Le dimanche 30 octobre, avait lieu au Brésil le deuxième tour des élections présidentielles. L’actuel président d’extrême droite Jair Bolsonaro, perdant de l’élection, devrait donc quitter ses fonctions en janvier 2023 et perdre alors son immunité face à la justice brésilienne. Les accusations à son encontre, relevant du droit commun, pourraient faire l’objet d’un ou plusieurs procès. Sa gestion criminelle de la crise sanitaire liée à la pandémie de covid 19 lui est notamment reprochée.
Et pour cause : le virus a fourni l’occasion à Bolsonaro de mener une politique meurtrière à l’encontre de certaines populations, notamment dans les États les plus pauvres au Nord du pays. Retour sur le cas de la ville de Manaus, où il a pu mettre en œuvre sa vision viriliste et raciste du monde, héritée du colonialisme génocidaire.
Cet article est issu du dernier numéro de la revue papier Jef Klak , intitulé « Feu follet » et traitant des relations entre les vivant⋅es et les mort⋅es.
Le président brésilien Jair Bolsonaro a essuyé de vives critiques dans le pays et à l’étranger pour sa gestion de la crise sanitaire liée au coronavirus. Son image médiatique de « mauvais élève » et d’incompétent – partagée avec son homologue étatsunien d’alors Donald Trump – contribue pourtant à masquer la rationalité destructrice qui sous-tend sa politique. Dans des échanges ferrailleurs avec l’Organisation mondiale de la santé, Bolsonaro a régulièrement remis en doute les avancées scientifiques, jusqu’à menacer de retirer le Brésil de l’organisation. Entre avril et octobre 2021, les décisions prises par son gouvernement ont été examinées par une commission d’enquête parlementaire qui l’a notamment accusé de charlatanisme pour la promotion de traitements contre le consensus scientifique, d’incitation au crime, de mise en danger de la population, de détournement de fonds publics, d’usage de faux et de crime contre l’humanité… Parmi les accusations les plus graves : son inaction volontaire dans la gestion de la pandémie dans le Nord brésilien – la région qui dépend économiquement le plus du gouvernement central – notamment à Manaus, capitale de l’État de l’Amazonas. Systémique et à grande échelle, cette négligence apparait davantage comme une forme de mépris intentionnel pour la vie des habitant·es de cette région. L’actuel locataire du Planalto1 ne cesse d’ailleurs de fournir les preuves de ce dédain : « Désormais, tout est pandémie. […] Je déplore les morts. Nous mourrons tous un jour. Ça ne sert à rien de fuir la réalité. Il faut cesser d’être un pays de pédés, putain2 » Sous couvert de bon sens économique et en s’appuyant sur un scepticisme opportuniste vis-à-vis de la science, Bolsonaro déploie avec autorité son pouvoir sur les vies, décidant lesquelles seraient valables, valides et sauvables et lesquelles seraient négligeables.
La fabrique d’un crime
Le 3 février 2020, le ministère de la Santé brésilien signale « une situation d’urgence pour la santé publique d’importance nationale » liée à l’infection par le nouveau coronavirus. Un centre d’opérations d’urgence pour faire face à l’épidémie est créé, sous la responsabilité de l’organe de vigilance sanitaire du ministère. Dès le 16 mars, l’autorité de ce centre est mise à mal par un nouveau comité de crise pour la surveillance et le contrôle des impacts du Covid-19, sous la houlette de la Casa civil3. La crise sanitaire est progressivement prise en charge de manière quasi exclusive par l’exécutif sans l’appui de la communauté scientifique. Parmi les vingt-sept personnes composant ce comité, seules deux font partie du ministère de la Santé – le ministre lui-même et le coordinateur du Centre d’opérations d’urgence. Les autres membres sont les ministres du gouvernement Bolsonaro, les présidents des quatre banques publiques brésiliennes (y compris la Banque centrale) et l’avocat du Trésor public. Les priorités sont clairement du côté de l’économie plutôt que de la protection de la population. Rubem Novaes, alors président de la Banque du Brésil, membre du comité et partisan du business as usual, déclare : « Beaucoup de bêtises sont prononcées et faites par ceux, y compris des économistes, qui jugent que la vie a une valeur infinie. Le virus doit être mis en balance avec l’économie. »
