26 octobre 2019

Catalogne : les luttes dans la lutte Récit des Marches pour la Liberté – octobre 2019

Alors que le dictateur Franco vient d’être exhumé en grandes pompes par la monarchie et le gouvernement espagnols, la Catalogne pro-républicaine brûle de rage. Neuf dirigeant·es de partis ou d’associations indépendantistes, accusé·es d’avoir aidé l’organisation d’un référendum en 2017, viennent d’être condamné·es pour sédition envers l’État à des peines allant de 9 à 13 ans ferme. En contrechamp des images de guerilla urbaine et de violences policières qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux et les grands médias, le peuple catalan multiplie les actions symboliques et renforce les liens de solidarité. Le 15 octobre 2019, cinq marches parties de diverses villes du pays ont rassemblé des milliers de personnes appelées à rejoindre l’appel de grève générale trois jours plus tard à Barcelone. L’ambiance et les discours qui animaient ces cortèges permettent de se faire une idée du sens d’une lutte qui en contient mille autres.

Pour aller plus loin et comprendre les enjeux de la situation en Catalogne, voir le dossier réalisé par Jef Klak : « L’Automne catalan ».

Traduit du catalan par Adrià Girona et Ferdinand Cazalis
Texte original : « Marxes per la llibertat: les lluites dins de la lluita », La Directa, 18 octobre 2019.

 

Girone, Vic, Berga, Tàrrega et Tarragone : cinq villes d’où ont démarré les Marches pour la Liberté du mercredi 16 octobre. Des dizaines de milliers de manifestant·es se sont mis·es à marcher vers Barcelone, capitale de la Catalogne. Ils et elles devaient y arriver le 18 octobre, où était prévue la grève générale, conçue comme « réponse unitaire […] face à une sentence qui criminalise les droits fondamentaux », d’après le communiqué public. L’initiative a été lancée de manière collective et transversale par l’Assemblée nationale de Catalogne (ANC), Òmnium Cultural 1 et divers Comités de défense de la République (CDR) 2. Mais Lluis Brunet, un des participants, fort de décennies d’expérience de lutte, rappelle qu’« aujourd’hui en Catalogne, plus personne ne parle au nom des autres ».

Avec six degrés au thermomètre, dès huit heures du matin, huit mille marcheurs et marcheuses ont par exemple pris la route au départ de Vic. Josep Maria Pou, habitant du village de Palautordera, soixante-et-onze kilomètres dans les pattes, ne tarit pas d’éloges en décrivant le parcours, les ravitaillements et l’organisation des gens dans chaque village traversé. Selon l’un des organisateurs de l’ANC, qui préfère garder l’anonymat, « il y a des airs de 11 septembre 2012 3 ». Il poursuit : « Chaque tranche du chemin s’est auto-organisée, en étudiant le territoire », en signalant « l’emplacement des centres de soin les plus proches, et les potentielles issues de secours sur les routes », ou en préparant « toute la logistique : nourriture, toilettes, eau, communications, voiture balai ». Ces marches collectives, selon lui, remplissent « le besoin que nous avons tou·tes de faire quelque chose, de bousculer les politicien·nes, car beaucoup de gens sont pas mal remontés ».

Quand, à l’heure du déjeuner à Centelles, les sandwichs de boudin noir (botifarra) ne suffisent plus à nourrir toutes les bouches, « des omelettes (truites) de pomme de terre ont surgi de partout. C’était impressionnant ! », sourit Pou. À quelques kilomètres de là, au complexe sportif de Garriga, la nuit abrite un concert – et plus loin, à Paret del Vallès, on parle encore de l’escudella barrejada (soupe de Noël) servie au repas. Dans une ambiance festive et familiale, la marche qui est partie de Vic a bloqué sur sa route les voies principales de Catalogne comme la nationale C17 ou l’autoroute AP7 qui relie la France et l’Espagne. Le jeudi soir, à Sant Quirze del Vallès, elle a joint ses forces au défilé qui vient de Berga par la route C16. La foule est chargée de cheveux blancs et d’expérience, mais aussi de « petits jeunes, pour qui il est temps de se bouger », comme le souligne Josep Maria Pou. Et à mesure qu’elles s’approchent de Barcelone, les cinq Marches pour la Liberté ont gagné en nombre et en sourires.

