Sortie pipi du matin, changer l’eau, recharger les croquettes, promenade au parc après le bureau… Pour bon nombre d’êtres humains, être propriétaire d’un chien est une occupation à mi-temps. Dans une démarche radicalement opposée, les maîtres vivant dans la rue s’impliquent totalement dans leur quotidien avec leur compagnon à quatre pattes. Une vie à partager les galères de l’exclusion, certes, mais aussi à transmettre les savoir-faire de la zone aux autres habitants des marges, humains aussi bien que canins. Même si elle est difficilement reconnue comme telle, cette éducation est souvent une question de survie.
Cet article est issu du troisième numéro de la revue papier Jef Klak, « Selle de ch’val », qui traite des rapports entre les humains et les autres animaux, et encore disponible en librairie.
Celles et ceux qui errent dans les rues de nos centres urbains accompagnés d’animaux sont toujours plus nombreux. Autour des gares, dans les rues commerçantes des villes touristiques ou dans les interstices des zones urbaines où l’on préfère rejeter ces indésirables, ils constituent une communauté hétérogène et complexe de destins singuliers, malmenés par l’existence 1. Faute de savoir comment nommer ces duos atypiques, on utilise souvent pour les désigner le concept fumeux de « punk à chien », traduction imparfaite de l’italien punkabbestia qui fit naguère les choux gras de la presse transalpine. L’homme et la bête se retrouvent ainsi enrôlés sous une même bannière de mépris stigmatisant un binôme socio-canin que les pouvoirs publics ne parviennent pas à prendre en charge.
Alors que la société, par le biais des éducateurs et autres travailleurs sociaux, vise à leur réinsertion, pourrait-on envisager un instant les SDF et les individus marginalisés comme des personnes porteuses de suffisamment de compétences pour devenir à leur tour des modèles éducatifs ? La question peut sembler surprenante mais mérite d’être posée, notamment lorsqu’on s’attarde sur ces personnes à la rue accompagnées de chiens. Par le biais d’une inventivité permanente, ceux-ci mettent en effet en place des tactiques et des stratégies de survie originales pour eux et pour leurs compagnons à quatre pattes. Un ajustement nécessaire, pas toujours valorisé ni compris par ceux censés leur venir en aide.
Habituellement, les SDF et autres exclus du système sont suivis en permanence par une flopée d’éducateurs et autres professionnels de la réinsertion sociale, dont la mission est d’assurer le retour dans les cadres « normaux » de la société de ceux qui seraient sortis des rails. Pour les « éduquer », il convient tout d’abord de s’assurer qu’ils aient bien intégré les obligations normatives qui leur sont faites. En ce qui concerne les plus exclus d’entre eux – ceux aspirant à trouver un hébergement provisoire par exemple – quelques règles de base conditionnent leur prise en charge. Tout d’abord, ne pas errer à deux. En effet, le couple n’est que très rarement compatible avec les options sociales proposées aux marginaux de tout crin. Le pauvre aspirant à l’hébergement – même d’urgence – devra commencer par renoncer à conjuguer son exclusion au pluriel. Pas de concubinage ni de relations sexuelles quand on est à la rue et qu’on souhaite renouer avec les fils de la société intégrative – et ce, malgré les politiques publiques prétendant remettre les droits de l’usager au cœur des dispositifs de prise en charge.
La frontière affective se bâtit également entre les espèces : les audacieux vivant à la rue qui auraient choisi d’avoir un chien en sont eux aussi pour leurs frais. Les compagnons de galère des plus nécessiteux, qui pourraient constituer un levier de médiation et d’accompagnement social important, demeurent paradoxalement un facteur aggravant de marginalisation. L’animal s’avère symptomatique des dysfonctionnements sociaux majeurs qui traversent le monde de la prise en charge sociale. Alors que les pouvoirs publics tentent de nous convaincre que la société gère efficacement les problématiques de la marginalité, à travers la multiplication des annonces sociales dites « innovantes » (« humanisation des logements », « logement pour tous », « usagers-acteurs de leur prise en charge sociale », etc.), le binôme maître/chien constituerait une difficulté insurmontable. Face à cet impensable, plus que la pathologie de l’usager, c’est celle du système qui serait à diagnostiquer.
Les droits fondamentaux des personnes à la rue sont niés (interdiction de posséder un chien dans les structures sociales d’accueil, arrêtés municipaux abusifs, etc.), tout comme la crédibilité même des maîtres : « mauvais éducateurs », « maltraitants en puissance » et « inconséquents notoires ». Il est devenu commun pour l’institution de leur retirer de force les chiens, les humiliant ainsi définitivement. Par souci de simplicité, on ira même jusqu’à leur proposer des « solutions » plus radicales encore, en évoquant ouvertement l’euthanasie de l’animal.
