La lutte contre le paludisme va d’échec en échec ces dernières années ; en 2016, il a tué près d’un demi-million de personnes. Pour y remédier, des laboratoires et fondations internationales financées par des géants de l’industrie vont tester une nouvelle méthode : le forçage génétique. L’idée est de modifier génétiquement les moustiques vecteurs de la maladie, pour en propager quelques milliers dans l’environnement. Les gênes dont ils sont porteurs sont censés éradiquer des populations entières d’insectes en quelques générations. Si ces moustiques sont fabriqués dans les éprouvettes du Royaume Uni, c’est au Burkina Faso, au Mali ou au Kenya qu’ils seront relâchés. Or, tout comme pour les autres OGM, les conséquences sur la flore et la faune sont impossibles à prévoir. Le fantasme d’une technoscience occidentale toute puissante continue sa fuite en avant, sous couvert de santé publique. Au détriment des populations autochtones, de leurs capacités de décision et de leurs savoirs, systématiquement occultés.
Traduction par Amandine Semat
Texte original : « The hubris of western science » paru dans Africa is a Country, 1er août 2018 (version légèrement modifiée pour Jef Klak avec l’auteure).
Peu de gens ont encore besoin d’être convaincus que le paludisme est une maladie terrible et mortelle. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que la moitié de la population mondiale a toutes les raisons de s’en inquiéter : 445 000 décès ont été enregistrés en 2016, dont la plupart en Afrique subsaharienne. Les jeunes enfants et les femmes enceintes sont particulièrement exposé·es dans les régions à forte transmission, et bien que le paludisme soit au centre des préoccupations internationales depuis des décennies, l’OMS a noté qu’en 2016 et 2017 « la lutte antipaludique suivait une trajectoire inquiétante », à savoir que la baisse de morbidité s’étaient indéniablement ralentie 1.
Les méthodes de prévention et de traitements comprenaient jusqu’à présent des moustiquaires à imprégnation durable, des pulvérisations et des médicaments antipaludiques. Mais aujourd’hui, quelques adeptes du progrès technique affirment pouvoir éliminer la maladie en amont, c’est-à-dire au sein même de l’ADN des moustiques vecteurs du paludisme. Si cela semble tout droit sorti d’un livre de science fiction, il s’agit bel et bien de l’objectif de Target Malaria, un consortium de recherches principalement financé (à hauteur de 92 millions de dollars) par la Fondation Bill et Melinda Gates et le projet Open Philanthropy dont les fonds proviennent en grande partie de Dustin Moskovitz, cofondateur de Facebook.
Target Malaria postule qu’il existe un consensus selon lequel on aurait besoin de « nouveaux outils pour éliminer le paludisme ». Le « nouvel outil » en question est le forçage génétique, une technique pouvant modifier le code génétique de populations entières d’Anopheles coluzzii, d’Anopheles arabiensis et d’Anopheles gambiae, trois espèces de moustiques vecteurs du paludisme, et c’est sur cette dernière que travaille Target Malaria. Grâce au forçage, un gène modifié est assuré d’être transmis à la totalité de la génération suivante, il suffirait donc de ne relâcher qu’un nombre restreint d’insectes dotés de gènes modifiés pour propager les traits censés éradiquer l’ensemble de la population de diptères. Parmi les différentes stratégies étudiées par les responsables du projet, les deux principales consistent à créer des souches de moustiques femelles fertiles mais dont une grande partie de la descendance serait stérile, ou bien à développer une population de moustiques mâles incapables de transmettre leur chromosome X, et ne donnant ainsi naissance qu’à des mâles.
Target Malaria se concentre sur quatre pays : Mali, Ouganda, Kenya et Burkina Faso. Dans ce dernier, en 2016, l’Imperial College de Londres a exporté des moustiques génétiquement modifiés pour des expériences en milieu confiné, avec l’approbation de l’Agence nationale de biosécurité du Burkina. En juillet 2018, cette même agence a accordé la permission à l’IRSS (Institut de recherche en sciences de la santé) du Burkina Faso, membre du consortium Target Malaria, de répandre 10 000 moustiques génétiquement modifiés dans les villages de Bana ou de Souroukoudingan d’ici l’année prochaine 2. Le consortium a annoncé vouloir procéder par étapes : la première consiste à relâcher des moustiques mâles stérilisés génétiquement mais sans forçage génétique ; au cours de la seconde phase, d’autres moustiques mâles n’ayant pas non plus subi de forçage seront relâchés dans l’environnement, de façon à baisser les proportions de spécimens femelles ; enfin, lors de la troisième étape du projet, les moustiques ayant subi un forçage génétique seront introduit·es, impliquant autant une surreprésentation des mâles qu’une infertilité chez les femelles 3.
