Traduction par Ulysse Baratin
Dix ans après sa parution aux États-Unis, l’ouvrage majeur de la féministe radicale Silvia Federici, Caliban et la sorcière, vient d’être traduit en français dans une co-édition Entremonde et Senonevero. Elle y montre, d’un point de vue féministe, que la transition entre féodalisme et capitalisme en Europe s’appuie notamment sur le phénomène de chasse aux sorcières aux XVIe et XVIIe siècles. Car l’oppression des femmes sert ici l’instauration du capitalisme : le pouvoir étatique contrôlant la politique des naissances et donc la démographie de son pays. En tant qu’outil reproducteur du prolétariat, le corps féminin doit être exploité et contrôlé. Sous ce premier angle, l’infériorité de la femme est aux fondements du capitalisme. L’originalité du texte de Federici est d’inscrire les chasses aux sorcières dans la continuité immédiate de l’expropriation terrienne des paysans par les « enclosures » et de rappeler que celles-ci suscitèrent des révoltes populaires massives.
Vous montrez le lien d’interdépendance entre l’expropriation des terres par la classe dominante (par le mouvement des enclosures) et les chasses aux sorcières. Les deux événements ont souvent lieu sur les mêmes zones géographiques, les persécutions des femmes faisant suite aux mouvements de protestation liés à l’expropriation. La figure de la sorcière devient un bouc émissaire, servant à détourner les révoltes populaires de leur objet. Comment ce leurre, fondé sur des croyances irrationnelles, a-t-il pu si bien fonctionner ? Cela repose-t-il uniquement sur le fait d’évoluer dans une société patriarcale ?
Trouver des boucs émissaires est une stratégie de répression banale et qui ne se limite pas aux sociétés patriarcales. Aujourd’hui, cette stratégie est dirigée contre les travailleurs immigrés accusés de s’emparer du travail des travailleurs nationaux ou de constituer une charge pour les dépenses sociales du gouvernement. La diabolisation des bénéficiaires de droits sociaux participe de cette même logique. À travers l’institution d’un régime de terreur, où n’importe quelle femme des « classes inférieures » pouvait être accusée de crimes épouvantables, torturée, contrainte de dénoncer ses paires et exécutée publiquement, toutes les luttes étaient sapées. Le climat de suspicion et de peur créé par les chasses aux sorcières affectait toutes les femmes mais aussi les hommes de leurs familles ainsi que leurs communautés, lesquelles craignaient d’être soupçonnées de complicité et étaient, de ce fait, plus facilement intimidées. Les rassemblements nocturnes de paysans fomentant des rébellions devenaient plus difficiles dans un contexte où se rencontrer de nuit dans les champs ou les forêts risquait d’être condamné comme un sabbat de sorcières. La terreur institutionnelle dépasse toujours les buts qu’elle se fixe initialement, elle fait des dommages au-delà de ce qu’elle veut détruire.
On retrouve le même phénomène de chasse aux sorcières depuis les années 1990 dans certains pays d’Afrique ; il est aussi lié à l’expropriation terrienne, de la part du FMI notamment. Les tenants et les aboutissants ont l’air similaires au contexte des XVIe et XVIIe siècles mais qu’en est-il exactement ? La problématique s’est-elle un peu déplacée ?
Les chasses aux sorcières d’hier et d’aujourd’hui doivent être comprises dans le contexte d’une expansion des relations de production capitaliste qui, dans les deux cas, a conduit à un appauvrissement de masse, une intensification des affrontements communautaires et une dynamique sans relâche de privatisation. Comme par le passé, les femmes tuées aujourd’hui sont d’abord des femmes âgées vivant seules, pouvant avoir de petites parcelles de terres immédiatement confisquées dès qu’elles sont accusées, et n’ayant personne pour les défendre. Elles sont donc une cible pour une jeunesse sans emploi, désireuse de s’approprier leurs terrains et prête à être recrutée par des autorités locales voulant s’approprier des terres. On observe aujourd’hui des chasses aux sorcières de ce type en Inde, particulièrement dans les territoires soi-disant tribaux, où le système communautaire de la propriété terrienne est en train d’être remplacé par la propriété individuelle. Ce processus comporte son lot d’expropriation et de violence. De mon point de vue, c’est un scandale que les meurtres de milliers de femmes, de manière atroce, continuent jusqu’à ce jour sans générer les moindres protestations ou même la moindre interrogation. C’est une bonne preuve de la valeur relative de la vie sur cette planète.
Le système capitaliste apparaît comme construit sur la préservation des rapports de classe mais également sur l’intériorisation de l’infériorité de la femme. Il est donc responsable du stéréotype de l’idéal féminin véhiculé depuis les bûchers jusqu’à aujourd’hui : la femme se doit d’être passive, obéissante, taiseuse et chaste. Cela signifie-t-il que le patriarcat est si intimement lié au capitalisme qu’il disparaîtrait avec lui si cela venait à arriver ?
