Texte original : « Ellas llevan la voz cantante », Panenka, 22 février 2018.
Traduit par Brigitte Espuche et Marta Perez Viñas
Le 8 mars dernier, en Espagne, des foules immenses sont descendues dans les rues à l’occasion de la Journée internationale de la lutte pour les droits des femmes. Une « grève féministe » sans précédent pour revendiquer l’égalité salariale et pointer du doigt les violences sexistes à l’œuvre dans la société espagnole. Sport éminemment populaire dans le pays, le football demeure un bastion masculin non exempt de chants ou de comportements à caractère sexiste, dans les gradins comme sur les terrains. Face à ce sexisme culturellement ancré, nombre de supportrices espagnoles se mobilisent et s’organisent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des enceintes sportives. Reportage au sein de groupes de supportrices qui appréhendent depuis peu les tribunes comme un nouveau front de lutte féministe.
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Le football a toujours été un miroir de la société. Au fil des ans, il a été la caisse de résonance des avancées sociales comme des problématiques internationales, tant sur le terrain de jeu que dans les tribunes. En tant que « langage universel », il a toujours été un vecteur de solidarité envers les plus vulnérables : de la collecte alimentaire à la création de fondations pour handicapé·es, en passant par la lutte antiraciste. Mais comme pour bien d’autres sports, la lutte contre le sexisme reste son point faible.
Alors que le football féminin a de nos jours le vent en poupe, beaucoup s’étonnent encore de voir une femme arbitrer un match masculin, ou font la sourde oreille lorsqu’ils entendent des chants sexistes dans les gradins. Certain·es continuent même d’idolâtrer des footballeurs accusés de violence envers les femmes. En 2015, une action judiciaire a été engagée à l’encontre de Rubén Castro, joueur du Bétis Séville accusé de maltraitance envers sa compagne, à l’issue de laquelle il a été acquitté. Dans les gradins du stade sévillan Benito Villamarín, on a pu entendre alors avec stupeur : « Rubén Castro allez, Rubén Castro allez, ce n’était pas ta faute, c’était une pute, tu as bien fait ! »
Qu’il s’agisse de l’attaquant canarien ou de la dernière et médiatique affaire des quatre joueurs de l’Arandina 1 accusés de viol sur une mineure, nombreux sont les exemples de violence envers les femmes dans le football espagnol. À l’instar de celui du Hollandais Rafael Van der Vaart en 2012, ou de l’attaquant de l’Atlético de Madrid Lucas Hernández, mis en cause avec sa compagne pour « violences domestiques mutuelles » 2, en février 2017.
La tribune comme front de lutte
L’un des principaux obstacles pour lutter contre le sexisme réside dans le fait que les affaires sont traitées comme des cas sporadiques et non comme un profond problème social. L’historien Carles Viñas, spécialiste du supportérisme, rappelle ainsi que « le sexisme est souvent banalisé et réduit à la catégorie d’anecdote. Les mesures adoptées seront toujours stériles sans une profonde réflexion préalable en vue de reconnaître la portée du problème ».
Afin de visibiliser celui-ci, certains groupes de supporters ont décidé d’intervenir et de faire de la pédagogie en ce sens. Au sein de la Barricada Albinegra 3, groupe supporters du CD Castelló 4, Lara Morgado fait partie de celles qui ont créé, courant 2016, une section exclusivement féminine : Dones Albinegres 5. L’objectif principal est de « montrer que les femmes peuvent jouer un rôle actif dans le football, qu’elles peuvent s’organiser et renforcer leur présence », nous explique-t-elle. Au-delà des campagnes ponctuelles comme celle du 8 mars, Journée internationale de la lutte pour les droits des femmes, ou du 25 novembre, Journée mondiale contre les violences sexistes, le groupe « essaie de militer contre le sexisme », notamment pour « éliminer les chants sexistes, tellement ancrés dans le monde du football ».
Même si au sein de la Barricada Albinegra tout·es les supporters et supportrices soutiennent l’initiative, la section féminine a subi quelques agressions de la part d’autres supporters d’obédience fasciste. Lara Morgado se souvient que « précisément, pendant l’événement du 25 novembre, un groupe de garçons a commencé à nous insulter et à nous jeter de la bière ». Le pire pour elle étant que « le club n’a pas réagi, il nous a juste dit qu’il regrettait, mais qu’il ne pouvait rien faire ».
Le sport, c’est aussi de la politique
Ce genre d’agressions illustre bien la portée politique des comportements et des chants dans les milieux sportifs. Qui plus est, le gradin est un bon front de lutte. Membre du groupe Rudes Lleida de la UE Lleida 6, collectif qui s’est toujours positionné comme catalaniste et antifasciste, Andrea Sánchez précise qu’« énormément de personnes suivent le foot et, par conséquent, les gradins peuvent constituer un excellent porte-voix ».
