Ma fascination pour les Mercuriales devait prendre fin, elle cessa grâce au dévouement de la Dame de mon cœur : une visite interlope des emblématiques tours jumelles de l’Est parisien, inaugurées en 1977 et hautes de 175 mètres de fierté. Quelque part entre Paris et Bagnolet, là où la ville n’a plus ni début ni fin.
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« Tour du Levant, Tour du Ponant : ô sœurs jumelles, maîtresses immobiles de l’impétueux Échangeur,
laissez-moi franchir la dalle scellée et ébruiter le mystère, chanter l’éclat qui rejaillit de vos reflets,
miroirs célestes dans lesquels la Porte de Bagnolet
aime à se voir. »
Deux personnes se présentent : une agente immobilière et le régisseur des lieux. L’homme, la cinquantaine, exhibe l’accoutrement d’un administrateur de la Préfecture de la Seine, l’air sympathique en plus. Il porte un nœud papillon : c’est le maître des clés et il peut tout obtenir des tours. Il est aux Mercuriales ce qu’Alfred est à la Bat-Cave, ce que Nestor est à Moulinsart.
La commerciale a du vernis à ongle bleu et son tailleur est de couleur vive, elle pourrait porter une bague avec un papillon. Jessica est très disposée à dévoiler les arcanes de cette architecture en déficit de travailleurs. C’est que le marché des tours d’affaires de l’Est parisien est morose. Les taux d’occupation oscillent entre 20 % pour la Tour 9 de Montreuil à 95 % pour la tour Essor de Pantin. Les Mercuriales, avec leur deux fois 35 000 m² se situent à un peu moins de 80 % de remplissage. Ses premiers mots font d’elle la muse inspirée de cette balade : la vue depuis le dernier des 32 étages lui provoque une sensation qu’elle ne ressent pas à la Tour Pleyel de Saint-Denis, pourtant haute de 38 étages. Ce sera de sa bouche qu’émaneront plus tard les discussions sur les attentats du 11-Septembre.
Ce qu’elle ignore, c’est que l’emprise des deux tours est maudite depuis longtemps. Le château de Bagnolet sur lequel les sœurs jumelles ont été construites, n’aura pas tenu plus d’un siècle : bâti pour une altesse royale en 1725, il est partagé en lots et démantelé dès 1769. De cette demeure de prestige, il ne reste que deux choses : une toponymie, la rue des Orteaux à Paris (allée plantée menant au palais), une rue du Château le long de la tour sud ; et enfin le Pavillon de l’Ermitage. Dans cette « folie » (coquet cabanon en retrait d’un palais) sise rue de Bagnolet à Paris, se sont déroulées des conspirations royalistes fumeuses s’achevant dans la dénonciation et l’homicide. Par la suite, les fortifications élevées en 1841 ont disposé sur le terrain de la Porte les bastions numéro 14 et 15, éléments défensifs qui s’offrirent ignominieusement aux Versaillais de 1871.
Le couple élu entame rapidement mon initiation. Il me tire des obscurités du néant en m’apprenant un moyen mnémotechnique pour reconnaître la tour à laquelle on s’adresse : Ponant pour côté Paris, Levant côté banlieue.
Au 27e étage du Levant, les bureaux viennent d’être remis à neuf et les cloisons ont disparu, exposant entièrement le plateau de 800 m² à la lumière du panorama. Moquette vert-pomme flambant neuve, sol des toilettes en marbre, poignées qui paraissent d’or ; les décideurs peuvent proposer à leurs collaborateurs autant d’ambitions qu’il y a de sites où poser son regard : on voit même Roissy. La première instruction offerte par la vue est la différence tranchée entre les toits parisiens, bleus, et ceux de la banlieue, rouges. Les grands ensembles de Bagnolet, alignés dans un camaïeu de couleurs pastel, m’évoquent ensuite la Biélorussie. Il faut dire que la ville a été sacrifiée à cette modernité qu’incarnent les Mercuriales. Dans les années 1960, le projet du dispositif de la Porte de Bagnolet devait combiner des infrastructures lourdes de transport avec l’essor d’un quartier vivant côté banlieue. Profitant du flux commercial ainsi provoqué, la ville espérait bénéficier de l’aménagement d’un pôle d’emplois, de commerces et de loisirs pour donner la réponse de l’Est parisien au quartier de la Défense.
Panorama inédit de Paris (la Défense est alignée avec Montmartre et la Tour Eiffel), une certaine fierté séquano-sancto-dyonisienne (i.e. 93, couzin!) noue ma gorge : la Tour des Communications de Romainville n’a jamais paru aussi haute, le Mont-Valérien et Rosny-sous-Bois se tendent la main. À mes pieds, toujours ce boa sans fin, cette hydre aux veines parcourues de moteurs bourdonnants qui étrangle de ses boucles les touffes de tuiles rouges des gens d’en-bas.
Bagnolet (lieu où s’est tout de même inventé un vin surnommé la « piquette ») a son centre-ville divisé par une autoroute de deux fois quatre voies intégrant à sa sortie un parking semi-enterré de 2 200 places sur trois niveaux, accompagné d’une gare routière internationale avec interconnexion RATP, le tout débouchant sur le boulevard périphérique. L’audace devait engendrer la prouesse : l’Échangeur de Bagnolet, complexe d’échanges de la Porte de Bagnolet, figure parmi les plus imposants d’Europe. On parle de 19 ponts et viaducs différents sur une surface de tablier de 1 900 m² avec seulement deux niveaux de croisement de voies.
