Le corps est le noyau irréductible de la danse. L’intérêt et l’obstination de la danse contemporaine à faire éclater les normes corporelles sur scène sont donc salutaires pour les imaginaires sociaux. De quoi entrer en résonance avec les luttes pour une meilleure visibilité de la marge en politique. De quelles manières ces interrogations chorégraphiques jaillissent hors de la scène ? Comment les spectateurs et spectatrices reçoivent les mises en mouvement des corps « non normatifs » ? Astrid Kaminski nous livre une réflexion ouverte sur les affects à l’œuvre, suscitée par la pièce Every Body Electric de Doris Uhlich.
Traduit de l’anglais par Céline Gauthier
Texte original : « What Dance’s Interest in ‘Non-Normative Bodies’ Tells Us About Ourselves », Frieze Magazine, 6 mars 2018.
Deux corps nus sont allongés au sol : une silhouette féminine, très mince ; l’autre masculine, minuscule et courbée d’une façon qui laisse à penser qu’elle se meut de manière singulière. Le public entre dans la Halle G, la plus grande scène du Tanzquartier Wien en Autriche. Au bout d’un moment, les deux artistes se retirent en glissant au sol vers l’arrière de la scène, où sept autres interprètes sont aligné⋅es, la plupart en fauteuil roulant. Cette représentation d’Every Body Electric (2018), de la chorégraphe autrichienne Doris Uhlich, a inauguré en janvier la réouverture du Tanzquartier Wien sous la houlette de sa nouvelle directrice artistique, Bettina Kogler. Auparavant en poste au WUK (Werkstätten und Kulturhaus, Centre des arts et de la culture), Kogler n’a fait que traverser la cour du MuseumsQuartier de Vienne pour diriger l’une des institutions les mieux financées et les mieux équipées de la danse contemporaine.
Faire danser la diversité
Les œuvres d’Uhlich, qui interrogent les types de corps qui se produisent sur scène, figurent parmi les propositions les plus en vogue et les plus controversées du monde de la danse contemporaine. En effet, puisque la danse fait rarement œuvre d’abstraction – au sens où les autres arts peuvent le faire – sa préoccupation principale demeure le corps humain. De cette façon, la danse s’expose et nous oblige à réfléchir aux manières – inclusives, compréhensives ou tout autres – dont nous interagissons, nous comportons et nous considérons nous-mêmes. En cette période d’urgence quant aux politiques de diversité, les institutions de la danse et les festivals considèrent qu’il est de leur devoir de programmer de plus en plus d’œuvres mettant en scène des corps marginalisés : des artistes racisé·es, des danseur⋅ses vieillissant⋅es, des personnes LGBTQ+, des handicapables 1 et des personnes dont l’indice de masse corporelle ne correspond pas aux normes – ce « every body » du titre d’Uhlich, qui constitue aussi précisément son programme social.
Cependant, cette tendance a également suscité des critiques : certain⋅es interprètes, chorégraphes, administrateurs et administratrices l’ont considérée comme une fétichisation. Un autre soupçon qui pèse sur cette programmation serait qu’elle agit comme un cache-misère sur la mauvaise conscience de la gauche : du moment qu’un public philanthrope peut consommer dans une salle de spectacle ce qu’il ne réussit pas à atteindre sur le plan sociopolitique, il peut avoir l’impression de mener un juste combat. Le théoricien de la danse Kai von Eikel parle avec justesse de « l’affect bourgeois de la compassion » dans sa contribution à l’ouvrage Disabled Theatre 2. Ce livre, dirigé par Sandra Umathum et Benjamin Wihstutz, explore la rhétorique de la diversité dans le champ de la danse et de la performance. Son titre fait référence à la pièce phare de Jérôme Bel en 2012 pour « danseur⋅ses neurodivers⋅es », selon les mots du chorégraphe.
Après dix ans de militantisme et de réflexion dans la continuité de la série télévisée Freakstars 3000 de Christoph Schlingensief, tournée dans le foyer Thiele Winkler à Berlin qui accueille des personnes en situation de handicap mental ou physique, le travail de Bel a suscité des débats acharnés. En Allemagne et aux États-Unis, certains éléments des spectacles ont été assimilés aux anciens freak shows ou aux expositions ethnologiques racistes.
L’inclusion à l’épreuve
La relation entre le chorégraphe et l’interprète est particulièrement épineuse dans cette rhétorique de l’inclusivité. Dans le contexte des festivals de danse européens –malgré la présence des chorégraphes Claire Cunningham et Michael Turinsky –, les interprètes handicapables sont plus nombreux⋅ses que les chorégraphes qui les programment. En 2014, le collectif Monster Truck (associé à Marcel Bugiel, le dramaturge du spectacle Disabled Theatre de Bel) a œuvré pour renverser ce déséquilibre. Pour la création Regie, la mise en scène a été confiée à trois interprètes atteints du syndrome de Down ; un an plus tard, pour Regie 2, le public du plus grand « festival de l’inclusion » en Allemagne, No Limits, a été invité à considérer l’opéra de Richard Wagner L(1843) sous l’angle de l’inclusivité. Regie 2 a marqué le début de la « post-inclusion 3 » dans la performance ; pourtant, des questions demeurent sur la façon dont nous abordons et créons les esthétiques des formes variées de corps handicapables dans la danse sans avoir recours à une simplification grossière.
