisation de l’immigration. Si ces récits sont incarnés par tout un chacun, et si, en un sens, nous en sommes tous et toutes complices, cela ne met pas cette complicité au même niveau que celle des groupes qui en profitent directement.
Il existe au Pentagone une instance, la Pentagone Film Liaison, basée à Los Angeles, qui fournit du matériel militaire pour la réalisation d’un film, sur demande. Un film comme Transformers peut économiser des milliers de dollars en bénéficiant de cette aide. Elle est souvent indispensable : sans elle, le film ne se fait pas. Il faut d’abord envoyer le scénario, qui subit un contrôle prétendument factuel, qui s’assure que la représentation de l’armée est « précise » – c’est-à-dire conforme à la manière dont elle veut être représentée. Ce contrôle soi-disant factuel sert à fragiliser les projets qui ne relaient pas une représentation consensuelle de l’armée. La notion de propagande est d’ailleurs utilisée pour disqualifier les projets qui ne sont pas dans les clous. Le film Thirteen Days (Roger Donaldson, 2001) par exemple, qui porte sur la crise des missiles cubains et qui n’est pas très tendre avec le rôle joué par l’armée américaine dans ces événements, n’a pas bénéficié de ce coup de main matériel ; et ça se voit. Sans matériel militaire, le film peine à donner à voir la réalité du conflit qu’il met en scène. Un film comme Charlie Wilson’s War, avec Tom Hanks, raconte comment la CIA a soutenu les Talibans pour combattre l’URSS. Le Pentagone a opéré une série de corrections dans le scénario pour gommer tous les éléments qui pouvaient suggérer le lien entre le financement des Talibans et la constitution d’Al Qaida. Alors que le film aurait pu participer à une compréhension historique populaire de l’actualité politique – les films populaires ont, selon moi, cette responsabilité-là – ce type de coupe empêche cette intelligence qui nous permet de réagir face aux événements qui prennent place devant nous.
Comment, de son côté, l’art contemporain intervient-il face à ces grands récits politiques ?
L’art contemporain produit plutôt des micro-performances, comparativement aux macro-performances que produit le cinéma. On pourrait évoquer Travor Paglen qui a fait un travail considérable sur les « black sites » (The Black sites, 2006) 2, ces lieux tenus secrets de la lutte contre le terrorisme, les lieux de torture entre autres. Il a mené une enquête fantastique, à partir de prises de vue au téléobjectif, pour cartographier ces espaces qui ne sont même plus mentionnés sur Google Maps. Il s’est aussi posté dans un hôtel à Las Vegas pour suivre tous les avions qui ne sont pas identifiés, et qui transportent les citoyen·nes œuvrant dans ces black sites. Il tente de dévoiler cette géographie-là mais, ce faisant, son travail dénote une certaine fascination, une obsession pour le secret, qui fétichise en un sens ces pratiques de guerre secrètes. Même s’il a une intention critique, son œuvre participe de la mythologisation de la guerre contre le terrorisme. « Black budget », « dark infrastructure », « secret géographies » : ces formules n’aident pas à comprendre in fine les conditions matérielles qui créent ces guerres, mais participent au culte autour des symboles et de cette matérialité dissimulée. C’est le beau paradoxe de son travail qui, d’une part, cherche et parvient à documenter des aspects de cette guerre et, de l’autre, participe du mythe d’un pouvoir qui se situe en dehors de notre compréhension.
Je pense aussi au groupe d’artistes activistes américains « Not An Alternative ». Ses membres proposent des outils aux mouvements sociaux. Ils ont travaillé entre autres avec Occupy Wall Street pour créer des rubans de plastique, du même type que ceux utilisés par la police pour délimiter la zone d’un crime, où il était marqué « Occupy » (Occupy Tape, 2011) et qu’ils ont distribué aux manifestant·es à New York et ailleurs. Ces dernier·es les utilisaient pour délimiter les espaces qu’ils et elles avaient entrepris d’occuper : ce moyen détourne et récupère des langages visuels autoritaires pour en faire un autre usage. Voilà une manière de contribuer à des changements politiques en apportant une compétence de morphologie visuelle à certains mouvement sociaux par exemple.
