Image de une : L. Dumont et M. Pastor.
Partout dans le monde, la pandémie de Covid-19 agit comme un puissant révélateur des inégalités sociales. Aux États-Unis, elle s’articule notamment à la crise du logement que connaît le pays depuis de nombreuses années: la spéculation immobilière, la gentrification et la flambée des loyers ont conduit à une explosion du nombre de sans-abris. La crise sanitaire et les pertes d’emploi qu’elle a entraînées ont mis de très nombreux⋅ses locataires dans l’impossibilité de payer leur loyer. Face à des mesures insuffisantes de la part des pouvoirs publics, les appels à la grève des loyers se sont multipliés, et les mobilisations autour des questions de logement ont nourri la dynamique existante des syndicats de locataires dans plusieurs grandes villes.
Entretien avec Corine Ombongo-Golden, locataire d’un appartement dans le Bronx à New York, membre de Right to Counsel et North West Bronx Community and Clergy Coalition (NWBCCC).
Pouvez-vous nous raconter votre expérience en tant que locataire dans la ville de New York ? Quels problèmes avez-vous rencontrés ?
Je vis dans le même appartement depuis 2003, dans le Bronx, au sixième étage d’un immeuble de soixante-et-onze logements, qui fait partie du parc locatif privé. J’ai vécu au Congo puis à Vincennes, près de Paris et j’étais très critique à l’égard du système immobilier français, mais le système américain est bien pire.
En tant que locataires, nous avons droit à très peu d’aides publiques. Il existe bien des bons de logement (housing vouchers) comparables aux APL en France, mais cela n’empêche personne de mettre en location des appartements insalubres. Læ propriétaire est tout puissant⋅e parce qu’ici tout est soumis au capital et au pouvoir de l’argent – le mien est ultra riche et il est soutenu par des avocats influents 1. Les gros propriétaires sont au-dessus des lois, alors qu’on exige des plus pauvres qu’ils les respectent rigoureusement. Quand j’ai commencé à avoir des problèmes avec mon appartement, puis à contacter des associations, j’ai compris qu’il fallait se battre parce que les propriétaires pouvaient nous envoyer au tribunal pour un oui ou pour un non, et qu’iels avaient les ressources pour gagner sur ce terrain-là.
J’ai eu affaire pour la première fois au propriétaire de mon immeuble parce qu’il a voulu me faire vivre avec des rats. Quand j’ai constaté la présence de ces nuisibles, je l’ai contacté, mais il ne répondait ni au téléphone ni aux courriers. On m’a envoyée vers le concierge, qui m’a assuré que c’était normal qu’il y ait des rats parce qu’il y en a partout à New York. Quant au manager de l’immeuble, qui vient récupérer le loyer tous les mois, il m’a dit que si nous, les locataires, avions des rats et des souris, c’est parce que nous étions sales et que nous sentions mauvais. J’ai dépensé des sommes extraordinaires pour m’en débarrasser, parce que tous les recours sont restés sans réponse. C’est comme ça que tout a commencé.
J’ai fait par ailleurs l’objet d’insultes racistes de la part du propriétaire. J’ai porté plainte, et après sept mois d’enquête, j’ai gagné, car il a été avéré, sur la base de ce que j’avais documenté par écrit et de témoignages de mes voisin⋅es, que des propos racistes avaient été tenus et que des techniques de discriminations avaient été mises en œuvre à mon encontre –en tant que meneuse de l’association, en tant que noire et étrangère. J’étais à la fois spécifiquement visée par ces insultes et celle qui bénéficiait le moins des petites réparations dans l’immeuble.
