Martine Rousset fait des films depuis 1977, des films en pellicule, depuis toujours et tant que ce sera possible. Elle a grandi à Frontignan, à côté de Sète, où elle est retournée vivre, après avoir travaillé pendant 35 ans dans un musée parisien. Étudiante en philosophie à Montpellier dans les années post-1968, elle suit les cours d’Henri Agel, pionnier de l’enseignement du cinéma à l’université – une nouveauté directement issue de mai. Des années d’études scandées par « une majorité de grèves et d’occupation des locaux, jusqu’à l’avènement de la révolution socialiste », comme elle le dit elle-même.
Et puis les années de plomb qui ont suivi, très destructrices autour d’elle. Autour de 1975, elle s’installe à Paris pour suivre l’enseignement d’une école de cinéma et fait la rencontre du Collectif Jeune Cinéma 1, une « coopérative » de distribution de films créée en 1971 qui organise à cette époque des projections à la Maison des Jeunes de St-Michel. Elle se lie d’amitié avec les cinéastes du collectif, en particulier Patrice Kirchhofer, Gérard Courant et Marcel Mazé.
Dans la seconde moitié des années 1970, le Collectif Jeune Cinéma programme également la section « Cinéma différent » du festival d’Hyères, où sont montrés les films de Marguerite Duras, Jackie Raynal, Pierre Clémenti,Stephen Dwoskin, Chantal Akerman, Alejandro Jodorowsky, Adolfo Arrieta et bien d’autres – dans un intense bouillonnement auquel elle participe. Mais le collectif est à la veille d’une scission, sur des motifs essentiellement politiques, qui donne naissance à la « Coopérative des cinéastes », aventure dans laquelle elle s’accorde avec Patrice Kirchhofer, Gérard Courant, Louis Skorecki, David Wharry, les Meichler et d’autres. Aujourd’hui, tous les films de Martine Rousset 2 sont distribués par une troisième structure, créée en 1982, Light Cone 3.
Cet article est issu de la chronique Ciné-Persistances, du deuxième numéro de la revue papier Jef Klak, « Bout d’ficelle », encore disponible en librairie.
Tu as vu les films de Marguerite Duras au festival d’Hyères dans les années 1975-78 ?
Oui ! Elle était là, elle était assez copine avec Dominique Noguez 4 et avec Marcel Mazé 5 à qui elle avait confié la distribution de certains de ses films. C’était quelqu’un qui était très présent, qui aimait bien parler avec les autres, sans mondanité. Tout le monde parlait avec elle. C’était une radicale emmerdeuse et le contraire d’une mondaine.
Et tu as commencé tout naturellement à faire des films ?
J’ai commencé par faire un film avec des photos. Le Carolyn I, en 1977, avec les trois photos refilmées qui se succèdent. Et je l’ai fait avec Kirchhofer 6, parce que je ne la tenais pas, la caméra. Par contre, je l’ai monté toute seule, j’ai travaillé le son toute seule, même si Kirchho m’a mis sur des pistes.
Et pourquoi Carolyn Carlson ?
Parce que je l’avais vue danser en Avignon, et fait un entretien avec elle pour l’école de cinéma. J’aimais cette danseuse sans pour autant aimer spécialement la danse. Je trouvais qu’elle avait un lyrisme mathématique, ça me parlait, comme peuvent me parler un écrit ou un paysage. C’était un travail très abstrait, une abstraction lyrique qui me plaisait beaucoup. J’ai fait trois films avec elle, dont un en triple écran. Ensuite, je me suis essayée à la peinture, la teinture, on pourrait même dire la sculpture sur pellicule avec Le Réverbère, mais je n’ai pas prolongé l’expérience parce que ça ne m’intéressait pas trop. Je ne suis pas mécontente du film, mais j’avais la sensation d’obturer quelque chose. J’avais plus envie de continuer de voir. Qu’est-ce qu’on voit ?