Ces dernières années, votre travail s’est essentiellement consacré à une œuvre politique de grande ampleur, le New World Summit (NWS), pouvez-vous nous raconter de quoi il s’agit ?
C’est une organisation politique et poétique, créée en 2012, qui regroupe des architectes, des designers, des chercheur⋅es politiques et des diplomates. L’idée est de créer des parlements alternatifs, fictifs – dans des espaces publics, des théâtres ou des centres d’art – à l’occasion desquels sont invités des groupes blacklistés ou apatrides, dans tous les cas exclus des processus démocratiques institutionnels parce qu’ils figurent sur les listes d’organisations terroristes. Nous avons réalisé que le domaine de l’art pouvait faire advenir une assemblée qui n’était plus possible dans les cadres démocratiques traditionnels. Il y a eu six sommets depuis 2012, à Berlin, à Leyde aux Pays-Bas, à Cochin en Inde, à Bruxelles, au Rojava dans le nord de la Syrie, et à Utrecht. Ont pris part à ces sommets des groupes tels que le Mouvement des femmes kurdes, le Mouvement national pour la libération de l’Azawad, le Front national démocratique philippin, des indépendantistes basques, etc. Certains groupes ont participé à un seul sommet, alors qu’avec d’autres, tel le gouvernement autonome du Rojava, la collaboration s’est poursuivie au-delà.
Un tel programme implique de sélectionner des participant⋅es, sur quels critères invitez vous ceux et celles qui prendront part aux parlements alternatifs ?
Dès le premier sommet nous avons contacté systématiquement tous les groupes blacklistés par les institutions internationales que nous étions en mesure de joindre 3. Le fait même qu’ils soient blacklistés les rend bien sûr difficiles à localiser. Il se trouve que les groupes qui ont répondu à l’invitation ont été ceux qui ont une histoire liée aux mouvements sociaux ou anticoloniaux et qui ont une vision démocratique – même si cela ne correspond pas nécessairement à l’idée libérale de la démocratie que l’on connaît. Par la suite, on peut dire que le NWS est modelé par son processus même : nous n’allions pas inviter des organisations qui refusent la présence de groupes participant déjà à l’expérience ; ainsi la collaboration du gouvernement autonome du Rojava au NWS exclue nécessairement une invitation de l’État islamique.
Vous êtes-vous confronté⋅es à des groupes très éloignés de vos affinités politiques, des groupes d’extrême-droite par exemple, dans le NWS ?
Non, heureusement pour nous, la question ne s’est pas posée. Il se trouve, et c’est surprenant, que sur les listes internationales de terroristes, il n’y a pas de groupes d’extrême-droite. Une des rares exceptions est le Kach, un groupe sioniste religieux , mais il n’existe plus aujourd’hui – même s’il a encore des sympathisant⋅es. La plupart des organisations sont soit communistes ou plus largement de gauche, soit religieuses.
Quel est l’intérêt pour ces groupes de participer au NWS ?
Ce que l’on gagne avec n’importe quel sommet : rencontrer d’autres organisations, établir des liens, obtenir une certaine visibilité, une certaine légitimité.
Le constat qui semble présider au NWS est celui d’une crise de la représentation démocratique, qui ne serait pas suffisamment fonctionnelle parce qu’elle exclurait certains groupes. Mais on peut aussi voir la fin de la démocratie dans la représentation même, comme une confiscation du pouvoir au peuple. Votre geste d’intervention artistique consiste pourtant à offrir une place dans ce type de dispositif, c’est-à-dire une tribune et un apparat, à celles et ceux qui n’y ont pas accès. La réinvention de la vie démocratique passe-t-elle nécessairement par la reconduction d’un dispositif représentatif, même déplacé ?
Il s’agit surtout d’essayer de comprendre quelles sont les limites de nos systèmes de représentation. C’est un endroit où l’on se demande : qu’est-ce qu’être un peuple ? Qu’est-ce qu’être une communauté ? Sur quels principes la fonder ? Sur quelles idées ? Personne ne gouverne dans ce parlement. Le seul parlement que l’on ait bâti dans le cadre de NWS et dans lequel il est envisagé de gouverner est celui que l’on construit pour le Rojava, où précisément la Constitution réduit le pouvoir centralisé au strict minimum.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette collaboration avec le gouvernement autonome du Rojava ?