Les propriétaires ont elleux-mêmes des charges à payer, j’en suis consciente. Mais il faut partir du principe que le contrat de location est précisément un contrat : si tu fais les réparations je paie, si tu ne les fais pas je ne paie pas. Ici il fait très froid l’hiver, il y a des périodes pendant lesquelles nous sommes sans chauffage ou sans eau chaude, et on doit faire bouillir de l’eau…
Le problème, c’est que les propriétaires considèrent les appartements uniquement comme une source de profit. Avec l’argent qu’iels gagnent sur nos loyers, iels en achètent d’autres et laissent les logements dépérir. Dans le Bronx, comme les locataires sont majoritairement issu⋅es des minorités, c’est pire. Évidemment, dans les quartiers riches comme Manhattan, les propriétaires n’utilisent pas les mêmes techniques d’expulsion ou de harcèlement, et n’abandonnent pas les immeubles de cette façon.
Comment vous êtes-vous organisé·es dans votre immeuble ?
La première chose que nous avons faite a été de partager nos problèmes. J’ai la chance de parler anglais, français et un peu espagnol, et dans mon immeuble quasiment tou⋅tes les habitant⋅es sont hispanophones. Un jour, ma voisine m’a montré la moisissure dans son appartement, en expliquant qu’il y avait des souris à l’intérieur, que les enfants ne pouvaient pas dormir contre le mur, etc. Les parties communes avaient aussi beaucoup de problèmes, c’était sale, il y avait des ordures dans les couloirs, pas de lumière, des portes cassées… c’était pire que dans les films de Spike Lee. En faisant des recherches sur Internet, nous nous sommes aperçu·es que notre propriétaire était multimilliardaire, qu’il n’avait pas un seul immeuble dans le Bronx, mais qu’il en possédait plus d’une douzaine. Entre voisin·es, nous nous sommes dit que nous n’avions pas à payer aussi cher à un multipropriétaire pour vivre dans ces conditions et subir ces oppressions.
Nous avons commencé par faire circuler une pétition pour la réparation des parties communes. Les escaliers étaient cassés et quand l’ascenseur ne marchait pas, ce qui arrivait souvent, on ne pouvait pas monter au sixième sans risquer de se faire très mal. Pour cette première pétition, nous avons obtenu 41 signatures sur 71 appartements : il y avait un vrai ras-le-bol. Puis avec l’aide d’une des agences de gestion du logement, le DHCR (Division of housing and community renewal), nous avons refusé de payer les vingt dollars annuels d’augmentation de loyer. Ce n’est que lorsque le propriétaire a commencé à perdre un peu d’argent qu’il a commencé à effectuer les réparations. Entre-temps, mon conjoint est décédé, j’ai compris que j’allais rester dans cet appartement et je ne pouvais pas faire autrement que d’essayer d’améliorer ma situation ici : il fallait s’organiser.
Nous avons ensuite fait une deuxième pétition pour demander à rencontrer le manager de l’immeuble, qui a accepté tout en répétant que si nous avions de la moisissure et des rats dans nos appartements, c’était de notre faute, et nous avons subi du harcèlement et des menaces de la part du propriétaire et de ses sbires, qui essayaient de nous mettre à la porte par tous les moyens.
Les dégradations auxquelles nous sommes exposé⋅es engendrent de graves problèmes sanitaires. Par exemple, je fais de l’asthme, et le Bronx n’est déjà pas le meilleur endroit quand on a des problèmes respiratoires, d’autant qu’aux États-Unis c’est difficile et très cher de se soigner. Le propriétaire a traîné des pieds pour réparer puis il a fait des réparations fictives : il a recouvert la moisissure avec de la peinture mais n’a réalisé aucun traitement. C’est pour cette raison que depuis mai 2019 l’affaire est devant les tribunaux.
Il faut aussi savoir qu’ici il n’y a pas de trêve hivernale, et que des expulsions peuvent avoir lieu en plein hiver, qu’on ait des enfants ou pas. En 2018, nous avons combattu quinze expulsions. C’était compliqué parce que les locataires pour la plupart ne parlent pas anglais : il faut traduire les papiers, expliquer les démarches, aller aux rendez-vous et au tribunal avec elles et eux. Ici, même si tout le Bronx parle espagnol, dans les tribunaux tout se passe en anglais.