Dans ton cinéma, on pourrait dire que l’image cinématographique commence quand tu renonces à vouloir « montrer », un peu comme le poète renonce à vouloir simplement dire.
Il m’a fallu du temps pour savoir ça. Cherche ce que voit la caméra, là où le regard se porte sans y voir. C’est plus par là qu’il me semblait intéressant de chercher, plutôt que de peindre sur la pellicule.
Comment apprend-on cette liberté qu’il y a dans tes films ?
Il y a une radicalité, mais aussi une liberté.
Il y a plus de liberté que de radicalité, je pense. Et la liberté, ça ne s’apprend pas, ça ne s’organise pas, ça se prend comme on prend le large ou la poudre d’escampette… Il faut quelque croyance et jamais de certitude. Savoir par exemple qu’on fait peut-être des îles désertes, où personne n’abordera, et trouver ça exaltant.
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Comment en vient-on à renoncer aux façons de faire dominantes, à ne plus se soucier de la norme technique que l’industrie du cinéma a forgée ? Est-ce que c’est en voyant des films ? En faisant des rencontres ?
Ce sont des rencontres avec des gens qui t’ouvrent des portes dans la tête. Avec Kirchho, sur le premier Carolyn, quand une des trois photos qu’on avait filmées est sortie floue, j’ai dit : « Merde, il faut qu’on recommence » et lui qui dit : « Non, c’est bien comme ça. Pourquoi faudrait-il que ce soit net ? » Il y aussi la lecture : la littérature est un champ qui est beaucoup plus libre que l’image, depuis toujours, elle est le lieu même de la liberté. Et en ces années-là, l’idée de la littérature était passionnément présente, y compris dans le cinéma : Marguerite Duras, Claude Simon, Michel Butor, le Nouveau roman… Borges était vivant et Faulkner toujours là. Nous sommes une génération qui a appris à lire avec Le bruit et la fureur 7 et Moderato cantabile 8 — et le film d’Eustache, La maman et la putain 9, tellement écrit, était arrivé comme un séisme. Par là-dessus débarquaient de plus loin les films d’Andy Warhol et de Jonas Mekas. Les alchimies étaient sacrément bouillonnantes, avec un goût de la marge bien ancré. Nous vomissions l’institution : je me souviens que le jour de l’inauguration de Beaubourg en 1977, la Coopérative des cinéastes projetait ses films à Chilly–Mazarin dans l’Essonne ; le lendemain l’un de nos comparses qui scribouillait à Libé titrait : « Chilly-Mazarin contre Beaubourg »…
Et aussi travailler avec les outils de ses propres mains, sans fric, dans sa cuisine. Kirchho, qui moulinait déjà ses films dans sa douche avec une petite cuve à manivelle, m’avait poussée : « Il faut filmer, il faut tourner. » Donc j’ai tout de suite eu cette caméra, avec cet objectif, cette Beaulieu 16 mm qu’un ami avait piquée pour moi dans un magasin, et qui marche toujours ! Prendre une caméra et travailler avec sans avoir une connaissance particulière de la technique, bien qu’ayant fait une école de cinéma – nous n’allions jamais en cours !
Les outils te parlent et si tu écoutes bien, tu entends immédiatement qu’une caméra est une invention autrement plus riche que les 24 images par seconde auxquelles l’asservit l’industrie. J’ai tout de suite bien aimé le 16 mm. J’ai commencé par le 16, après je suis venue au Super-8, pas pour faire plus simple, au contraire ! J’ai tout de suite perçu la « page d’écriture » qu’était ce format. Sa dimension, c’était la page. Et j’ai tout de suite aimé les images « élémentaires ». Ne pas vouloir lisser ou sophistiquer, chercher à prendre le pouvoir sur les choses. J’ai toujours eu envie d’images élémentaires, parce que cet élémentaire-là peut capter plus de choses qu’en dominant le cadre.