Le Rojava est une région kurde au nord de la Syrie qui a acquis une autonomie de fait. Le système politique mis en place est fondé sur l’autogouvernance locale, l’égalité hommes-femmes et l’économie communale. C’est un système incroyablement fragile qui est attaqué de toutes parts, par les troupes d’Assad, par la Turquie d’Erdogan, par l’État islamique.
Le gouvernement autonome du Rojava participe aux sommets NWS depuis 2012, depuis le début. En 2015, ils nous ont invité à participer à la création et à la documentation d’un nouveau modèle démocratique, qu’ils appellent stateless democracy, la démocratie sans État. Ils nous ont commandé l’élaboration d’un parlement, non plus temporaire mais permanent. Nous l’avons designé et avons commencé à le construire dès 2015. Nous espérons pouvoir l’ouvrir bientôt 4. On a imaginé une nouvelle forme de parlement, mi-sculpture mi-manifeste, qui puisse contribuer à faire voir ces formes poétiques qui échappent aux compréhensions politiques telles qu’elles existent aujourd’hui. C’est pour le NWS une manière de contribuer modestement à la révolution en cours, à une nouvelle idée du pouvoir et aux formes sous lesquelles il pourrait se manifester. C’est ça, le vrai travail de l’imaginaire.
Comment s’articule le travail collectif et votre position d’auteur ?
Je travaille en collectif mais, en même temps, je suis le responsable final de la trajectoire qu’aura la création, c’est le Jonas Staal Studio qui signe l’œuvre. Je crois que la démocratisation est plus efficace quand il y a une certaine organisation, une discipline et une hiérarchie dans la manière que l’on a de créer. Participer à l’expérience d’Occupy m’a appris à me méfier de l’idée d’horizontalité. Souvent, cela masque des structures de pouvoir qui ne sont pas dites. Il est très important d’être conscient que le pouvoir est toujours là ; la seule manière d’engager le pouvoir différemment, c’est de reconnaître les processus dans lesquels il se manifeste.
À force de faire ces expérimentations, peut-on dire qu’un savoir émerge ? Est-ce que tu vas pouvoir faire un guide à l’usage d’autres collectifs avec des conseils pour organiser son assemblée ?
La forme à laquelle on a convenu pour les parlements du NWS – qui ont été ronds, carrés, ovales – a eu chaque fois beaucoup d’influences sur ce qui a pu prendre place, sur ce qui a été décidé. Un savoir se constitue donc mais c’est un savoir impraticable. Par exemple, si l’on doit faire une assemblée dans un théâtre, le premier travail serait de créer à l’intérieur un nouvel espace pour annuler la scénographie préexistante : ça demande énormément d’argent. Les espaces politiques, sportifs, culturels avec lesquels on compose sont déjà extrêmement scriptés, il faut faire avec. Nous partons de l’existant et nous essayons de changer de petites choses. Par exemple, nous faisons en sorte que la lumière ait la même intensité sur le public que sur l’orateur ou l’oratrice. C’est une manière de ne pas invisibiliser celles et ceux qui sont présent·es, qui se sont déplacé·es. La plus grande partie de notre vie existe au travers de médiations, via des écrans notamment, alors quand des gens se déplacent pour se retrouver physiquement au même endroit, c’est une chose qu’il ne faut pas négliger.
Un autre exemple : à la moitié du processus du NWS, on a rejeté la chaise. La chaise, c’est la manifestation visuelle de la démocratie libérale ultime, c’est l’individu siégeant, souverain. Une chaise ne peut qu’être occupée ou vide. Quand tu rentres dans un espace où il y a 120 chaises et 100 personnes, tu vois toujours en premier celles et ceux qui ne sont pas là. L’œil ne va pas à celles et ceux qui ont pris la peine de se déplacer physiquement, pour être là, pour être ensemble dans un espace, mais aux absent·es. Nous avons donc plutôt opté pour des bancs. Parce qu’une personne sur un banc, c’est un banc occupé. Vingt personnes sur un banc, c’est aussi un banc occupé. Et quand il n’y a personne sur le banc, l’espace disparaît. Il est si bas que les yeux vont au-delà, aux bancs occupés. Donc les bancs, c’est très bien. Il se trouve que ce n’est pas toujours le plus confortable, mais c’est une autre discussion.