Bolsonaro multiplie les déclarations outrancières, viriles et désinvoltes sur la situation : « Le Brésilien devrait être étudié [par la science], il n’attrape rien. Les mecs sautent dans les égouts, en sortent, y plongent et il ne se passe rien. » « Le virus est là. Nous devrons l’affronter, mais l’affronter comme des hommes, putain. Pas comme des gamins. Nous l’affronterons avec la réalité. C’est la vie. Nous mourrons tous un jour. » Du haut de ses injonctions martiales à « faire face à la réalité », celui dont le déni du réel et de la science dans le domaine écologique est déjà bien connu remet en question tant la gravité du virus que le décompte des mort·es, et insiste sur l’immunité de groupe comme stratégie de sortie de crise. En octobre 2020, alors que cinq cents personnes meurent du covid chaque jour au Brésil, il affirme : « La littérature dit que 90 % des contaminés seront asymptomatiques. Ceux qui auront des symptômes seront traités dès le début […]. Nous devons mettre fin à la pandémie. Comment ? L’immunité de groupe. Tous doivent retourner au travail. Reprendre l’économie et mettre l’État en marche… » Prenant appui sur les études controversées menées par Didier Raoult en France, l’économiste Arthur Weintraub conseille le président et préconise l’usage de la chloroquine pour soigner la maladie. Ce médicament devient le fer de lance de la campagne bolsonariste contre le virus, aux côtés de l’ivermectine et de l’antibiotique azithromycine. Cette triade sera plus tard appelée « kit covid » pour le traitement précoce de la maladie, et sera recommandée par le gouvernement longtemps après les nombreuses études scientifiques démontrant son inefficacité4.
La mise en doute de l’intérêt du masque, le refus d’adopter des mesures de distanciation sociale, la promotion du traitement précoce par le « kit covid » et la remise en question systématique des vaccins ont largement influencé l’opinion publique. Bolsonaro a été jusqu’à délégitimer médicalement les mesures de confinement en insistant sur le pouvoir préventif de la vitamine D synthétisée grâce au soleil. Autant de déclarations qui seront dénoncées par la commission d’enquête parlementaire en 2021 l’accusant d’avoir mis en danger la population non seulement par son (in)action, mais aussi par la propagande qui a semé la confusion et eu un impact réel sur des dizaines de milliers de vies.
Tout au long de la pandémie, le gouvernement central a mené un bras de fer avec les gouverneurs des États fédéraux concernant la juridiction des mesures sanitaires et de la gestion des ressources permettant de faire face à la pandémie. En mai 2020, il a ainsi déterminé ce qui relevait d’activités essentielles, stipulant que les salons de coiffure, les salles de sport et toute l’activité industrielle ne s’arrêteraient pas. Cependant, l’exécutif a perdu du terrain, plusieurs mesures étant adoptées par les autorités locales, telles que les confinements partiels ou totaux, les fermetures d’écoles et l’obligation de porter le masque. Le 12 mai 2020 Bolsonaro déclare : « Je demande à Dieu qu’Il illumine les gouverneurs et maires pour qu’ils ne ferment pas tout. Ce n’est pas la bonne politique. La vie et l’économie marchent main dans la main. Nous ne pouvons pas parler de santé sans emploi. »
Dès lors, chaque État fédéral doit négocier avec ses propres moyens financiers pour protéger sa population. Dans les États les plus pauvres, les mesures sont les plus limitées. L’aide d’urgence allouée par l’État aux systèmes de santé locaux utilise la répartition budgétaire usuelle comme base de calcul. Or pour les États du Nord, le système de santé est particulièrement défaillant, et fonder le budget usuel revient à reconduire une inégalité historique, le gouvernement central les ayant laissés pour compte depuis longtemps. Pendant la pandémie, le Nord a ainsi été la région la moins soutenue5.
Si l’État de l’Amazonas, dont la capitale est Manaus, était un pays, il aurait été celui avec le plus grand nombre de mort·es proportionnellement à sa population6. En décembre 2020, voyant les contaminations augmenter dangereusement, le préfet de la ville annonce en urgence la fermeture des commerces et l’interdiction de tous les rassemblements avant les fêtes de fin d’année. Bolsonaro critique publiquement cette mesure et des manifestations pour rouvrir les commerces ont lieu à la suite de sa déclaration, faisant revenir le préfet sur sa décision. Début janvier, les autorités locales prévoient la rupture de l’approvisionnement en oxygène dans la ville. Une série de mauvaises décisions sur la production, le conditionnement et le transport retarde l’arrivée des bouteilles. Pendant une semaine entière, les stocks d’oxygène sont insuffisants. Lors des journées des 14 et 15 janvier, ils sont à zéro. Une quarantaine de malades meurt faute d’avoir pu accéder à cette ressource. Dans les quatorze premiers jours de janvier 2021, 1 654 personnes sont enterrées dans la ville de Manaus, chiffre qui dépasse la somme des enterrements de mars à décembre 2020, période déjà lourdement affectée par la pandémie7.