Cela change énormément de choses de s’organiser et de se mobiliser en tant que locataires. D’abord, cela met les gens en confiance, ils ont moins peur. Ensuite, ils peuvent se défendre, parce qu’ils ont recours à des aides, des associations et des avocat⋅es. Il n’y a que cela pour résister aux propriétaires-vampires. Le nôtre, je l’appelle Draculord 2 tellement il nous épuise, on dirait qu’il suce le sang de ses locataires. Ma mission, c’est de mettre de l’ail partout autour de lui pour le faire partir, on m’appelle la garlic lady (la « femme-ail »).
Quel rôle jouent les associations et les collectifs de lutte dans les batailles menées par les locataires ?
J’ai rencontré plusieurs collectifs et associations. La première à Manhattan, parce qu’à l’époque je travaillais là-bas, puis Casa, une autre association dans le Bronx, avant d’atterrir à North West Bronx (NWBCCC) fin 2016. J’ai assisté à beaucoup de leurs ateliers pour apprendre l’arsenal législatif, à qui il faut s’adresser, car les instances référentes pour le logement sont très morcelées et rien n’est vraiment centralisé. C’est important de savoir comment fonctionne ce système pour pouvoir s’organiser dans les immeubles. Puis nous avons créé notre association de locataires en 2017 dans l’optique de lutter pour nos droits et contre l’augmentation des loyers.
Une loi donnant le droit à l’assistance juridique pour les locataires a été votée en août 2017 par la ville de New York. Elle permet aux locataires d’avoir accès à un⋅e avocat⋅e gratuitement, c’est ce qu’on appelle le « Right to Counsel ». Certains organismes sont exclusivement dédiés à cela, et nous travaillons beaucoup là-dessus. C’est d’autant plus précieux que les tribunaux aussi sont morcelés : il y en a un pour le logement, un pour les petites réparations, un pour les complexes immobiliers, etc.
La ville de New York finance donc nos avocat⋅es. Nous avons été mis⋅es en contact avec un organisme qui s’appelait Urban Justice, aujourd’hui Take Root. L’un de leurs avocats est venu dans notre immeuble, a pu constater que c’était lugubre et dangereux et nous a aidé⋅es à monter un dossier. Nous sommes toujours en procès à l’heure actuelle, et nous demandons des dommages et intérêts. L’affaire devait être traitée au mois de juin, mais avec la pandémie, elle ne sera pas jugée avant cet été ou septembre.
Le fait que les gens puissent avoir un⋅e avocat⋅e gratuitement et accès aux informations met beaucoup de pression sur le ou la propriétaire. Sans cela, c’est parfois difficile pour les locataires de se rendre compte qu’iels n’ont pas à subir de harcèlement de sa part, à céder à des expulsions, ou à faire face à des techniques violentes ou du racket de la part des responsables d’immeubles.
La situation de l’habitat à New York est très mauvaise. Les législateurs favorisent toujours les mêmes vampires et la désinformation règne, surtout au sein des minorités, qui sont souvent très divisées. Même si des lois peuvent être votées en notre faveur, elles ne sont pas toujours appliquées et nous n’en sommes que rarement au courant. Maintenant, je milite auprès de plusieurs associations, et je fais partie de différents comités autour des questions de logement. Nous avons des réunions très régulièrement sur l’assistance juridique, l’actualité des lois et des décrets qui passent dans la ville et l’État, tout ce qui a une influence sur l’augmentation et la régulation des loyers…
C’est un combat de tous les jours, ça prend beaucoup de temps, mais si nous ne voulons pas nous retrouver à la rue nous n’avons pas le choix, parce que l’information ne circule pas. Si tu ne connais pas tes droits, ici, tu es mort⋅e. C’est ce que résume une expression très simple : knowledge is power (« Le savoir est une arme »).
Que se passe-t-il en ce moment, avec le confinement ? Y a-t-il des mobilisations spécifiques dans le contexte de la pandémie ?