Source : fotomovimiento.org/dia-5-respuesta-a-la-sentencia-del-proces

Le Syndicat des paysan·nes ouvre le chemin

À bon rythme, dix tracteurs partis de différents cantons de Girone et Barcelone avancent en tête de la colonne venue de Vic. Mains sur le volant, Jordi Rosà du syndicat Unió de Pagesos explique :« nous sommes là pour appeler les gens à la grève générale, avec notre soutien à l’ANC » ; mais une fois arrivé·es à Barcelone, précise-t-il, « nous irons de notre côté ». Selon lui, beaucoup de choses seraient à changer dans une Catalogne indépendante, car les gens qui vivent de la terre, « en réalité, ça ne représente qu’un pourcent de la population », et « y a du pain sur la planche ». Les problèmes principaux : « l’accès à la terre, d’abord, qui est pour l’instant le plus compliqué. Le prix est trop élevé pour l’implantation de nouveaux et nouvelles paysan·nes », et ensuite le modèle commercial et de production : « Il faut en finir avec la grande distribution ! On parle beaucoup de circuits courts, mais c’est très difficile à mettre en place. » L’autre grande problématique concerne la Politique agricole commune européenne (PAC) : « Il y a des tonnes de subventions prévues sur le papier, mais entre le moment où l’argent part de Bruxelles et celui où nous, petit·es paysan·nes, sommes censé·es en voir la couleur, tout a disparu. » Selon ce que dénonce Rosà, « la majorité des ces aides restent à Barcelone », car « celui qui produit le plus, touche le plus d’argent, et les grandes gagnantes sont les grosses industries agricoles comme Freixenets ou Cases Terradelles ».

Photo : Joan Giralt

Dans le sillage des tracteurs, la banderole de tête est portée par une majorité de femmes. Parmi elles, les sœurs de Jordi Cuixart et de Muriel Casals 4. « Désormais, ce n’est plus une question d’indépendance, c’est une question de démocratie », assure Isabel Casals, qui avance sur l’asphalte avec des bâtons de randonnée dans une ambiance qu’elle qualifie de « très festive, même si on est mécontent·es… Mais on fait la fête pour surmonter l’obstacle devant nous ». Ester Cuixart, de son côté, affirme : « Quand on veut, on est inarrêtables : il faut qu’on reste fermes, qu’on tienne la rue, si on veut vraiment que ça change. » Les chauffeur⋅ses de camions défilent dans l’autre sens et klaxonnent en criant « Vive la Catalogne » ; mais parfois, on entend aussi crier « Fils de putes ». « Bien sûr que nous ne vivons pas en démocratie », poursuit Cuixart. « C’est triste parce que les indépendantistes sont sorti·es dans la rue, mais beaucoup de personnes en faveur de la démocratie manquent sûrement encore au rendez-vous », enchaîne la sœur du leader emprisonné à Lledoners depuis plus de deux ans et sur qui pèse une sentence de neuf ans derrière les barreaux.

Sur la banderole de tête, on peut lire : « Contre la sentence, indépendance ! » On chante les bons vieux « Nous sommes six millions de Catalan·es », et « Vive la gauche libre », en passant par « Ce n’est pas une sentence, c’est une vengeance ». Selon Lluis Brunet, c’est une lutte « pour les droits humains et pour la liberté. L’indépendance, ce n’est au final que ça, et non une question de drapeaux ». À propos des altercations avec la police la nuit passée à Barcelone, la majorité des personnes interrogées s’accorde pour dénoncer l’attention médiatique démesurée. La sœur de Muriel Casals remarque que « ces marches gigantesques sont plus difficiles à mettre en place. Brûler des poubelles, c’est à la portée de tou·tes. Je trouve que TV3 5 en fait trop sur les émeutes, et pas assez sur ce qui se passe autour ».

Source : fotomovimiento.org/dia-5-respuesta-a-la-sentencia-del-proces

Plus de luttes dans la lutte

« Voici venus les temps du changement, cette lutte dépasse la question nationaliste », assure Angela Marín du collectif féministe de la ville Palau Solità i Plegamans – canton de la Vallès occidental. « Ces dernières années, une myriade de nouvelles luttes sont apparues, qui ne sont pas parallèles mais s’imbriquent entre elles. » Selon Angela et ses copines du collectif, il faut que la lutte féministe rejoigne celles pour la République, pour l’urgence climatique ou le logement. « On ne peut pas s’indigner pour les prisonnier·es politiques et rester passif face aux violences faites aux femmes », lance-t-elle en remettant son écharpe mauve autour du cou.