Ça ne m’a jamais trop intéressée, le travail du cadre, la maîtrise de la visée. Moi, ce qui m’intéresse c’est la vision. La vision, c’est ce qui se passe entre toi, ta caméra et vers où tu es en train de chercher quelque chose. J’arrive à le formuler maintenant, mais je pense que dès le départ, j’avais envie de ça. Avec des déclencheurs : la phrase de Kirchhofer, la vision d’Eugénie de Franval de Skorecki 10, cette façon de dire le texte pendant deux plombes en continu, un peu comme chez les Straub, avec Othon 11 par exemple : des signes qui te font voir que tu es sur un chemin voisin. Ce ne sont pas des influences, ni des raisonnements ou des analyses. Ce sont des échos qui esquissent des chemins, qui te montrent un champ, et tu t’approches. Et il ne faut pas oublier non plus le MLF 12 tout près : les filles y allaient à l’instinct avec un aplomb d’enfer.
Il n’y a pas eu tout de suite dans tes films la nécessité du texte. Dans les Carolyn, il n’y a pas de texte.
Non, mais on y vient ; Carlson c’est la danseuse-calligraphe, et le premier où le texte apparaît, c’est le Mansfield K. en 1988, avec le texte de Katherine Mansfield 13 qui est peut-être à l’écrit ce que Carlson est à la danse. Il y a quelque chose de ce glissement-là.
Un texte en anglais…
Et je ne parle pas anglais ! Mais, ça ne fait rien, ça s’est très bien passé ! Là, je le comprenais. Et après, ça m’a donné envie d’écrire en me disant : « Tu vas peut-être arrêter de faire des films et écrire », et j’ai commencé à rédiger des récits, mais qui sont revenus tout de suite au cinéma. Été, en 1991, m’a immédiatement ramenée à mon travail d’image. J’en parlais souvent avec Yann Beauvais 14 à l’époque, je lui disais « Merde, je voudrais écrire, j’en ai marre de faire des films », et il me renvoyait : « Écrire c’est ton chemin pour aller à ton cinéma, alors, arrête, écris et fais des films. »
Il y a des films, comme Chemins, le dernier que tu as terminé, où le texte est absolument central et d’autres où il n’y a pas la nécessité du texte, comme Istanbul.
Il n’y a pas la nécessité du texte, parce que cette ville est déjà un écrit : elle est à lire, à déchiffrer, mais par contre il y a du son et du silence. D’ailleurs, pour le son et le silence, c’est la même chose, je n’aime pas les sons sophistiqués, les sons « léchés », ni les silences lisses.
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C’est une constante dans tes films, ce côté « brut de décoffrage ». Les traits de construction sont encore en-dessous.
C’est « cabane » ! Je fais des films « cabane ». Rien à voir avec l’art brut, qui est une idéologie bouclée, mais c’est abrupt et rugueux. Il y a des aspérités, pas pour alourdir – je ne pense pas faire des films qui pèsent –, mais ils sont un peu calleux… Les raffinements me répugnent, les raffinements, c’est toujours un peu obscène, non ?
Ce sont des films malpolis…
Malpolis ! Je fais des films « mal-polis », ça me plaît, ça ! Sans pour autant le rechercher de façon systématique et maniériste. C’est mon faire à moi. J’ai pas envie de les lisser et j’ai pas du tout envie de les scratcher exprès non plus. Ce sont des chemins… non goudronnés !
Comment dirais-tu que tu travailles le rapport entre le son, l’image et le texte ?