Je préfère parler de hiérarchies sexuelles car la notion de patriarcat suggère que les hommes sont biologiquement enclins à dégrader les femmes. Bien qu’elles ne soient pas universelles, ces hiérarchies ont existé dans de nombreuses sociétés antérieures au capitalisme. Mais le capitalisme n’a pas simplement « hérité » de ces hiérarchies provenant de formes sociales précédentes. Il les a revitalisées, leur donnant des fondations matérielles neuves et a fait d’elles les instruments de l’organisation du travail féminin non payé. C’est pour cette raison que dans Caliban et la sorcière je parle de « patriarcat du salariat ». Ce n’est pas un hasard si le modèle de la féminité introduit par le capitalisme est sensiblement différent de celui qui existait à l’époque médiévale, où les femmes étaient moins subordonnées aux hommes ayant accès à la terre. Il est décisif de ne pas présupposer que toutes les discriminations sexuelles seraient identiques à toutes les époques et rempliraient la même fonction. Concernant les hiérarchies sexuelles dans une société capitaliste, ce qui compte c’est qu’à travers le salariat, le capitalisme a délégué aux hommes le pouvoir sur le travail des femmes et les a contraintes à reproduire la force de travail sans aucune rémunération. Dans la société capitaliste, le modèle de féminité qui a prévalu est fonction de cet objectif.
L’État instrumentalise-t-il consciemment le corps des femmes pour calmer les rebellions populaires ?
Je soutiens que l’État et l’Église au XVe siècle, dans certaines parties d’Europe, ont instauré des politiques indulgentes envers la prostitution à la suite de la Grande Peste qui détruisit un tiers de la population européenne, et cela notamment afin de contrer l’attrait des relations homosexuelles. De la même manière, la tolérance du viol, pratiqué contre les femmes prolétaires, avait une dimension politique puisqu’il s’agissait d’un moyen de pacifier les artisans compagnons qui étaient alors souvent opposés au nouveau pouvoir urbain. La position sociale de ces travailleurs était en effet sapée par le développement de la production commerciale et par les attaques des marchands contre les guildes d’artisans. Le viol leur offrait une sorte d’exutoire, en leur permettant de se venger de la dégradation de leur position sociale, aux dépens des femmes travaillant au service des commerçants. La Prostitution médiévale de Jacques Rossiaud, publié en 1988, présente une analyse détaillée de ces politiques sexuelles des cités-États du haut Moyen Âge et du rôle qu’elles ont joué dans le clivage des luttes de classe.
Comment se fait-il, si le capitalisme est bien une source d’oppression des femmes, que le statut de la femme en Occident se soit amélioré ces dernières décennies malgré les progrès toujours constants dudit capitalisme ?
Je suis moins convaincue par l’idée que les droits des femmes ont significativement progressé, surtout si l’on observe la position des femmes à l’échelle internationale. Il n’y a aucun doute qu’en Europe de l’Ouest, aux États-Unis et en Australie, un grand nombre de femmes ont acquis l’accès au travail salarié et à certains emplois ou carrières naguère réservés aux hommes. Mais celles qui ont le plus profité de ces développements ont été des femmes appartenant aux classes moyennes (même si toutes ne sont pas débarrassées de la « double journée » de travail, loin de là). Pour les femmes de la classe ouvrière, l’accès au travail salarié a signifié ajouter un travail mal rémunéré à celui non payé fait au foyer, aboutissant à une journée de travail qui rappelle celle de la révolution industrielle. Il faut bien se souvenir que les femmes sont entrées en masse dans le salariat au moment même où celui-ci perdait tous les bénéfices qui lui étaient attachés par le passé, devenant ainsi de plus en plus précaire et sujet à un chantage permanent – dans la mesure où les employeurs vous menacent sans cesse de délocaliser si vous n’acceptez pas des coupes salariales ou les conditions qu’ils veulent vous imposer.
Couplée avec la régression des services fournis de l’État (crèches, notamment), cette surcharge de travail constitue ce que j’appelle « crise de la reproduction ». Nous avons en effet perdu de nombreux services sociaux depuis les années 1970, comme les garderies à prix bas, l’assistance aux personnes âgées, l’éducation gratuite et la sécurité sociale. Cette crise de la reproduction à laquelle nous assistons affecte d’abord les femmes, comme en témoigne la baisse de l’espérance de vie (cinq années de moins aux États-Unis) et le fait que les femmes sont les plus grandes consommatrices d’antidépresseurs. On peut dire que, d’une manière générale, les femmes ont gagné plus d’autonomie par rapport aux hommes mais pas par rapport à l’État et au capital. Et surtout, il faut souligner que l’on ne peut pas parler des femmes en général. Pour chaque femme occupant une activité bien rémunérée et satisfaisante, il y en a beaucoup plus qui ont perdu leurs droits aux services sociaux et ne peuvent pas joindre les deux bouts. De plus, la plupart des emplois bien payés obtenus par les femmes impliquent qu’elles « managent » et disciplinent d’autres femmes.
Nous avons aussi observé un accroissement de la violence masculine contre les femmes, même dans des pays épargnés par la guerre1. Par conséquent, je ne vois pas de divergence entre l’accroissement du pouvoir du capital et les changements qu’a connu la position sociale des femmes. D’un point de vue global, la situation est même encore plus désastreuse que ce que j’ai décrit. La globalisation a signifié pour les femmes un accès diminué à la terre, plus d’insécurité, plus d’exposition à la violence, et moins de maîtrise sur leur capacité de reproduction.