Au cours de cette crise, le ministre de la Santé est envoyé pour promouvoir lesdits « kits covid ». Face au refus des médecins sur place de prescrire ce traitement, l’État met sur pied une délégation composée de onze médecins qu’il installe sous des barnums dans la rue afin d’en faire la promotion. La ville est mise en avant par le gouvernement comme un laboratoire pour l’immunité de groupe et le traitement précoce du covid. Bolsonaro avance l’exemple de l’Afrique, prétendument peu atteinte par le virus grâce à l’usage de la chloroquine dans la lutte contre le paludisme. Or le Nord brésilien est également une zone impaludée où le recours à ce médicament est très fréquent. Cela n’empêche ni la contamination rapide de la population ni l’apparition des formes graves en Amazonie. Par ailleurs, l’augmentation du réservoir viral favorise la mutation du virus, donc l’émergence des variants. À Manaus, où une grande partie de la population vit dans une situation de promiscuité, rien n’a pu freiner sa circulation. Aujourd’hui, cette expérience étatique est présentée comme principale responsable de l’apparition du variant gamma (ou P1), plus contagieux et létal. Entre janvier et mai 2021, le Brésil a enregistré 280 000 décès causés par le virus. Les séquençages génomiques effectués dans le pays montrent que le variant P1 était alors largement majoritaire8.
L’abandon, facette d’une politique de mort
« Inimaginable », « intolérable », « un cauchemar ». C’est avec ces mots que ce qui se déroula à Manaus fut commenté par le camp progressiste brésilien. Or l’(in)action de Bolsonaro et de son gouvernement n’a rien de hasardeux. Elle s’ancre dans une vision raciste et coloniale du monde en général, et de l’Amazonie en particulier. Le 12 avril 1998, alors qu’il n’était encore que député fédéral à Rio de Janeiro, le futur président diffusait déjà via le Correio Braziliense un discours au racisme débridé : « Quel dommage que la cavalerie brésilienne ne se soit pas montrée aussi efficace que les Américains. Eux, ils ont exterminé leurs Indiens. » Ce discours outrageux révèle les soubassements de sa politique exterminatrice : il repose sur le postulat selon lequel, au nom de la raison économique, certaines vies seraient en trop. C’est d’ailleurs l’intérêt économique qui a présidé aux exterminations des populations autochtones aux différents moments de l’invasion des Amériques par les Européens. Dans l’artillerie mentale du chef d’État, l’histoire coloniale des Amériques et son lot d’assassinats et de spoliations font de la mort des habitant·es des terres amazoniennes du Nord brésilien un moindre mal, voire une aubaine.
Le génocide peut être défini comme l’extermination systématique d’un groupe humain. L’éditeur de Bolsonaro genocida9 – ouvrage sur lequel s’appuie largement cet article – assume l’usage du terme génocide jusque dans son titre : « Sans jeux de mots, sans artifices de langage pour dribbler les excroissances de la loi de sécurité nationale ou l’appareillement des organes répressifs de l’État par le bolsonarisme, Bolsonaro genocida veut communiquer avec clarté ce qui devrait être considéré comme une évidence. » Comme les deux faces d’une même pièce, ce livre relate d’une part les dits et méfaits de Bolsonaro relatifs à la pandémie, et d’autre part ceux concernant les droits autochtones et environnementaux, mettant au jour les fondements et modalités d’(in)action d’une politique de la mort.
L’usage du pouvoir social et politique pour assujettir les corps et contrôler la vie des populations a été conceptualisé dans les années 1970 par Michel Foucault sous les termes biopouvoir et biopolitique 10. Si, dans sa description du biopouvoir, Foucault s’attarde particulièrement sur les préoccupations gouvernementales visant à entretenir la vie de la population – pour assurer une main-d’œuvre en bonne santé notamment –, le philosophe et historien Achille Mbembe propose à sa suite d’insister sur les formes contemporaines de soumission de la vie au pouvoir de la mort – ce qu’il appelle nécropolitique. L’esclavage, l’apartheid et la colonisation sont autant de systèmes où les individus, dépossédés de la souveraineté sur leur propre corps, en deviennent « morts-vivants11 », « déchets-d’hommes12 » aux yeux de l’État. Le nécropouvoir ne s’intéresse pas seulement au droit de mort – le droit de glaive monarchique – mais aussi et surtout à la mort sociale et politique.