Laisse-moi réfléchir… Par exemple, une fois je me baladais en Normandie, il pleuvait, c’était l’hiver, j’étais avec des copains. Nous étions dans les bois, couverts de boue et on est passés devant un champ avec un grand transformateur électrique des années 1950, en pierre, très haut. Il pleuvait, c’était tout noir, je suis passée devant et je dis : « Tiens, ça c’est du Musil 15 ». En gros, c’est ça. Quand il y a film avec texte, c’est qu’il y a une rencontre entre un paysage et un texte. Non pas un paysage qui illustre un texte ou un texte qui va illustrer un paysage, mais un lien de similarité, comme si les racines du texte étaient dans ce paysage, comme si les racines du paysage étaient dans ce texte.
Pour Chemins, ça s’est passé exactement de la même façon. Ce chemin-là, c’est un chemin d’enfance, ici aux Aresquiers, près des rives de l’étang de Vic : je peux le faire en vélo, à pied, je le connais par cœur, je peux t’y amener les yeux bandés. Et sur le tard, j’ai lu ce texte de Julien Gracq 16 que je ne connaissais pas, qui date des années 1970. Un des seuls textes qu’il n’a pas fini. Je l’ai lu à Paris, puis l’été en revenant ici, je me balade aux Aresquiers et me dis : « C’est là ! c’est là ! » Bien évidemment, c’est en Italie que ça se passe, une guerre ancienne, tu ne sais pas, mais en même temps, c’est là.
Le cinéma peut essayer de voir ce que veux dire ce : « C’est là ». Quelle est la racine commune ? Est-ce que ce paysage précède ce texte, est-ce que ce texte existe parce que ce paysage existe dans le monde ? Comment ça se rencontre, comment passe le texte dans le paysage, comment le paysage passe dans ce texte ? C’est fragile, ça, ce n’est pas là pour imposer des certitudes ou des analyses. D’où les parties en noir & blanc dans le film, qui sont comme des images qui sont passées par le texte, revenantes. J’ai juste envie d’aller dans certains lieux avec la caméra, un micro, le Sony Pro, filmer avec une certaine lumière et attendre qu’il se passe quelque chose.
Il faut être très contemplatif, y aller tout le temps, et ça peut véritablement prendre dix ans : il faut attendre, devenir la montagne pour peindre la montagne, disaient les vieux Chinois. La peinture chinoise de la fin du XVIIe m’apprend beaucoup : Zhu Da, Shitao, avec ses Propos sur la peinture du moine Concombre-amer… Le moine Concombre-amer, c’est Shitao lui-même qui était un brin ermite et de très mauvais caractère, et ça dit déjà tout du cinéma.
Tu dis que l’image que tu filmes, tu ne la vois pas tout de suite, que c’est une spécificité de ce médium.
Je ne la reconnais pas tout de suite. Je la filme, en général dix ou quinze fois : j’arpente, je reviens jusqu’à ce que quelque chose soit épuisé. Après, je développe, et si je peux développer moi-même, c’est très bien : en labo, développer, c’est ce que je préfère. Ensuite, je la regarde et je dis : « C’est la merde, il n’y a rien. » Il n’y a jamais rien. Après, j’attends. Tu peux attendre deux jours, dix jours ou dix ans, et au bout de deux jours, dix jours ou dix ans, tu as oublié, et tu la re-regardes et là, tu dis : « Ah, voilà ! » C’est là, tu la reconnais. Il y a eu cette première révélation dans le geste technique, chimique de voir monter l’image, et après, il y a la révélation qui doit se faire en toi de reconnaissance de cette image et de ce qu’elle te dit. Et ça, j’ai l’impression que ça se passe derrière mon dos, c’est une histoire d’inconscient, le temps d’une trajectoire mémorielle. Walter Benjamin en parle, en disant que le cinéma introduit dans l’image « l’inconscient visuel 17 ». C’est par là que chez moi ça travaille et c’est pour ça que je mets du temps à reconnaître les images. Après, quand je les ai reconnues, je passe au montage et ça va. D’où l’idée que je n’ai pas envie de m’épuiser à étalonner une copie finale et de la travailler, parce que c’est déjà là, c’est bon. Pas besoin de mettre un peu plus de vert, un peu plus de rouge.