Une autre chose qu’on a apprise : quand tu es dans un espace de plus de 250 personnes, tu ne te sens plus faire partie du groupe, que ce soit dans un cercle, un ovale ou autre. Comme si on était dans un espace mais que l’espace était hors de nous. 250 est selon mon expérience le nombre de personnes au-delà duquel tu as besoin d’écrans. Cela signifie en définitive qu’un peuple ne peut être médié. Il n’existe pas d’espacedans lequel le monde puisse s’assembler. Le peuple peut-être invoqué mais ne peut jamais être présent.
On a aussi beaucoup réfléchi à la question du cercle. Le cercle est la forme la plus forte qu’ait créée une communauté et, en même temps, c’est une des formes les plus excluantes. Si tu fais partie d’un cercle quand il commence, il représente l’unité et la communauté, mais si tu arrives dans un cercle qui est déjà formé depuis une heure, ce sera très difficile d’y trouver une place. C’est le problème des mouvements populaires, c’est souvent difficile de les rejoindre si l’on n’en a pas fait partie dès leur naissance. Même dans les formes associées à l’égalitarisme, à l’unité, il y a des processus d’exclusion auxquels il faut être attentif. Essayer de chercher un langage de l’égalitarisme exige de toujours se confronter aux exclusions que créent ces intentions.
Pourquoi nommer « art » cette recherche-là ?
Pour désigner un métier, une compétence particulière. Pour moi, la compétence de l’art est une compétence morphologique, une capacité à comprendre le monde en formes, à lire les formes, à comprendre qu’elles ont une signification qui dépend de la composition, de la juxtaposition. L’artiste est celui qui dispose d’une capacité à proposer d’autres expériences morphologiques.
Pour pouvoir changer quelque chose, il faut pouvoir imaginer autre chose. Sans ce travail d’imagination, il me paraît impossible d’obtenir quoi que ce soit. La lutte pour le pouvoir est toujours une lutte culturelle. Gramsci n’a cessé de souligner l’importance de la révolution culturelle qui accompagne les changements politiques. L’extrême-droite a été extrêmement efficace dans la création d’une narration puissante autour de la généalogie d’une civilisation judéo-chrétienne. On dit souvent que ceux qui soutiennent les partis d’extrême-droite sont des gens qui ne sont pas culturalisés, qu’ils appartiennent à des classes sociales pauvres, sans vision culturelle ; au contraire, cette population est très culturalisée. Elle porte une idée très ferme de qui est le nous, quelles sont nos valeurs, et cela à l’exclusion d’autres groupes ou d’autres valeurs. Bien sûr, il s’agit d’une imagination nostalgique d’un État souverain, même s’il y a de nombreuses références au passé, c’est le passé mythique d’un peuple qui n’a jamais existé, une sorte de science-fiction à l’envers. Notre challenge, à nous, c’est de développer d’autres narrations. Alors je crois que l’art – en tant qu’espace, en tant que métier fondé sur l’imagination – peut avoir un rôle crucial dans tout ça. Bien sûr, la question qui suit est : quel monde de l’art ? Le monde de l’art, c’est beaucoup de choses très différentes. Pour créer des projets tels que les nôtres, il a fallu développer des alliances avec des institutions, des personnes qui croient encore que l’art a un rôle important pour la communauté et pas seulement pour celles et ceux qui peuvent s’offrir des œuvres.
Vous avez entrepris le NWS depuis la scène de l’art contemporain et non pas en tant qu’organisation politique ou militante. Vous présentez vos travaux dans des lieux d’exposition, les maisons d’édition avec lesquelles vous travaillez viennent du monde de l’art : l’endroit de l’énonciation de ce que vous produisez est celui de l’art. Est-ce que la scène de l’art contemporain permet plus de chose que la scène politique ?