L’absence de soutien en oxygène à laquelle ont été condamné·es les habitant·es de Manaus est la suite logique de leur « sortie de l’humanité ». Ce renvoi dans les « mondes de mort13 » s’inscrit dans la politique d’exploitation et de déforestation poursuivie et encouragée par Bolsonaro14. La forêt amazonienne est perçue comme un espace « vierge », un « bio-stock » dont les ressources humaines et végétales sont appropriées et converties en capital économique. L’Amazonie et sa population n’ont d’autre raison d’être que l’exploitation minière, la production intensive de soja et de viande de bœuf. Mais le racisme sait être opportuniste : celles et ceux qui vivent sur ces terres – indigènes ou non – sont envisagé·es, selon la conjoncture et les objectifs, soit comme une ressource à exploiter, soit comme un obstacle au plein déploiement de la « cavalerie » extractiviste.
Ce « vaste projet de soumission de l’environnement aux fins de sa mise en valeur rationnelle et rentable15 » trouve ses origines dans le principe juridique romain de la terra nullius. Selon celui-ci, l’absence – fabriquée ou fantasmée – de « maîtres » dans un espace légitime d’emblée sa colonisation. « La surface vierge, la terra nullius, l’espace blanc, […] est le mythe par excellence d’un pouvoir colonial ou “moderne” qui n’opère qu’en faisant table rase des forces vives du passé, afin de mieux pouvoir modeler, assujettir, exploiter corps et territoires indigènes16. » Dans sa (nécro)politique de la terre brûlée, Bolsonaro distribue et hiérarchise l’intensité en humanité et fait advenir un devoir de mourir à celles et ceux qu’on a renvoyé·es dans les mondes du « hors », du « sous », du « non » humain. Comme souvent, on réserve aux plus privilégié·es le droit de sauver la vie de leurs proches, par le recours aux établissements de santé privés ou par l’achat des quelques bouteilles d’oxygène disponibles dont le prix flambe dans les circuits commerciaux privés. Selon une étude récente sur le système de santé brésilien, l’infrastructure médicale nécessaire au bon fonctionnement des services de réanimation – dont les respirateurs – se concentre à plus de 90 % dans les hôpitaux et les cliniques privées, auxquelles ont accès seulement 25 % de la population17.
Foucault dénonce deux formes néfastes de dépendance entretenues par l’État, notamment dans les systèmes de soin : l’intégration disciplinaire par le contrôle et l’exclusion et de la marginalisation par l’abandon18 – formes qui marchent toujours main dans la main. L’État brésilien a, comme d’autres, mis au point une application de traçage des contaminations, TrateCOV (« SoigneCOV » en français) et a choisi, sans surprise, la ville de Manaus pour la tester. Cependant, l’Ordre des médecins brésilien a demandé la désactivation immédiate de l’application, car celle-ci collectait et mettait à disposition des données de santé relevant du secret médical, telles que les comorbidités. Elle suggérait en plus le « traitement précoce » sans consultation médicale préalable. Forcé de renoncer à cette forme ostensible de contrôle qu’aurait été TrateCOV, le gouvernement a toutefois continué à l’exercer de manière insidieuse en plaçant la productivité avant la protection des travailleur·ses, et en insistant obstinément sur ce traitement.
Lors d’une audience de la commission d’enquête parlementaire sur la gestion de la pandémie, un sénateur a défendu la position du gouvernement quant au déploiement de médecins prescrivant le « kit covid » à Manaus : « C’était purement indicatif : “Ceux qui veulent faire usage du kit doivent le faire en toute liberté, en tant que médecins […].” Chaque médecin est responsable de son patient. Ce n’était pas quelque chose de prescriptif : “il faut…” C’était plutôt de l’ordre de “Si on veut, on sollicite le gouvernement et il envoie [le kit]”. Je vous garantis que ce n’était pas imposé mais suggéré… » Cette ligne de défense est caractéristique d’une individualisation de la prise de risques et du rapport au consensus scientifique. Après avoir semé la confusion concernant le bien-fondé de ce traitement, l’exécutif n’impose pas son usage, mais l’encourage. Une partie de la population adhère au récit miracle du « kit covid » et l’exige lors des rendez-vous médicaux. Mais l’État se dégage de la responsabilité de ce « choix », transférée aux seul·es soignant·es. L’abandon a ceci de pernicieux qu’il délègue aux subalternes le devoir de soin, de vie ou de mort.