Le gouverneur de New York nous a donné « 90 jours » pendant lesquels le ou la propriétaire ne peut pas nous expulser. Mais cela veut dire que dès le mois de juillet, si nous n’avons pas payé, iel pourra nous traîner au tribunal, et nous mettre dehors. En plus, comme la hausse des loyers se fait au mois de juin, nous allons nous retrouver à devoir payer encore plus cher pour continuer à vivre dans de mauvaises conditions.
En ce moment, on n’a pas de chauffage, et il fait encore froid. Dans notre immeuble, on essaie de se coordonner, mais c’est d’autant plus difficile qu’avec cette crise la précarité augmente, et les pauvres sont celles et ceux qui sont les plus touché⋅es. Dans mon immeuble il y a déjà cinq personnes à l’hôpital à cause du virus. Qui veut avoir affaire à son propriétaire en ce moment ? Personne !
Les locataires ont peur et possèdent très peu de ressources. Beaucoup parlent mal anglais, voire pas du tout, et sont majoritairement des gens de la classe ouvrière, donc c’est difficile de se mobiliser. En effet, le propriétaire terrorisait ces gens en demandant des copies des documents d’immigration et les menaçaient de les expulser s’ils n’étaient pas en règle. Cela me rappelle Paris et les contrôles au faciès dans le métro. L’atmosphère politique ne se prête pas à l’organisation collective, mais nous nous battons avec ceux et celles qui le peuvent et qui font preuve de solidarité.
Nous essayons de nous organiser avec d’autres coalitions de locataires et des immeubles dans le Queens ou à Brooklyn. Nous espérons arriver à un résultat, parce que ce degré d’oppression ne va sûrement pas disparaître, et il faut a minima qu’il diminue.
Il y a des personnalités politiques aujourd’hui qui assurent que « le logement est un droit humain », mais je ne crois pas du tout que ce soit le cas pour l’instant : à l’heure actuelle c’est une marchandise, ou une valeur boursière – on augmente, on baisse, on régule, et si c’est pas assez haut on augmente encore… Ce n’est pas un droit sinon on ne traiterait pas les gens comme ça.
En ce moment, nous luttons pour sécuriser et prolonger la trêve des expulsions, et pour qu’il y ait des vraies décisions prises pendant les trois prochains mois, parce que tout cela va être désastreux. Le Bronx, c’est le quartier le plus pauvre de New York. Avec la pandémie, que va-t-il se passer ? Il n’y a plus de travail, plus d’argent, plus rien, et des familles entières vont se retrouver dans la rue, alors qu’il y a déjà des dizaines de milliers de sans-abri à New York.
Je reste optimiste, parce qu’il n’y a rien à perdre et tout à gagner. J’ai la chance de travailler comme indépendante, donc je peux m’arranger pour aller aux rendez-vous et continuer à faire ce travail d’organisation avec les autres locataires. La seule chose à faire, c’est de s’organiser, et il nous faut profiter de ces trois mois pour le faire. Je ne m’inquiète pas trop, parce que je sais que le train est en marche et qu’on ne peut pas l’arrêter.
- Le propriétaire de Corinne Ombongo-Golden a été sur la liste annuelle des « pires propriétaires » de New York (Public Advocate Landlord Watchlist), établie par les autorités de la ville, à plusieurs reprises. Il a été l’objet de nombreuses accusations et mobilisations de locataires. Voir Melanie Breault, « Tenants of the Bronx and UWS Stand Up For Their Rights and Call For a Certificate of No Harassment », Association for Neighborhood & Housing Development, 6 juillet 2017, disponible sur <anhd.org>. Elle présente la mobilisation de locataires menée dans l’immeuble du 124 E 176th Street est dans le court-métrage The Tenant : <vimeo.com/334802678>. ↩
- Les gros propriétaires new-yorkais sont désignés depuis les années 1990 par une série de surnoms – les Devil Landlords, les Reptile Landlords – parmi lesquels Dracula Landlord, ou Draculord, a fait florès. ↩