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Au moment du montage, il y a tout de même la question de l’agencement du texte, des sons et des images. Comment tu vois ça ?
Je ne sais pas trop parler du montage. C’est long, affûté, et en même temps c’est assez léger. Je lâche prise au moment du montage.
Tu montes en 16 mm, sur la table de montage qui est dans ton garage.
Je monte en 16 mm, en double bande, avec du son magnétique, et il y a une seule piste son. Je coupe et je colle, tranquillement, je choisis mes plans. Je prends bien garde au son et aux silences. C’est très important. Pour l’image, l’agencement se présente assez facilement. Avant de monter, je regarde beaucoup ce que j’ai fait au projecteur. Une fois les images choisies, je regarde tout au projecteur, c’est pour ça que mes copies de travail sont un peu rayées ! Je trie, je mets un ordre, j’agence déjà, je choisis les plans, ce qui fait qu’ensuite, au montage, l’enjeu est dans ce qui se passe entre l’image et le son : arriver à faire respirer le tout. Des alchimies se produisent, avec toujours le sentiment extrêmement précis, aigu je dirais, que l’agencement est juste, ou pas. Avec en éveil tout le travail fait, je vais pas à pas au rythme de la machine, ce n’est pas si compliqué que ça. Comme je n’ai pas de hantise de cadrage quand je filme, je n’ai pas de hantise de construction, de rythmique… Je suis juste aux aguets, mais je pense que la cohérence de mes films n’est pas donnée par le montage.
Il y a quelque chose de plus profond. Je dirais qu’il y a pour le spectateur quelque chose de l’ordre du déplacement. Tu filmes soit très près, soit très loin, dans le sens où non seulement tu fais aussi bien des plans de détails que des paysages entiers, mais aussi parce que certains films semblent tournés dans ton jardin et d’autres au bout du monde. Tu es une grande voyageuse, et dans tes films, l’étrange rejoint l’étranger, c’est un premier déplacement. Ensuite, l’écart plus ou moins grand entre le son et l’image crée un autre déplacement…
Il y a le déplacement de la jonction image-son, qui peut aller de la disjonction radicale à des navigations imprécises, en passant par du mutuel et des réciprocités – l’image et le son, c’est toujours réciproque, dirait l’autre –, mais le déplacement initial, c’est celui de l’image vers sa dimension d’empreinte. Quand on l’affranchit de sa fonction de représentation, de narration, elle devient image-passage et passage du réel. Et le passage, c’est la vie, l’histoire, les autres, le vent dans les arbres, les racines qui s’accrochent à la terre…
On pourrait dire un mot de la technique que tu utilises. Tu as fait certains travaux à L’Abominable 18, mais finalement assez peu, parce que tu as ton propre dispositif technique, avec lequel tu as produit les films de ces dix dernières années.
Tu veux parler de la technique maison de refilmage. Au départ, je filme en Super-8 inversible, couleur ou noir & blanc, et ensuite je refilme. Ça rejoint ce que nous disions tout à l’heure sur la vision. Il y a quelque chose qui est à lire sur la première génération, et donc je m’en vais la lire en refilmant. Je peux me rapprocher de très près, je ne respecte pas forcément le cadre, je vais me balader… Je me suis fait un petit truc maison très léger, très simple : j’ai un projecteur Super-8 Elmo à vitesse variable qui va de 3 images par seconde à 32 et la Beaulieu 16 mm qui va de 2 images par seconde à 60, et entre les deux, un morceau de verre à vitre tout simple sur lequel je mets un papier Canson 70 g/m2. Je projette d’un côté et je capte de l’autre, donc tout est inversé droite-gauche, mais je m’en fous !