Dans les hôpitaux publics sursaturés où les corps morts côtoient les corps mourants, aux soignant·es de décider de qui vit et de qui meurt. Pendant une semaine, le « poumon de la planète » est en état d’asphyxie. L’écrivain Julián Fuks décrit avec force le manque d’oxygène subi à Manaus : « Simultanément dans plusieurs unités à travers la ville, l’air se fait rare et étouffe une infinité de corps. Les infirmières et les médecins sont également essoufflés, pompant les patients avec des respirateurs manuels. Ils ont le souffle coupé […] quand ils doivent inscrire “covid” sur l’acte de décès et qu’ils voudraient écrire : “omission d’État”19. » Mais l’abandon n’est pas l’incompétence. Dans un tweet du 14 janvier 2021, la journaliste brésilienne Eliane Brum écrit : « Prétendre que Bolsonaro est incompétent face au Covid-19, c’est collaborer avec lui. La négligence est délibérée. Ce n’est pas de l’incompétence pour faire face au Covid-19, mais une compétence pour exterminer. » Le « faire mourir » du nécropouvoir complète le « laisser mourir » intrinsèque au biopouvoir. Le cas de Manaus incarne précisément la mise en exécution d’une nécropolitique.
Au moment de l’écriture de cet article, plus de 660 000 Brésilien·nes sont mort·es du covid, soit 3 050 mort·es par million d’habitant·es20. Derrière des airs grotesques et une bêtise de façade, le président brésilien fait preuve d’une cohérence redoutable dans son ingénierie meurtrière. Celle-ci s’appuie sur un racisme lié à l’histoire coloniale d’exploitation et d’extermination des populations racisées, qui sont aussi les plus précaires et pauvres du pays. Les déclarations de Bolsonaro servent précisément à fabriquer auprès de la population l’altérité de ces groupes de « faibles » qui mourront en priorité21. Si la pandémie a surpris les États, sa gestion par le camp bolsonariste s’est fondée sur une politique raciste et validiste méticuleusement bâtie et approfondie au cours des dernières années. Ce qui s’est passé et se passe aujourd’hui au Brésil ne relève pas d’une catastrophe – étymologiquement liée à la notion d’inattendu –, mais bien d’un crime opportuniste, d’un génocide – dûment caractérisé par la commission d’enquête parlementaire comme crime contre l’humanité22. Mais pour l’heure, Bolsonaro n’a pas été inquiété par la justice et les accusations à son encontre n’ont eu qu’une portée symbolique. Une telle impunité constitue un blanc-seing à la banalisation du mal23, qui dépasse la simple raison économique. Ce mal n’est ni un signe de folie (comme on le laisse souvent entendre) ni l’apanage du chef d’État brésilien, mais bien le fruit d’un système où le virilisme et l’indifférence sont valorisées comme des formes de courage, tout à fait détachées des notions de justice et de commun.
- Nom du palais présidentiel brésilien. ↩
- Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées de l’ouvrage Bolsonaro genocida, Elefante, 2021. Il s’agit d’une chronique au jour le jour comportant trois niveaux d’information sur la pandémie et les droits indigènes et environnementaux : les projets de loi, les actions de l’exécutif et la propagande d’État (que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans la presse). Elle a été compilée et agencée par un collectif d’universitaires et de juristes brésilien·nes. ↩
- Organe directement lié à l’exécutif, dont la fonction est comparable à celle du Premier ministre en France. ↩
- Dès juin 2020, les conclusions d’une série d’études randomisées à large échelle montrent l’inefficacité de l’hydroxychloroquine dans le traitement du coronavirus. Une étude publiée en novembre 2020 conclut que le traitement d’une infection au Covid-19 à l’aide du médicament augmente la durée de l’hospitalisation de trois jours en moyenne, accroît le risque de décès et la nécessité d’une ventilation, et augmente la gravité des symptômes et la charge virale du ou de la patient·e. Le gouvernement brésilien met en avant ce kit jusqu’en mai 2021. Voir Kai Kupferschmidt, « Three big studies dim hopes that hydroxychloroquine can treat or prevent Covid-19 », Science, 9 juin 2020, <science.org> et The RECOVERY Collaborative Group, « Effect of Hydroxychloroquine in Hospitalized Patients with Covid-19 », The New England Journal of Medecine, 9 nov. 2020, <nejm.org>. ↩