Faire varier les vibrations
L’intérêt d’Uhlich pour les corps non normatifs remonte à ses débuts en tant que danseuse. Lors d’une conversation à Vienne en janvier, elle m’a dit que, selon les critères de la danse professionnelle, elle était considérée comme étant en surpoids. Menacée d’anorexie durant sa formation, elle s’est ensuite imposée comme danseuse et chorégraphe en jouant de son physique. « Je suis capable de tout faire, ça a seulement l’air différent », a-t-elle déclaré. La communauté de la danse a changé – « l’âge de la silhouette de girafe est presque terminé » – et la réflexion en matière de différence a suivi. Une réussite que l’on doit évidemment attribuer à Uhlich et à ses collègues chorégraphes. Dès que l’on parle de « non-normativité », Uhlich est considérée comme l’une des chorégraphes les plus en vue d’Autriche. Ayant elle-même travaillé tant avec des amateurs et amatrices qu’avec des interprètes âgé⋅es, ses dernières productions, Habitat (2017) et Ravemachine (2017, avec Michael Turinsky), impliquent de plus en plus des corps différents. En novembre 2017, Ravemachine a reçu le prix Nestroy de Vienne pour « l’inclusion sur un pied d’égalité ».
Dans Every Body Electric, Uhlich présente exclusivement des artistes handicapables. Après le prologue de la pièce, les neuf danseur⋅ses, évoluant en duos ou en solos, parfois nu⋅es, secouent les différentes parties de leur corps pour révéler des « icônes énergétiques », comme les appelle Uhlich – une expression qu’elle utilise pour décrire les répercussions positives des vibrations sur le corps. Son travail se concentre sur les énergies produites par les corps au-delà des limites de leurs propres silhouettes. Cependant, dans mon cas, la performance n’a pas réussi à transmettre à la spectatrice cette qualité d’énergie. Il me semble que les moments les plus intéressants furent ceux, rares et difficiles à retranscrire, lors desquels les interprètes ont mis en lumière la relation qu’ils et elles entretenaient avec leurs fauteuils roulants. Ces dialogues entre corps et objets rappellent la « machine à danser » construite par Uhlich pour Universal Dancer et témoignent de son intérêt pour les extensions corporelles : ce qu’elle appelle des « exosquelettes ».
Diversité et symboles
Tremblements et prothèses corporelles sont également mis en exergue dans la performance en plein air Seismic Session (2017). Commandée par le festival d’été ImPulsTanz et le Palais de la Sécession de Vienne, la pièce prenait place sur des échafaudages (un autre « exosquelette ») érigés autour du Palais de la Sécession, alors en cours de rénovation. Tou⋅tes dévêtu⋅es, huit danseur⋅ses aux silhouettes diverses apparaissent sur scène avec le DJ Boris Kopeinig (qui a également composé la musique de Every Body Electric). Symboliquement, ils et elles tentent d’ébranler le bâtiment dans lequel est indéfiniment conservée la Frise Beethoven de Klimt (1901), pourtant conçue comme une œuvre temporaire. Comme libérés d’un sortilège, des grappes de corps déferlent depuis les entrées latérales du parc voisin : une métamorphose des amphibien·nes serpentant dans la frise de Klimt en nymphes anarchiques.
Alors que Seismic Session fait converger de manière convaincante le symbolisme et la technique artistique, Every Body Electric ne parvient que trop rarement à dépasser l’effet d’un étalage de singularités corporelles. Bien qu’il soit possible de lire l’auto-exhibition de ces danseur⋅ses comme un acte d’émancipation, cette autonomisation ne devrait-elle pas impliquer une prise de distance vis-à-vis d’un effet de vitrine ? Pourquoi ne me suis-je pas méfiée ? Est-ce que ce geste d’émancipation rachète l’esthétique en cas d’échec ?
Entre empathie bourgeoise et gestes de résistance
Sensibiliser à différents modes de représentation devient particulièrement urgent en Autriche, désormais gouvernée par une coalition menée par le parti conservateur ÖVP et le parti populiste de droite FPÖ qui dénigrent ouvertement les œuvres queers et féministes. Lors de l’ouverture du Tanzquartier Wien, des milliers de manifestant⋅es, encadré⋅es à cette occasion par la plus grande présence policière jamais vue à Vienne, ont défilé devant le MuseumsQuartier pour protester contre un « bal universitaire » organisé par le FPÖ dans le palais Hofburg. Dans cette situation, la standing ovation reçue par Every Body Electric m’a paru un signe évident de solidarité et de résistance. J’aurais aimé pouvoir m’y associer. Mais cela signifierait-il une récupération politique de la pièce d’Uhlich, au lieu de la valoriser en tant qu’œuvre à part entière ? Les applaudissements étaient-ils un acte de rébellion, comme l’a été la pièce d’Uhlich, ou une manifestation de conformité avec un environnement sociopolitique favorable ? C’est une bonne façon de passer des corps tremblant aux corps qui font trembler le système. L’empathie bourgeoise peut très bien, après tout, produire un comportement parfaitement normatif.
- Vocable issu du terme anglais handicapable qui sert à renverser la passivité du handicap en puissance d’agir. Principalement utilisé dans les domaines du sport et de l’art, ce mot reste sujet à controverse, même parmi les personnes concernées. Nous avons choisi de le conserver dans le texte, respectant ainsi le choix de l’auteure en allemand, puis dans cette version augmentée en anglais. ↩
- Voir Kai van Eikels, « The Incapacitated Spectator », dans Sandra Umathum et Benjamin Wihstutz(dir.) Disabled Theater, Diaphanes, 2015, ndt. ↩
- La « post-inclusion » désigne un tournant dans la création chorégraphique contemporaine, à partir duquel les politiques de création intègrent de plus en plus des personnes porteuses de handicap au processus de création par la mise en scène – jusqu’alors majoritairement réservée à des personnes valides – et pas seulement dans la distribution. NdT ↩