C’est un travail très long, où ce que je cherche doit se décrypter et les outils de décryptage, ce sont les variateurs de vitesse. C’est comme un instrument de musique. Je projette à telle cadence, je refilme à une autre et le jeu des cadences fait qu’apparaissent dans l’image des choses que tu ne peux pas voir dans la première génération. Par exemple, si tu projettes à 3 images par seconde et que tu filmes à 60, tu as cet espèce de décalage où les choses sont en train de se déconstruire. L’outil de lecture, c’est l’harmonisation ou la désharmonisation des vitesses. Ça me plaît beaucoup. Je travaille le flux.
Je ne pourrais absolument pas travailler à la tireuse optique 19. J’ai essayé une fois, je me suis ennuyée à mourir. Pour moi, la tireuse optique, c’est la mort, il ne se passe rien. Alors que là, tu es dans le flux lumineux, et dans la respiration des choses. Comment ça pulse, comment ça respire, comment ça se tend. C’est comme marcher dans les garrigues, tu vois ! C’est ça que j’aime. Il y a longtemps que je travaille de cette façon là, depuis Chants, en 1995, pour lequel j’avais refilmé la visionneuse Super-8. J’avais cet objectif Kern macro qui ouvre à 1,1 et j’avais travaillé en macro, en m’arrêtant, tac ! Je pense que c’est là que ça a vraiment commencé, que j’ai vraiment eu envie d’aller voir ce qui se passe dans la première génération.
Un peu comme un microscope, mais un microscope de vitesse… Ce qui est impressionnant, c’est à quel point ça produit une pulsation proprement cinématographique.
Ça peut produire plein de choses. Ça peut produire des pulsations, ça peut produire des battements, ça peut produire des souffles, des tensions, des tremblements et ça ne les produit pas, c’est dans l’image ! Ça les révèle. La troisième révélation ! Ce sont des outils qui ressemblent à des instruments de musique. J’ai fait du piano enfant, pendant très longtemps et très jeune. J’ai arrêté à 18 ans, quand il s’est agi de faire la fête, la révolution et du cinéma. On ne peut pas tout faire. Au début, il y a certainement les histoires de piano et la machine à coudre de ma grand-mère couturière, quand elle taillait ses patrons. J’avais le nez au ras de la table et je la regardais tailler les patrons. Avec du papier, à la craie et après elle découpait, elle faufilait, et ensuite la Singer à pédale… Rétrospectivement, je peux le voir comme un accès au montage tout simple. C’est peut-être ça qui rend libre aussi, une expérience d’enfant avec ces choses-là.
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Sans compter que la légende veut que Louis Lumière ait inventé le système d’entraînement intermittent du film une nuit où il rêvait de machine à coudre ! Cette histoire de battement, qui est au cœur de la projection cinématographique, donne vie à tes films. Dans le débat numérique versus argentique, on a beaucoup parlé de la résolution, on a comparé les kilopixels avec la finesse de la pellicule, on a parfois parlé de l’aléatoire du grain, mais plus rarement du battement, qui est radicalement absent de la projection numérique. On ne rappellera pourtant jamais assez que la projection cinématographique, c’est autant une absence d’image qu’une image : un temps d’obturation qui crée l’intervalle entre chaque image projetée.
L’argentique m’est parfaitement indispensable parce que c’est une image-empreinte. C’est une image scripturale qui a tout à voir avec l’écrit, et qui dit empreinte et écrit dit mémoire, inconscient, histoire, racines, corps vivant. Avec le numérique, on est dans un clonage, on peut épeler toute sortes de gros mots dans ce genre-là, le fait est qu’on est dans quelque chose qui est tout à fait autre. Et, sans se lancer dans des débats polémiques inutiles, moi, je ne sais pas quoi faire avec. C’est comme si tu me demandais de devenir ébéniste, ou chauffeur routier. Ça n’a rien à voir. Ça m’arrangerait la vie de savoir ! Parce que c’est pas cher, tu as des petits trucs… Mais… Au mieux, c’est un reflet dans un miroir, et au pire c’est un clone. Je ne vois pas ce que je pourrais en faire. Sauf à être obligée d’en passer par là, s’il n’y a pas la thune pour tirer une copie du film, mais ce n’est pas de ça que j’ai envie.