On assiste en effet par endroits à un recul du droit des femmes, par exemple sur l’IVG en Espagne ; comment l’État ou l’Église s’y prennent-ils au XXIe siècle pour justifier leur ingérence quant au choix des femmes à se reproduire ou non ? Le religieux regagne-t-il du pouvoir ?
Être capable de rejeter la tentative étatique de dénier le droit à l’avortement a été une grande victoire pour les femmes en Espagne. Mais la tentative de contrôle du corps des femmes et de leurs capacités reproductrices ne connaît pas de répit et je ne pense pas qu’elle soit motivée principalement par des considérations religieuses. Les justifications morales ou religieuses couvrent des intérêts socio-économiques très spécifiques. Depuis les années 1970 par exemple, nous avons vu une dynamique de stérilisation des femmes prolétaires au nom du contrôle démographique, particulièrement dans le prétendu « tiers-monde ». Aux États-Unis aussi, des femmes incarcérées ou dépendantes de l’État social ont été stérilisées. Aujourd’hui, plusieurs États de ce pays font passer des lois régulant le comportement des femmes pendant la grossesse assorties d’amendes sévères en cas de la moindre transgression. Cet été, l’État du Tennessee a fait voter un projet de loi qui introduit le crime de coups et blessures aggravées en cas de consommation de drogue pendant la grossesse. Ça se justifiait comme mesure « pro-life », en défense du fœtus, mais en réalité, c’était aussi une attaque contre les femmes pauvres, particulièrement contre celles de couleur (les plus pauvres statistiquement) qui osent avoir des enfants. Ces tests sanguins ne sont en effet pas pratiqués dans les cliniques privées où se rendent les femmes les plus favorisées.
Si au final le déni de l’avortement l’emporte sur le mépris de classe, c’est que demeurent la crainte qu’une force de travail vieillissante augmente le coût de la reproduction sociale, mais aussi la crainte de l’autonomie des femmes. Dans tous les cas, la religion n’est pas séparée des intérêts économiques particuliers. C’est un langage commode pour légitimer des intérêts tout à fait terre-à-terre, comme le désir (de beaucoup d’hommes) de contrôler les vies des femmes et leur sexualité, et celui de l’État de contrôler la taille et la composition de la force de travail.
Caliban incarne la figure de la révolte anti-coloniale, vous faites le lien entre les régimes de terreur dus à la colonisation et à l’esclavagisme dans le Nouveau monde et les persécutions des sorcières en Europe. Comment s’articulent exactement les luttes postcoloniales et féministes ?
Aujourd’hui, beaucoup des combats qui se déroulent dans l’ancien monde colonial sont menés par des femmes. Cette réalité est d’ailleurs de plus en plus reconnue, même par des militants ou des penseurs politiques masculins (comme Raul Zibechi et Gustavo Esteva). Dans les dernières années, ce sont les femmes qui les premières ont eu le courage d’affronter des régimes militaires durant des périodes de répression intense comme au Chili, durant le coup d’État de Pinochet, et ensuite en Argentine sous la junte. Confrontées à la plus grande coercition et à l’appauvrissement de masse, les femmes se sont mises au premier plan et, au nom de la défense du niveau de vie de leurs familles, ont organisé des formes coopératives de reproduction des moyens matériels (comme des cuisines populaires, des jardins de ville, etc.) qui ont fourni une source de subsistance ainsi qu’un terrain d’organisation neuf. Dans ce processus, elles ont changé la signification de ce qu’est être mère, sont sorties de chez elles, ont gagné en confiance en elles, ont commencé à discuter de questions liées à leur santé, leur sexualité… Parce qu’elles demeurent fréquemment dans les zones rurales quand tous les hommes ont migré, les femmes mènent aussi des combats contre l’expropriation terrienne et la dévastation de l’environnement. L’interconnexion des combats féministes à ceux contre l’héritage de la colonisation et de la globalisation est chaque jour plus évident à l’échelle mondiale. Ce sont les femmes qui sont en première ligne des luttes contre les politiques d’ajustement structurel, la commercialisation de l’agriculture et la destruction des communs (les terres, les forêts, les eaux) car leur survie dépend d’eux, et parce que ce sont elles qui sont le plus directement intéressées dans la reproduction de leur communauté.
Illustrations :
• Album privé de dessins “Brujas y viejas”
1/ El sueño de una buena bruja
2/ Regozijo
3/ Sueño de azotes
• 4 et Une / El aquelarre (1798) – Le Sabbat des sorcières
- Notamment : recrudescence des accusations de sorcellerie et des persécutions qui ont conduit au meurtre de milliers de femmes au cours des vingt dernières années en Afrique, Inde, Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Népal ; développement d’une forme de pornographie, où la domination sexuelle ne suffit plus et qui implique la brutalisation, par exemple à travers le viol ou même l’assassinat de la femme ; féminicides, qui causent la mort de milliers de femmes, par exemple à Ciudad Juarez, ou au Guatemala, etc. ↩