Les zonards : des éducateurs en puissance
Loin des individus irrationnels qu’on essaie de nous présenter, les propriétaires de la zone sont des techniciens canins actifs et particulièrement adroits. Ils ont appris au fil du temps à bricoler des réponses alternatives aux problèmes posés par la rue, avec une démarche des plus cohérentes et des méthodes de gestion du chien au confluent du « dressage » et de l’« éducation ».
Cette culture technique des marges urbaines est le fruit d’un apprentissage individuel et collectif méthodique, un véritable « ouvrage de la raison pratique collective et individuelle 2 », fondé à la fois sur l’imitation et la réappropriation des techniques. Lors d’un entretien effectué à Saint-Étienne, L. me détaillait ainsi la technique qu’il utilise en free party :
Quand je participe à une grosse fête, je commence toujours par accrocher mon chien à la ceinture de mon pantalon avec un ou deux lacets de chaussure noués entre eux. Quand j’ai trop picolé ou trop avalé de merde et que je ne marche plus trop droit, il me ramène directement à mon camion. Un peu comme un chien d’aveugle, tu vois ! Il retrouve toujours le chemin, ce qui n’est pas toujours mon cas. En plus, grâce à cette méthode, j’ai toujours mon chien à portée de main. J’ai plein de potes qui se sont fait tirer leur chien en soirée par des zozos qui attendaient que le maître soit bien défoncé pour se barrer avec son clebs. Moi, j’ai pas envie que ça m’arrive.
Les pratiques domesticatoires s’avèrent fluctuantes d’un lieu à l’autre, selon les situations, les parcours et les difficultés de vie des propriétaires. Vivre en squat nécessite ainsi des techniques assez différentes de celles requises par la vie en appartement, pour ceux à qui l’institution proposerait cette option. Pourtant, ces pratiques s’inscrivent dans une véritable culture cynotechnique 3 de l’underground urbain – une culture de la transmission. F., une jeune femme propriétaire de deux énormes beaucerons, rencontrée du côté de la gare Saint-Lazare à Paris, me racontait :
Dans la rue, tout se fait à l’oral. Avec mes potes, on se refile les bons tuyaux sur le tas. Tu vois ma chienne, Léa, la plus petite ? Eh bien, elle avait des problèmes avec l’autorité quand je l’ai récupérée. Je suis allée voir un vieux de la zone, un ancien militaire. Il m’a donné illico deux ou trois conseils qui ont marché de suite. J’étais trop souple, trop coulante avec elle. Du coup, elle en faisait qu’à sa tête. Il m’a montré qu’en reprenant certaines bases d’éducation, en étant un peu plus ferme, eh bien, on pouvait modifier les choses. Pourtant, elle avait déjà 4 ans. Le tout nous a pris deux heures pour que je comprenne le truc. Depuis, j’ai beaucoup moins de problèmes avec elle.
Au cœur des enjeux éducatifs, la santé de l’animal tient une place centrale dans le quotidien des propriétaires à la rue. Les « bons plans » concernant les adresses des vétérinaires bienveillants circulent très facilement, l’objectif étant de pouvoir s’orienter rapidement vers le praticien le plus enclin à fournir des soins à des tarifs préférentiels. Dans les grandes villes comme Paris, Lyon ou Toulouse, les contacts des rares associations à vocation sociale ou médicosociale acceptant les animaux se diffusent également en un clin d’œil parmi les propriétaires, de même que les dates de passage des dispensaires ambulants ou encore les horaires de la fondation Bardot.
Au-delà de la diffusion d’informations pratiques, c’est un ensemble de compétences cynotechniques qui s’acquiert au sein du groupe de pairs, par mimétisme ou par transmission des plus anciens aux plus jeunes. Le tout avec un pragmatisme certain. Ainsi, dans des espaces urbains où l’automobile est devenue omniprésente, les maîtres soucieux de ne pas voir leurs compagnons à quatre pattes se faire écraser ont fini par trouver des solutions très efficaces, même si contraires aux formules éducatives classiques. C’est le cas de R. par exemple, rencontré à Bordeaux. Âgé d’une trentaine d’années, le jeune homme était accompagné de Zénon, un berger malinois de 6 ans, et de son fils Ficelle, un chiot de 8 mois. Alors qu’ils marchaient sur un boulevard très fréquenté, R. m’a montré comment il avait inculqué à Ficelle la crainte des automobiles. Empoignant le chiot par la peau du cou, à proximité d’une voiture en stationnement, R. n’a pas hésité à projeter violemment l’animal contre le véhicule. En réitérant l’opération à plusieurs reprises durant un mois, R. affirmait que le chien avait fini par redouter suffisamment les voitures pour ne plus s’engager seul sur la route.