Et au prix d’une altération fondamentale.
Au prix d’avoir une sorte de reflet dans un miroir. Une photocopie, un scan. Je trouve ça désolant. Pas désolant que ça existe, mais désolant d’être obligé d’en passer par là. Cela veut dire que toute une partie de l’art va disparaître. C’est un peu comme quand tu apprends que les gamins américains n’apprennent plus à écrire à la main, uniquement à l’ordinateur.
Cette nature différente qu’on veut masquer est pourtant essentielle, au sens plein. C’est bien pour cela qu’avec les laboratoires d’artistes, nous nous battons pour continuer à utiliser ce support. Je me souviens, il y a déjà cinq ans, avant que tu ne reviennes ici à Frontignan, tu disais « Les laboratoires cinématographiques, c’est nous. » À l’époque, ce n’était pas encore tout à fait vrai, mais c’est en passe de le devenir pour de bon ! À notre corps défendant, parce que cette bascule numérique met en péril la production même de la pellicule. Nous verrons… Peut-être qu’un chemin ténu s’ouvrira tout de même à nous.
Sinon, ça serait comme dire, puisqu’il y a le numérique, le cinéma c’est pas la peine, c’est fou, ça ! C’est fou ! Il ne s’agit pas de l’interdire d’exister, mais pourquoi tuer tout le reste ? Ce sont des histoires de pognon. Quand l’argentique disparaît, l’écrit disparaît aussi, le corps disparaît, la mémoire disparaît, l’inconscient disparaît. Il reste quoi ?
- <cjcinema.org> ↩
- Filmographie et textes sur <rou.moonfruit.fr>. ↩
- <lightcone.org> ↩
- Écrivain et critique de cinéma, défenseur notamment dans les années 1970 du cinéma underground et des films de Marguerite Duras. ↩
- Programmateur, cinéaste et fondateur du Collectif Jeune Cinéma. ↩
- Patrice Kirchhofer, cinéaste expérimental. Également technicien pour ses camarades, il défend en 1978 l’idée de créer un atelier de production commun aux cinéastes indépendants. Pour une plongée dans cette époque de grande vivacité des cinémas expérimentaux et militants, et du frottement entre les deux, lire par exemple « Les rapports vert, gris et vert-de-gris (Le cinéma expérimental ou l’institutionnalisation impossible) », Dérive.tv, Texte de Jean-Marc Manach, 2001. ↩
- Roman de William Faulkner (1929). ↩
- Roman de Marguerite Duras (1958). ↩
- Film de Jean Eustache avec Françoise Lebrun, Bernadette Lafont et Jean-Pierre Léaud, 1973. ↩
- Eugénie de Franval est un film de 1974 du critique et cinéaste Louis Skorecki, à partir d’une nouvelle de Sade. ↩
- Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour (Othon) est un film de 1969 de Danielle Huillet et Jean-Marie Straub d’après la pièce éponyme de Corneille. ↩
- Mouvement de libération des femmes, prenant son essor dans la foulée de Mai-68. ↩
- Écrivaine et poétesse britannique (1888-1923). ↩
- Cinéaste, programmateur et co-fondateur de Light Cone (voir note 3). ↩
- Écrivain autrichien (1880-1942) auteur notamment de L’homme sans qualités. ↩
- Écrivain français né en 1910 et mort en 2007. Son œuvre est publiée chez José Corti. ↩
- Dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939). ↩
- Laboratoire cinématographique partagé. ↩
- Une tireuse optique ou « truca » est une machine de laboratoire cinématographique où le photogramme d’origine est refilmé en macro image par image par une caméra, ce qui permet une multitude de trucages : ralentis, double exposition, modification du cadre, du format, etc. ↩