Les dessous de la technologie de forçage génétique
En 2017, des emails relatifs au forçage génétique ont été obtenus grâce au travail d’activistes proches du cabinet de contre-analyse Prickly Research. Cette mine de documents dévoilée au mois de décembre 2017 révèle que le secteur militaire des États-Unis a pris les commandes de la recherche sur le forçage génétique : l’Agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense (Darpa) aurait versé environ 100 millions de dollars pour la recherche sur ce sujet, ce qui en fait le principal financeur du domaine. De plus, la Darpa « collabore ou finance pratiquement tous les acteurs importants qui travaillent à développer le forçage génétique ainsi que les principaux détenteurs de brevets sur la technologie CRISPR d’édition du génome ». Les dossiers ont également révélé « un très haut degré d’intérêt et d’activité de la part d’autres secteurs de l’armée américaine ainsi que de la communauté du renseignement de ce pays » 4 pour ces questions.
Enfin, Prickly Research révèle qu’une entreprise privée de relations publiques ayant reçu 1,6 million de dollars de fonds de la Fondation Bill et Melinda Gates a mené une « coalition de plaidoyer » en faveur du forçage génétique et semble avoir utilisé des tactiques de lobbying pour influencer les discussions des Nations unies sur le sujet. Par ailleurs, bien que Target Malaria s’obstine à dire qu’il ne dépend d’aucun programme militaire, il est apparu qu’Andrea Crisanti — qui fait partie du consortium de Target Malaria et qui a développé les moustiques modifiés à l’Imperial College de Londres —, a été également financé par le projet Safe Genes (« Gènes sûrs ») de la DARPA 5. Une expertise acquise dans ce cadre doit se révéler précieuse pour Target Malaria.
Des conséquences (im)prévues
Si l’origine des fonds destinés aux expériences de Target Malaria et les relations qu’elle entretient avec la Darpa n’étaient pas suffisamment préoccupantes, il existe une multitude d’autres raisons de se méfier des technologies de forçage génétique, quand bien même leur objectif semblerait louable au premier abord. La technique CRISPR-Cas9 d’édition génomique, au centre de ces expériences, est fort mal comprise par la communauté scientifique et il est encore impossible de prédire toutes les conséquences qu’elle pourrait avoir sur l’environnement végétal ou animal.
De plus, cette prétention de chercher à altérer des populations entières d’insectes sauvages en l’absence de vision à long terme s’inscrit dans une vieille habitude occidentale qui pousse à traiter les problèmes isolément – se contentant de quelques études superficielles pour valider un mode opératoire. La lutte contre les moustiques n’est censée concerner qu’une seule espèce, mais une partie de la communauté scientifique a déjà émis des mises en garde quant aux dangers de l’altération d’une partie d’un réseau complexe d’interconnexions. Par exemple : réduire le nombre d’individus appartenant à une certaine espèce entraîne souvent la progression d’une autre espèce ou la perte de fonctions importantes (telles que la pollinisation) 6. Les organismes ayant subi un forçage génétique pourraient également contaminer d’autres espèces et causer des effets dévastateurs.
Rien d’hypothétique là-dedans : on a par exemple observé au Panama une augmentation du nombre de moustiques tigres asiatiques à la suite de programmes visant à éradiquer l’Aedes agyptae 7 ; ces programmes utilisaient des méthodes de fumigation et la dissémination limitée de moustiques génétiquement modifiés d’Oxitec (une entreprise britannique de biotechnologie) 8.
L’évolution peut aller bien plus loin que ce qui est prévu par les équations de laboratoire. Edward Blumenthal, titulaire de la chaire de Sciences biologiques de l’université Marquette (Wisconsin), a remarqué que les moustiques anophèles peuvent développer une mutation voire une « résistance » qui empêche le forçage génétique de fonctionner, ou qui mène le parasite responsable du paludisme à s’installer chez un autre hôte 9. Des chercheurs ont également averti que « le forçage génétique serait particulièrement agressif », et que seuls une poignée d’organismes modifiés suffisent à répandre un gène à travers une population. Par ailleurs, les expériences à ciel ouvert seraient selon eux « extrêmement risquées 10 ». Même si le forçage génétique n’a lieu que dans un seul pays, les régions voisines deviennent partie intégrante des expériences, « qu’elles le veuillent ou non 11 » car, tout comme les OGM appliqués à l’agriculture, les insectes ailés ayant subi un forçage génétique ne s’embarrassent pas de frontières nationales.