Entre le jaune, le rouge, le noir et le blanc des différentes « estel·lades 6 », on trouve un drapeau de l’Urugay. Hugo Colacho fait partie de la Fédération d’associations de migrant·es du canton de Vallès. Cela fait dix-sept ans qu’il est arrivé du pays d’Eduardo Galeano. « Nous habitons ici, alors nous luttons ici. Ici, nous travaillons et participons à la richesse de la Catalogne, mais qu’importe : nous n’avons même pas le droit élémentaire de voter », explique-t-il. « Avec la construction de cette nouvelle Catalogne, où nous serions des citoyen·nes fondateurs et fondatrices, on compte bien sur la garantie d’un droit à prendre des décisions. » Il coupe soudain son discours pour crier « Vive ! » quand, arrivées elles aussi à pied, des milliers de personnes rejoignent le cortège. « On veut croire que ce qui se construit n’est pas une réplique de l’État espagnol, avec ses lois iniques sur les étranger·es, reprend-il. On espère mieux pour la Catalogne : un cadre pour les mouvements migratoires fondé sur la Déclaration universelle des droits humains, qui garantit la libre circulation des êtres humains dans le monde. »

Source : fotomovimiento.org/dia-5-respuesta-a-la-sentencia-del-proces

Colacho fait partie de la branche immigration de l’ANC, mais il critique le fait que, alors que le secteur des femmes est représenté par une femme et celui des scientifiques par un scientifique, des secteurs d’immigration de partis politiques ou de fondations catalanes sont encore représentés par des blanc·hes non-migrant·es. Il rappelle que divers collectifs de migrant·es ont participé à l’auto-organisation des actions du 1-O 7 tout en n’étant pas autorisé·es à voter dans un référendum – pourtant non officiel. « Les peuples luttent pour des choses concrètes. Les migrant·es se sentent impliqué⋅es dans ce processus d’indépendance, car il peut donner une réponse à des besoins immédiats pour beaucoup de gens. Bien sûr qu’en temps normal, il y a une grande désaffection politique chez les migrant·es, mais il faut bien voir qu’il n’y a de migrant·es sur aucune liste électorale. » Comme habité par la foi, l’Uruguayen conclut : « Changer cet ordre des choses, cela fait partie de la lutte dans la lutte. »

Source : fotomovimiento.org/dia-5-respuesta-a-la-sentencia-del-proces

Un peu plus loin en arrière, dans le vent, une ikurriña 8 et un drapeau des YPJ, Unités de protection des femmes du Kurdistan. Mercé Prat, cheveux blancs et fortes jambes, vient de la Garriga et marche avec une âme de Catalane internationaliste. « Si on ne se soutient pas les un·es les autres, les États garderont tout le pouvoir, alors il faut que les plus faibles se serrent les coudes », assure l’activiste venue de Sant Pere de Vilamajor. « La lutte doit être internationaliste, avec tou⋅tes celles et ceux qui sont dans la même situation d’oppression. Si on oublie cette dimension, si on ne comprend pas que c’est une lutte globale, alors on ne peut pas avoir une pleine conscience de ce qu’on est en train de faire et d’avec qui on lutte. »

En arrivant à Sabadell, quelques milliers de personnes attendent sur les trottoirs et applaudissent l’arrivée des tracteurs et manifestant·es comme si c’était le défilé des Rois mages. Isidre, papy qui en a vu de toutes les couleurs, ému, s’exclame : « Ça me rappelle les forces de libération après le débarquement de Normandie ! » Le photographe Lluis Brunet invoque une autre référence historique : « On fait un peu comme Gandhi, on est en route vers le sel de Barcelone. » Comme des rivières humaines, les cinq marches ont afflué vers la capitale depuis plusieurs sources. Avec lenteur, mais déterminées à abreuver la grève générale ce vendredi 18 octobre. « Jordi est en prison parce qu’on lui reproche exactement cela : avoir mobilisé des gens. Eh bien oui, maintenant, les gens se mobilisent », explique Ester Cuixart pendant que s’élèvent les cris de « 1er octobre, ni oubli ni pardon ».

  1. Association œuvrant pour la promotion de la langue et de la culture catalane.
  2. Assemblées locales soutenant l’indépendance de la Catalogne.
  3. Le 11 septembre 2012, l’ANC a organisé la manifestation « Catalunya nou estat d’Europa » qui a réuni entre 1,5 et 2 millions de personnes à Barcelone, le jour de la fête nationale catalane.
  4. Jordi Cuixart et Muriel Casals ont été tout·es deux président·e d’Òmnium Cultural. Jordi Cuixart a été condamné le 14 octobre 2019 à neuf ans de prison pour sédition.
  5. Chaîne de télévision publique catalane, elle est la première à avoir diffusé exclusivement en catalan.
  6. Drapeaux indépendantistes qui reprennent le drapeau catalan avec une étoile qui peut varier de couleur selon les accents politiques des un·es et des autres.
  7. Référence au 1er octobre 2017, jour de référendum sur l’indépendance de la Catalogne.
  8. Drapeau et symbole basque.