- Diego Junqueira, « Cidades da região Norte receberam menos recursos federais por habitante para combater a Covid-19 », Reporter Brasil, 22 janvier 2021, <reporterbrasil.org>. ↩
- « Se fosse um pais, Amazonas seria o 1o em mortes por milhão devido a covid », 21 avril 2021, <d24am.com>. En mai 2020, 4,5 % des nouveaux décès enregistrés dans le pays ont lieu à Manaus. En janvier 2021, ils sont 7 %. Les Manauaras représentent 1 % de la population du pays et l’âge moyen y est moins élevé. Voir Amanda Gorziza et Renata Buono, « No Brasil, a cada cem mortos pela covid em janeiro, sete são de Manaus », Piauí, 5 février 2021, <piaui.folha.uol.com.br>. ↩
- Steffanie Schmidt, « Morrer sem oxigênio em Manaus, a tragédia que escancara a negligência da política na pandemia », El País, 15 janvier 2021, <brasil.elpais.com>. ↩
- Selon la Fondation Oswaldo Cruz, responsable de la Rede genômica, qui trace l’évolution des variants au Brésil <genomahcov.fiocruz.br>. ↩
- 0uvrage cité. ↩
- Véritable technologie de gestion des grands groupes humains, le biopouvoir s’exerce selon Michel Foucault via une multitude de techniques telles que la régulation de l’hérédité ou des risques. Histoire de la sexualité, t. 1. La volonté de savoir, Gallimard, 1994 (1976). ↩
- Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, no 21, 2006, p. 59. ↩
- Achille Mbembe, « Le droit universel à la respiration », AOC, 6 avril 2020, <aoc.media>. ↩
- Achille Mbembe, « Nécropolitique », art. cité. ↩
- Malgré la pression des militant·es et scientifiques brésilien·nes, mais aussi de la communauté internationale, l’expansion d’exploitations agricoles illégales sur ce territoire bafoue les droits fonciers des peuples autochtones et ne cesse d’augmenter depuis son investiture en 2019. ↩
- Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2018, p. 21. ↩
- Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, t. 1, Post-éditions, 2021, p. 36. ↩
- Lena Lavinas, « Le Brésil de toutes les crises : Bolsonaro et le Covid-19 », AOC, 2 avril 2020, <aoc.media>. ↩
- Cette idée parcourt le travail de Foucault sur les systèmes de santé, et est développée notamment dans l’entretien avec Robert Bono, « Un système fini face à une demande infinie », paru dans Dits et écrits, t. 4, Gallimard, 1994. ↩
- Julián Fuks, « O inimaginável em Manaus: retrato de um país à beira da asfixia estatal », UOL, 16 janvier 2021, <uol.com.br>. ↩
- En France, alors que la population est globalement plus âgée qu’au Brésil et que le décompte a été plus centralisé, les mort·es par million d’habitant·es sont estimé·es à 2 100, en Allemagne à 1 400. ↩
- Le site Race et santé publie une étude sur la surmortalité en 2020 au Brésil. Chez la population noire, elle s’élève à 28 %, contre 18 % chez les blanc·hes, <racaesaude.org.br>. ↩
- Depuis janvier 2022, deux sénateurs envisagent l’ouverture d’une seconde commission d’enquête. Les nouvelles accusations concernent le retard dans l’approvisionnement des vaccins, les menaces proférées contre les agents de l’Agence nationale de vigilance sanitaire au moment de l’autorisation de la vaccination des enfants entre 5 et 11 ans, et surtout le hacking et la perte d’un mois de données du Système unique de santé (SUS) sur les évolutions de la pandémie à l’arrivée du variant omicron. Voir « Avanço da ômicron e apagão de dados levam senadores a cogitar nova CPI », 12 janvier 2022, <senado.leg.br>. ↩
- Le concept de banalité du mal a été élaboré par la philosophe Hannah Arendt lors du procès du fonctionnaire et criminel nazi Adolf Eichmann, pour décrire comment des personnes tout à fait ordinaires ont participé au génocide des Juif·ves. Christophe Dejours, lui, parle de « banalisation du mal » quand il étudie le comportement de cadres exécutant des plans de licenciements, qui finissent souvent par mettre en place un plan encore plus violent que ce que commandaient les prétextes économiques. Le fondateur de la psychodynamique du travail insiste notamment sur le rôle des mécanismes virils dans le zèle de ces managers du mal. Voir Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1966 ; et Christophe Dejours, Souffrance en France. Banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998. ↩