Outre les impacts sur les écosystèmes, il existe des craintes réelles quant à la manière dont les technologies d’édition génomique évolueront dans un monde caractérisé par les inégalités croissantes, les violences et les guerres dans de nombreux pays, les crises écologiques et la montée des mouvements fascistes et d’extrême droite. Étant donné le climat social et politique actuel, le fait d’être capable de modifier génétiquement des espèces dont on ne voudrait pas ouvre certainement la voie à des utilisations hostiles dirigées contre certains groupes humains ou contre les ressources alimentaires. Aux États-Unis, le Conseil présidentiel des conseillers en science et technologie (PCAST, President’s Council of Advisors on Science and Technology) a averti directement la Maison Blanche des risques liés à l’édition génomique et au fait de transformer des virus et agents infectieux en maladies pour lesquels il n’existe aucun traitement 12.
Le Burkina Faso, un pays cobaye
Au Burkina Faso, de nombreux groupes se sont mobilisés pour s’opposer au projet Target Malaria. Ce n’est pas la première fois que ce pays est confronté aux modifications génétiques : en 2008, lorsque le coton burkinabé a été dévoré par les ravageurs, le pays a introduit des semences OGM de coton Bt produites par Monsanto (aujourd’hui Bayer). Le coton ainsi produit ne contenait pas de parasites, mais il s’est avéré de moindre qualité, et la chute de son prix a entraîné une diminution de la valeur de sa production 13.
Le 2 juin 2018, le Collectif citoyen pour l’agroécologie et des centaines de paysan·nes et de fermier·es réuni·es à Ouagadougou brandissaient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire : « Stop et dégage : OGM, niébé Bt, moustiques génétiquement modifiés » ou encore « Monsanto, Target Malaria et Bill Gates : respectez l’Afrique souveraine ». Ces groupes veulent que les risques des technologies GM soient évalués sur le long terme, que les contre-expertises nécessaires soient effectuées, et qu’un moratoire sur le forçage génétique soit mis en place dans le même temps.
Au-delà des conséquences inattendues de la dissémination des moustiques, les dynamiques de pouvoir en jeu se révèlent être également injustes : on a là affaire à un consortium principalement financé par de puissantes institutions étrangères, qui introduit une nouvelle technologie développée dans un laboratoire britannique, pour la mettre en œuvre dans une communauté rurale d’Afrique de l’Ouest. Il n’est pas surprenant que la Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (Copagen) ait dénoncé publiquement le fait que Target Malaria utilise le Burkina Faso pour ses expériences — les « Burkinabés sont utilisés comme cobayes » — et ait sommé le Centre pour la Biosécurité de ne pas autoriser la dissémination de ces moustiques 14.
Target Malaria persiste à dire qu’il travaille avec les communautés locales et obtient leur consentement avant de relâcher les moustiques, mais il n’existe dans les langues locales aucun mot correspondant au mot « gène » 15. Les entretiens avec les habitant·es des villages ciblés indiquent que ces derniers ne se figurent pas vraiment la façon dont fonctionne le forçage génétique 16. La technologie en question est déjà très difficile à comprendre ; elle l’est encore plus pour les communautés rurales qui ne disposent pas des informations suffisantes sur les origines et les détails de la transmission du paludisme. Peut-on réellement, dans ce cas, parler de consentement ? Des groupes comme Le Réseau Tiers-Monde (Third World Network), le Centre africain pour la biodiversité (African Center for Biodiversity) et le Groupe ETC essaient par conséquent d’alerter sur les lacunes des réglementations burkinabés en matière de biosécurité, qui ne contiennent pas de directives spécifiques quant à l’évaluation des risques liés aux moustiques GM 17. Par ailleurs, lors de la vingt-deuxième réunion de l’Organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques (OSASTT-22, où des délégués des gouvernements du monde entier se réunissent pour discuter de sujets clés pour la biodiversité) de juillet 2018 à Montréal, le représentant du consortium Target Malaria, Elinor Chemonges représentait également le gouvernement de l’Ouganda, dans un conflit d’intérêts très clair.
Target Malaria ressemble à ces nombreuses « solutions » techniques proposées par les philanthropes occidentaux et les multinationales pour résoudre les problèmes sociaux et environnementaux auxquels notre monde est confronté. Cependant, ces solutions – telles que les projets de crédits carbone destinés à éliminer le CO2 de l’atmosphère, ou encore les projets de géoingénierie 18 qui ciblent le changement climatique (et dans lesquels la fondation Bill Gates investit également beaucoup) – ne font que contourner la nécessité de lutter contre les causes structurelles de ces problèmes.