Preuve d’une excellente accessibilité, seuls 5 % des employés des tours résident à Bagnolet. Les Mercuriales et leur Cerbère de lignes continues incarnent l’enclave de Babylone dans une ville jumelée avec le camp de réfugié·es de Chatila, les villes d’Oranienbourg en Allemagne, Massala au Mali et Akbou en Algérie. Oblast du capitalisme fasciné par l’an 2000, le complexe de la Porte a presque annihilé toute circulation pédestre et échanges urbains avec Paris ; et en banlieue, la cohésion territoriale a été rompue. Les tunnels projetés pour prolonger le métro à l’est ont été abandonnés, reconvertis en locaux de stockage de la RATP – qui y conserve des archives intermédiaires relatives aux prêts bancaires accordés à ses agents.
Le mythe se fissure à mesure que nous descendons. Au 7e, dans un décor (millésimé 1977) plongé dans le noir, des couloirs distribuent des portes de bureau austères. On croise le nom d’un de ces industrieux travailleurs qui ont dû, passant de la baie vitrée au néon clignotant, hanter le chemin laborieux vers la photocopieuse. Parmi eux, j’imagine le titulaire du bureau 2022, situé en face des toilettes, J.-L. Pichon, de la société Technip. Depuis cet étage, la vue est moins éblouissante, composée principalement d’immeubles gris en forme de Rubik’s Cube et d’une cheminée d’usine peinte.
Au milieu de la discussion sur l’offre de restauration alentour, on nous assure qu’il n’y a jamais eu de problème de délinquance à proximité des Mercuriales. « Sauf une fois », précise le maître des clés, après un bref temps de réflexion. Une vieille dame aurait cherché asile après s’être fait dérober son sac en sortant du centre commercial. La violence à Bagnolet n’est pas uniquement faite de petits larcins, l’environnement des deux tours est toxique. Leur disposition et celle de l’Échangeur assemblent une sorte de triangle des Bermudes, un delta méphitique qui coupe les diffusions radiophoniques et obstrue la communication des téléphones portables à l’intérieur même des deux phares siamois. Avec la participation des antennes de l’armée et des renseignements, étalés dans des casernes jusqu’à la Porte des Lilas (la « piscine »), les ondes sont folles et semblent rendre dément·e.
On a ainsi découvert le corps sans-tête d’une victime de gangs tamouls sous une bretelle de l’A3, des armes et de la cocaïne dans un local municipal adjacent et un mystérieux graffiti « homme-crabe » sur un banc public à proximité. Information peu rassurante, le nouveau maire, brisant 86 ans de communisme municipal, se nomme Tony DiMartino, faisant objectivement penser à quelque porte-flingue d’Al Capone. La question de la sécurité ayant été posée, l’évidente comparaison avec leur modèle, les tours du World Trade Center, s’impose. Ici, ce n’est pas comme à New York : à l’acier efféminé, on a préféré le béton. Un avion s’écraserait lamentablement sur la façade. Dans les jours qui ont suivi le 11 septembre 2011, nos guides étaient persuadés d’être les prochain·es sur la liste d’Al-Qaïda. Des exercices ont eu lieu, démontrant même qu’en cas d’incendie d’un étage, celles et ceux du dessous et du dessus pouvaient continuer à travailler sereinement
Pour terminer cette folle déambulation, on nous propose de nous rendre au restaurant d’entreprise des Mercuriales, La Brasserie. Nous sommes prévenu·es, il est « un peu kitsch », mais le propriétaire va bientôt y faire des travaux. Ce n’est pas tout en haut qu’il est situé mais au premier étage. Sa découverte couronne dans une sorte d’hilarité le désenchantement qui nous poursuit depuis que nous avons quitté le sommet. Comme la vue immédiate d’une telle élévation n’offrirait au regard qu’une succession de kebabs murés revêtus d’affiches pour des Nuits de l’élégance et de la mignoncité ou bien des abribus tagués « VIVE LES CHELOU », les murs du restaurant sont aveugles et s’ornent de photographies jaunies de la Seine et de ses péniches. Le vice est poussé jusqu’à les avoir encadrées de fenêtres surmontant un faux rebord de toit de zinc bleu. Dans cette cantine divisée en boxes ornés de géraniums en plastique, le prestataire en « assistance à maîtrise d’ouvrage » s’acquitte de 19,87 € le repas de roi.
Notre duo dynamique nous raccompagne vers la sortie. Le visiteur ou la visiteuse quitte cette architecture cyclopéenne avec des sentiments mitigés : plénitude d’avoir investi et compris cette incongruité urbaine, puis abattement d’y lier entre l’intérieur et l’extérieur une forme d’existence manquée, le résultat d’une stérilité prévisible figeant Bagnolet parmi les collectivités les plus endettées de France, et comme une ville à l’attractivité bien moindre que ses voisines de Montreuil-sous-Bois ou des Lilas. En laissant la dalle de béton, on tombe sur une caravane abandonnée à la sortie d’un tunnel ; plus loin sur la rambarde au-dessus du périphérique une inscription manuscrite, discrète et énigmatique : Eleuthéria écrit en grec. Liberté.