Le collectif s’est fait connaître dans le stade grâce à son soutien à l’équipe, à ses drapeaux et aux supporters. Mais c’est hors du stade que se joue véritablement leur lutte. « Dans les tribunes, on peut déjà sortir nos pancartes revendicatives, mais au-dehors, nous organisons aussi des conférences et des campagnes pour faire du militantisme politique et social », souligne Sánchez. Pour elle, le plus important est de faire passer ce message. « Les gens dans les tribunes sont déjà engagés politiquement, il faut trouver la manière de faire parvenir ce discours aux personnes éloignées de cet espace, car le sexisme est partout et se répand dans toutes les sphères de la société ».
Desperdicis est le groupe de supporters de la UE Sant Andreu 7 et, bien que l’équipe soit en troisième division, ce collectif débarque toujours avec énergie pour soutenir les siens. Mireia Martínez a été supportrice de l’équipe et explique que « pendant longtemps, l’objectif du groupe était d’être socialement impliqué dans la vie du quartier ». Entre 2012 et 2014, alors que le centre néonazi Tramuntana prenait ses quartiers à Barcelone, Martínez raconte que « si nous parvenions à attirer de jeunes apolitiques vers Desperdicis, c’était une manière de faire du militantisme antifasciste et d’éviter qu’ils ne sympathisent avec les nazis ».
Dans ce discours, la lutte féministe a bien évidemment sa place, comme le rappelle Mireia Martínez : « Dans les gradins, il faut ne rien lâcher comme dans tous les autres milieux, et on y parvient en ne gardant jamais le silence face à toute situation sexiste. » Et la supportrice du Sant Andreu de clamer qu’une de leur pratique de lutte les plus importantes est de « chanter fort dans les travées et d’être un exemple de rébellion afin de mettre en avant notre combat antisexiste ».
Dans la lignée des propos de Lara Morgado et de Andrea Sánchez, Martínez pense que « la politique et le sport sont intimement liés. Les stades sont des espaces de loisir où se transmettent des valeurs et de comportements qui possèdent un sens politique ». Ainsi, les cris de « pédé » à l’encontre d’un joueur qui prend soin de son image, « garçon manqué » à une joueuse corpulente, ou le harcèlement d’une femme arbitre sont autant de marques de sexisme. Néanmoins, ces comportements n’indignent guère les supporters et les dirigeants des clubs, et sont souvent tolérés comme la normalité dans de nombreux stades.
Les femmes allument les fumigènes
Si certains groupes ont créé une section féminine propre, comme Desperdicis ou Barricada Albinegra, d’autres n’ont pas opté pour cette stratégie tout en se joignant à la lutte, comme Rudes Lleida. Il existe également des exemples plus détonants, comme le groupe Indar Horibeltz du Barakaldo FC 8. Là, on ne croise qu’une seule femme dans la tribune de ces supporters, Ane Kurtijo. « J’essaie d’amener mes amies, et avec le groupe nous soutenons l’équipe féminine du Barakaldo, mais je ne parviens pas à attirer davantage de femmes à Indar Hirbelts », déplore-t-elle.
Même si elle est l’unique femme du groupe, ce dernier essaie de visibiliser son rôle et de montrer que leur tribune est inclusive. « Au-delà des campagnes contre le sexisme du 8 mars et du 25 novembre, c’est moi qui allume les fumigènes ou qui agite les drapeaux », pour ainsi la positionner dans un rôle central, mais « le fait d’être la seule dissuade d’autres femmes d’entrer dans le groupe ».
« Il s’agit certes de football, mais c’est aussi un espace pour l’empowerment des femmes », continue Mireia Martínez. « Depuis la création de la section féminine, on peut voir des filles de 17 ou 18 ans avec un courage et une volonté d’agir que je n’avais pas à leur âge. Ces valeurs d’empowerment dans le football sont utiles pour ensuite les répercuter dans d’autres sphères de leur vie. »
Au sein de la première division espagnole de football, deux femmes dirigent des équipes : Amaia Gorostiza (présidente de la SD Eibar 9 depuis mai 2016 et confortée dans ses fonctions après des élections en juin 2017), et Victoria Pavón, présidente du CD Leganés 10 depuis juillet 2009. Elles sont des symboles de l’empowerment féminin à grande échelle dans un monde dirigé à 90 % par des hommes. Ces deux présidences féminines sont de bon augure, sachant qu’il n’y avait plus de femmes à la tête d’une équipe de première division depuis Teresa Rivera au Rayo Vallecano 11 entre 1999 et 2011, et Ana Urquijo à l’Athletic de Bilbao entre 2006 et 2007. Deux présidentes qui auraient pu être trois, si Layhoon Chan, du club du Valencia, n’avait pas été congédiée en avril 2017.
Le Leganés est l’un des clubs les plus engagés dans les causes sociales, sans que l’on sache si cela résulte de l’influence de sa présidente. En décembre 2016, il a soutenu l’initiative de Panenka 12 : lors de la 14e journée du championnat, son capitaine portait un bracelet aux couleurs du drapeau arc-en-ciel en soutien au mouvement LGTB. Un geste récemment renouvelé lors d’un match contre le Real Madrid, et plus récemment, le 18 novembre 2017. Face au Barça, et à Butarque, il a revêtu son second maillot couleur lilas, en signe de solidarité avec la lutte contre les violences faites aux femmes.