Pas toujours, mais oui en grande partie. Tout d’abord, parce que c’est là d’où vient l’argent. Pour pouvoir construire un parlement à destination du gouvernement autonome du Rojava, les moyens ne viennent pas de nulle part mais, par exemple, de la vente de mes œuvres par une galerie. La question est : comment mettre en partage des moyens du monde privé, d’une galerie, d’un centre d’art contemporain ? Comment les détourner vers d’autres buts ? Je dis « détourner » mais cela n’induit pas le secret : je travaille en général avec des gens avec qui je partage certaines idées, notamment celle que l’art ne devrait pas être confiné à l’espace de l’art.
Les deux critiques que je reçois le plus souvent sont 1. Tu instrumentalises l’art à des fins politiques, 2. Tu instrumentalises la politique à des fins artistiques. Ces deux critiques sont inversées, mais semblables en ce que l’une et l’autre témoignent d’une méfiance : l’art se méfie de la politique et la politique se méfie de l’art. Moi, je travaille entre les deux. L’art et la politique créent les conditions l’un de l’autre.
Vous auriez pu dissocier votre pratique artistique de votre pratique activiste ; vous auriez pu participer à des manifestations et, à côté, faire de l’art…
Oui, j’ai beaucoup de collègues qui font cela. J’ai un ami qui participe aux black-blocs, qui est en première ligne pour affronter physiquement les collectifs néo-fascistes – moi, je ne participe pas aux black-blocs, je ne suis pas sûr que je serais très efficace, à la rigueur comme bouclier – mais on ne peut pas soupçonner cet engagement au travers de son travail. Pour lui, ce sont des métiers différents, même si son travail a une dimension sociale et questionne la structure de la ville, c’est de manière très abstraite, plus abstraite en tout cas que dans mon travail. Moi, je ne dissocie pas les deux parce que je suis un artiste de propagande !
Pourquoi avez-vous choisi de vous définir comme artiste de propagande ?
Lors de notre formation, dans les académies d’art, on est face à deux injonctions. D’abord, on nous apprend que notre responsabilité est d’affronter le monde, de le donner à voir et de mettre le doigt sur ses ambiguïtés. Mais on nous intime de le faire sans prendre position, sans faire de politique. On peut et on doit poser des questions critiques, mais il ne faut pas essayer de changer le monde, sinon on devient un·e artiste de propagande. Ce n’est pas « Sois belle et tais-toi ! », mais : « Fais-nous voir le monde, remue-nous un peu et laisse le vrai travail de changer le monde aux professionnel·les, aux économistes, aux politicien·nes. »
Alors, bien sûr, se dire « artiste de propagande » est une provocation, parce qu’aujourd’hui, dire ça de quelqu’un·e, c’est signifier qu’il ou elle est le pire du pire, qu’il ou elle produit un art utilitaire, littéral, sans aucune distance avec son sujet, et qui n’autorise aucune ambiguïté. C’est une provocation, mais qui énonce une vérité à laquelle je crois sincèrement : je ne pense pas qu’on puisse comprendre une œuvre d’art indépendamment des rapports de pouvoir qui la sous-tendent. Chaque artiste participe d’une manière ou d’une autre à une forme de propagande même s’il ou elle n’en est pas conscient⋅e.
Je postule que ce qu’on appelle « réalité » est le résultat d’un conflit entre différents pouvoirs, entre différentes propagandes. Je comprends le monde par cette lutte et je pense qu’il est impossible de la séparer de l’art. On ne peut pas dire que l’art et la politique sont une seule et même chose, mais on ne peut pas les séparer, on ne peut pas comprendre l’un sans l’autre.
- L’entretien a été réalisé en octobre 2017 dans les locaux de Kadist Paris à l’occasion de l’exposition State (in) Concepts curatée par Iliana Fokianaki ↩
- Plus d’information sur son travail ici. ↩
- L’Union européenne a par exemple publié en août 2017 une liste des personnes et des groupes impliqués dans des activités de terrorisme et qui sont l’objet de sanctions politiques. ↩
- Depuis l’entretien (qui date de novembre 2017), le parlement a été officiellement ouvert, en avril 2018. ↩