Avec d’autres méthodes, le Paraguay, le Sri Lanka ou encore Cuba ont fini par éliminer le paludisme. L’OMS prévoit que l’Algérie, l’Argentine et l’Ouzbékistan pourraient dès cette année ne plus souffrir du paludisme. Si de tels progrès peuvent avoir lieu, le montant de 92 millions de dollars prévu pour le forçage génétique serait très à propos pour aider au renforcement des systèmes de soins de santé publique en Afrique de l’Ouest, ou encore au suivi des cas de paludisme et à la prévention des épidémies, comme cela a été le cas au Paraguay 19.
S’il est une leçon que les Africain·es peuvent tirer du passé, c’est de se montrer extrêmement prudent·es face aux interventions technologiques qui prétendent sauver des vies en Afrique, en particulier lorsqu’elles reçoivent le soutien ou les financements de riches philantrocapitalistes occidentaux ou encore de l’armée des États-Unis.
L’arrogance de la techno-science qui croit pouvoir maîtriser et contrôler l’environnement sans aucune limite est en grande partie responsable des crises sociales et écologiques que nous connaissons aujourd’hui. Qu’il s’agisse de changement climatique ou de paludisme, la seule façon de sortir de ces crises est de démanteler cette idéologie, de faire place aux sciences et savoirs autochtones sur le chemin que nous forgeons vers le futur.
Pour aller plus loin
Christophe Noisette, « Burkina Faso – 10 000 moustiques bientôt disséminés », infogm.org, 24 septembre 2018.
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Image de Une : Octavia Milner
Images insérées : Chasseurs-bombardiers britanniques « Mosquito » (« Moustiques »), utilisés par l’Armée française en Indochine du 3 janvier 1947 au 20 mai 1947 contre le Viet-Minh et les populations alentours.
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Zahra Moloo est une journaliste kenyane, également réalisatrice de documentaires. Elle travaille à temps partiel pour le groupe ETC.
- « World Malaria Report 2017 », OMS. ↩
- « Researchers to Release Genetically Engineered Mosquitoes in Africa for First Time », Ike Swetlitz, Scientific American, 5 sept. 2018. ↩
- « GM mosquitoes in Burkina Faso », African Centre for Biodiversity, TWN, GeneWatch UK, Fév. 2018. Target Malaria expose en partie l’opération ici. ↩
- Voir « Gene Drive Files Expose Leading Role of US Military in Gene Drive Development », 1er déc. 2017. ↩
- « US military agency invests $100m in genetic extinction technologies », Arthur Neslen, The Guardian, 4 déc. 2017. ↩
- « ‘Gene Drives’ Are Too Risky for Field Trials, Scientists Say », Carl Zimmer, The New York Times, 16 nov. 2017. ↩
- « Oxitec’s GM insects: Failed in the Field? », Gene Watch, Mai 2018. ↩
- « Geographic Expansion of the Invasive Mosquito Aedes albopictus across Panama—Implications for Control of Dengue and Chikungunya Viruses », Matthew J. Miller, Jose R. Loaiza, PLoS Negl Trop Dis, 9(1): e0003383, 8 Jan. 2015. ↩
- « Outwitting nature’s greatest killer. Scientists deploy new weapons to eradicate an age-old enemy: Mosquitoes », Mark Johnson, Journal Sentinel, 5 oct. 2017. ↩
- « ‘Gene Drives’ Are Too Risky for Field Trials, Scientists Say », art. cité. ↩
- Ibid. ↩
- Executive Office of the President. President’s Council of Advisors on Science and Technology. Washington, D.C. November 2016. ↩
- « How Monsanto’s GM cotton sowed trouble in Africa », Joe Bavier, Reuters, 8 déc. 2017. ↩
- « Moustiques OGM au Burkina Faso : Les inquiétudes de la COPAGEN », Herman Frédéric Bassolé, lefaso.net, 6 avril 2018. ↩
- « Gene drives, malaria, and the back roads of Burkina Faso », Lucien Crowder, Bulletin of the Atomic Scientists, 15 mars 2017. ↩
- « What Does Synthetic Biology Mean for Africa? », ETC Group, 2018. ↩
- « Des moustiques OGM contre le paludisme : le projet qui fait débat au Burkina », Sophie Douce, Le Monde, 29 juin 2018. ↩
- « Pour éviter de réduire les émissions de CO2, Bill Gates et les milliardaires rêvent de géo-ingénierie », Clive Hamilton, 22 octobre 2013. ↩
- « Paraguay is first country in Americas to eliminate malaria in 45 years », Reuters-The Gardian, 11 juin 2018. ↩