Par ailleurs, l’engagement croissant des femmes, tant dans les gradins qu’au sein des institutions, contraste avec la stagnation du nombre de licenciées dans les plus importants clubs catalans. En 2008, le Barça comptait 37 091 femmes sur un total de 162 979 membres. Dix ans plus tard, lors du recensement de 2017, le club comptait 38 901 adhérentes. De son côté, le club RCD Espanyol 13, avec environ 25 000 membres, ne compte pas plus de 5 770 adhérentes. Chiffre dépassé une seule fois, durant la saison 2012/13 avec un total de 6 409 adhérentes.
En finir avec l’étiquette des « copines de »
Dans ce combat féministe, la stigmatisation demeure le principal obstacle. Les femmes qui jouent au football sont accusées d’être peu féminines, et les jeunes filles dans les gradins, d’être vulgaires. « Quand j’ai rejoint Desperdicis, nombre de femmes présentes était avant tout considérée comme la compagne de tel ou tel supporter homme », explique Mireia Martínez. Cependant, « ce rôle de soumission à son partenaire se déconstruit à l’intérieur et à l’extérieur des stades », notamment parce que de nombreux groupes ont créé des sections féminines et que les femmes participent aux manifestations de leur propre initiative.
Si l’on peut entrer dans ce monde par le biais d’ami·es ou de son partenaire, Ane Kurtijo explique que certaines filles préfèrent ne pas franchir le pas « parce que les groupes de supporters sont souvent taxés de violents ». Pour la supportrice du Barakaldo, « il est clair que c’est un monde très masculinisé, mais sur cet aspect, la presse met tous les groupes de supporters dans le même sac. Si l’on ne saisit pas la réalité du supportérisme dans toute sa complexité, il est difficile d’enlever les étiquettes médiatiques qu’on nous colle dessus ». Néanmoins, Andrea Sánchez de Rudes Lleida précise que « pour intégrer ces groupes, il est nécessaire d’avoir un positionnement idéologique marqué et des convictions politiques et sociales claires ».
Le pouvoir des gradins
Certes, les actions des groupes de supporters ne se réduisent pas à ce qu’on voit dans les stades. En plus d’ateliers, de débats, de campagnes politiques et sociales, « le collectif est comme une famille », note Lara Morgado de Dones Albinegres. « Il ne s’agit pas seulement de soutenir le club, mais de manger ensemble et de nous soutenir dans nos problèmes quotidiens. »
Les pratiques les plus intéressantes proviennent de clubs éloignés de l’élite du football, des clubs de seconde ou de troisième division. Leur degré d’influence est plutôt local, mais fort efficaces pour faire du militantisme au sein de leurs cercles. Au plus haut niveau de la compétition, Les Bukaneros du Rayo Vallecano est un des clubs de supporters les plus influents du football espagnol. Au-delà de leur activisme dans le quartier de Vallecas (Madrid), le groupe a empêché, durant le mercato de l’hiver 2017, le recrutement de Roman Zozulya du fait que ce joueur ukrainien était lié à un mouvement néonazi dans son pays.
Au-delà de cette démonstration de puissance et de rapport de force politiques, la question est de savoir si, dans un futur proche, les adhérent·es d’un club pourront interdire le recrutement de joueurs ayant des antécédents de sexisme. Durant les dernières années, l’intérêt médiatique s’est de plus en plus focalisé sur des cas de violences faites aux femmes. Reste à voir si le football, en tant que miroir de la société, refusera et sanctionnera plus durement ces comportements. Aujourd’hui, il est possible d’arrêter, voire de suspendre un match si un joueur entend des chants racistes. Mais rien n’est encore prévu lorsque persifflent des chants sexistes.
- Club de football espagnol (3e division) basé à Aranda de Duero, en Castille-et-León. ↩
- « Atletico Madrid: Lucas Hernandez et son ex-compagne condamnés à 31 jours de TIG », 20minutes, 27 fév. 2017. ↩
- « La barricade noire et blanche », comme les couleurs de l’équipe de Castellón de la Plana. Petit groupe de supporters historiquement antifasciste et catalaniste. ↩
- Club de la ville de Castelló de la Plana (4e division), dans la région de Valencia. ↩
- « Les femmes noires et blanches ». ↩
- Club de Lleida (3e division), Catalogne. ↩
- Club du quartier Sant Andreu de Palomar, à Barcelone. ↩
- Club de la ville de Barakaldo (3e division), dans le Pays Basque. ↩
- Sociedad Deportiva Eibar / Eibar Kirol Elkartea, Pays Basque. ↩
- Club deportivo de Leganés, dans la region de Madrid. ↩
- Club du quartier de Vallecas à Madrid, qui a évolué entre la première et la troisième division durant les années 2000-2010. ↩
- Fin 2016, Panenka, revue espagnole de football, a envoyé à l’ensemble des capitaines des trois premières divisions du championnat espagnol un brassard aux couleurs arc-en-ciel pour qu’il soit porté sur les terrains en signe de soutien à la lutte contre l’homophobie. ↩
- Reial Club Deportiu Espanyol de Barcelona, club de Barcelone, (1e division). ↩