Autre apprentissage essentiel de la rue : celui de la nourriture. L’expérience a montré à de nombreux maîtres qu’il convenait de ne pas laisser leurs chiens manger tout ce qui traînait sur leur route. La nourriture, volontairement empoisonnée par des commerçants ou des riverains mécontents, a en effet engendré des drames que certains essaient d’anticiper en conservant en permanence sur eux bols, gamelles et croquettes. À l’instar de certains exercices de « refus d’appâts » pratiqués dans les clubs canins sportifs, il n’est pas rare de croiser des chiens dressés à n’accepter de la nourriture que venant de leurs maîtres. G. m’expliquait ainsi les raisons et la technique de cet apprentissage étonnant :
Je dresse mon chien de la façon suivante : pendant quelques semaines, quand il a 3 ou 4 mois, je demande à des gars et des filles de la bande de lui donner de la nourriture. Des trucs bien gras, tu vois, qui donneraient envie même à moi. Au moment où le chien prend un morceau, bang ! quelqu’un lui file un grand coup de savate derrière en beuglant, afin qu’il associe la douleur à la bouffe donnée par quelqu’un d’autre que moi. Derrière, moi, j’arrive avec une gamelle de croquettes et je lui fais des joies, tu vois. Comme ça, le pépère, eh bien, il se dit qu’avec moi, il n’y a pas de danger… Dit comme ça, on dirait que je suis un vrai salopard avec mon chien. Mais en réalité, je fais ça parce que je l’aime. C’est de la prévention, tu vois. Parce qu’on m’a déjà empoisonné deux de mes chiens dans le passé. Des enculés de restaurateurs qui avaient volontairement mis du poison dans la bouffe pour mes chiens ; eux, tu vois, ils ont senti l’odeur et se sont rués là-dessus. Résultat : perforation des intestins et mort en moins de 48 heures. Deux d’un coup… Maintenant, je préfère que mon chien ne bouffe pas n’importe quoi avec n’importe qui.
Avec leurs « trucs », les maîtres veillent très tôt à éduquer leur chien pour ajuster son comportement aux impératifs de la cité, et ce, dès les premières semaines, période faste pour engranger l’expérience de sociabilité et devenir capable de se mouvoir dans un environnement hostile. Pas étonnant que les cynotechniciens de la rue aiment laisser leurs animaux éprouver seuls leurs propres limites. Les rassemblements de chiens qui dérangent tant la population constituent autant d’occasions pour les groupes d’animaux de s’ébattre comme bon leur semble et favorisent, à défaut de la tranquillité publique, le bien-être et l’équilibre psychologique des bêtes.
Les maîtres ont ainsi tendance à laisser le chien découvrir lui-même son environnement en lui imposant une contrainte assez lâche. Il doit pouvoir être autonome et trouver naturellement sa place dans le groupe humain et canin. Stimulé par la présence permanente d’autres individus, il sera ainsi moins enclin à se montrer agressif avec ses congénères ou avec les humains. Le processus n’est pas anodin, car il en va de l’image du binôme homme/chien : un animal agressif, c’est l’assurance de se faire remarquer par les riverains ou les forces de l’ordre. Ni très grands, ni très gros, ni très colorés, ces animaux se distinguent finalement par une très grande homogénéité biologique qui leur a permis, au fil des générations, de s’adapter aux spécificités de l’environnement urbain dans lequel ils évoluent.
Le chien : vecteur d’alliances et de sociabilité
Les maîtres à la rue considèrent leurs animaux comme les membres d’une seule et même famille : celle de la zone. Les canidés apparaissent dans cette optique comme une ressource facilitant l’intégration à une communauté et contribuent à cimenter les relations au sein de celle-ci. Ainsi, l’arrivée d’une nouvelle portée de chiots n’est-elle jamais sans incidence pour la vie du groupe, redéfinissant les alliances dans la communauté, par le biais d’un système d’échanges complexes qui se met en place entre les individus. Sur une portée, au moins la moitié des chiots sont donnés aux compagnons d’errance.
La cession d’un chien à un membre du groupe permet à son propriétaire d’acquérir une reconnaissance et d’affirmer son positionnement au sein de la communauté, tout en renforçant les alliances entre propriétaires désormais unis dans une même parenté. Le don de chiens permet d’assurer des liens de solidarité qui n’existeraient pas forcément autrement. Ils sont d’autant plus forts et solides qu’ils dépassent le simple cadre du donneur-receveur pour toucher d’autres membres du groupe. En effet, à chaque nouvelle portée, les chiots se voient souvent attribuer une « marraine » et un « parrain » qui assurent la garde de l’animal en cas de démarches administratives, d’hospitalisation, voire d’incarcération du propriétaire.
Dans une relation quasi fusionnelle avec les animaux, les propriétaires marginalisés se revendiquent bien souvent comme des « parents ». « Ils sont comme nos gosses », peut-on ainsi entendre à longueur de conversations avec les uns et les autres. Comme le souligne E., jeune femme de 33 ans :
Moi, mes quatre chiens, je les considère comme mes propres enfants. Si j’avais des enfants, je les traiterais pareil. Ce sont mes bébés. Les bébés que je ne peux pas avoir dans la rue. Parce que, si t’as un gamin quand t’es à la rue, eh bien on te l’enlève de suite. Par contre, personne ne m’enlève mes quatre gosses.
Maternés et éduqués quotidiennement par des maîtres, des parents aimants, les animaux offrent par ailleurs aux propriétaires, qui n’ont pas forcément connu une enfance heureuse, l’occasion d’exercer leurs capacités de pédagogues 4. Comme pour les enfants, dont on aime conter les moments charnières de l’éducation passés, les propriétaires n’hésitent pas à se remémorer le « bon vieux temps » – le chien, repère biographique nécessaire dans une existence parfois monotone, s’avère alors bien souvent un protagoniste romanesque, plein de fougue et de malice.
Tout l’intérêt de la relation que les jeunes maîtres peuvent entretenir avec leurs chiens réside en définitive dans l’accessibilité de sa mise en œuvre : celle-ci n’exigera jamais l’investissement d’un parent vis-à-vis d’un petit d’homme.
Dog’s not dead
Prétendument hors normes, voire déviantes, les personnes à la rue accompagnées de chiens demeurent en réalité des éducateurs bien plus compétents qu’on ne l’imagine. Leur expertise canine, souvent niée, repose aussi bien sur l’expérience du maître que sur la solidarité du groupe de pairs, et découle la plupart du temps d’un impératif de survie.
Bien que consciencieux et attentifs au bien-être de leurs animaux, ces maîtres représentent la mauvaise conscience d’une société qui peine de façon générale à venir en aide à certains de ses exclus. Le chien est un symbole criant de cet échec : adulé socialement, générant chaque année des milliards d’euros de profits pour l’industrie, il demeure pourtant l’un des grains de sable enrayant depuis plus de vingt ans les rouages de l’accompagnement social en France.
La plupart des structures refusent d’accueillir les chiens de ces précaires. Aveu d’impuissance ou d’incompétence de la part de ceux qui le soutiennent, l’argument du « chien problème » porte en réalité en lui les germes d’une vision du monde et de la prise en charge normative et oppressive. Tout individu qui ne s’intégrerait pas « naturellement » aux politiques publiques de prise en charge et, par voie de conséquence, à celles préconisées dans les écoles d’éducateurs, est irrémédiablement exclu du système social. Dans cette posture normative où le binôme homme/chien est nié, c’est à l’usager de s’adapter, jamais aux professionnels et surtout pas à l’opinion publique. Les pouvoirs publics continuent à maltraiter ces individus en ne respectant pas leurs droits alors que, dans le même temps, ils leur imposent des règlements toujours plus arbitraires, comme l’a illustré l’inflation récente des arrêtés municipaux coercitifs.
Mais devant ces dénégations sociales, le binôme maltraité résiste. Les maîtres de chiens à la rue refusent de se débarrasser de leurs animaux ou de se plier aux règles morales visant à « réguler » leurs chiens (castration de l’animal, port systématique de la laisse ou de la muselière, etc.). La plupart ne procèdent pas frontalement. Et dans leurs rangs, il n’existe que peu de contre-pouvoirs structurés. Leur contestation est silencieuse, faite de refus, de provocations vestimentaires et addictives. Le nombre impressionnant de chiens qu’un même propriétaire à la rue peut être amené à posséder participe également de ce mouvement général d’insubordination et de défiance vis-à-vis de personnes socialement intégrées qui, propriétaires de chiens à mi-temps – c’est-à-dire en dehors des horaires de bureau – peinent quant à elles à gérer leurs animaux de compagnie. Pour les individus à la rue, la maîtrise d’une meute de chiens est un signe de compétence, un acte positif qu’ils entendent bien continuer à revendiquer.
- . C. Blanchard, Les maîtres expliqués à leurs chiens. Essai de sociologie canine, La Découverte, coll. « Zones », 2014. ↩
- . J.-P. Digard, « Un phénomène méconnu : le marronnage des animaux. Aspects modernes et implications », dans Lizet et Ravis-Giordani (dir.), Des Bêtes et des hommes. Le rapport à l’animal : un jeu sur la distance, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1995. ↩
- . La cynotechnie est l’ensemble des connaissances et des techniques liées à l’élevage du chien, à son éducation et à sa formation à des tâches spécialisées (détection, pistage, protection…). ↩
- P. Yonnet, Jeux, modes et masses, Gallimard, 1993. ↩