30 janvier 2017

Super pouvoir noir Les comics à l’épreuve du Black Power

Traduit de l’américain par le collectif Angles morts

1966, le mouvement Black Power est en pleine ébullition, le Black Panther Party vient de se créer et le premier super-héros noir apparaît dans les strips de Marvel Comics. « T’Challa, la Panthère Noire » évolue dans le Wakanda, nation africaine indépendante au développement technologique avancé. Les Noirs représentés au sein de cette Black Nation fictionnelle sont médecins, hommes politiques ou simples soldats pour le plus grand bonheur des jeunes lecteurs désireux de bousculer les représentations. Malgré les diverses tentatives de Marvel Comics pour en affaiblir la dimension politique, la Panthère Noire et le Wakanda ont porté haut les couleurs de la communauté africaine-américaine, comme en attestent les courriers des lecteurs, témoins de cette lutte symbolique au sein de la culture populaire des années 1960-70.

Cet article est paru dans le numéro 2 de Jef Klak, « Bout d’ficelle », encore disponible en librairie.

En juillet 1966, trois mois seulement avant la création du Black Panther Party à Oakland, en Californie, Marvel Comics présente La Panthère Noire (The Black Panther), premier superhéros noir admis dans l’univers immortel des comic books américains. D’abord conçue par Stan Lee et Jack Kirby sous le nom de « Tigre de Charbon », la Panthère Noire est officiellement intronisée dans « l’Univers Marvel » dans le numéro 52 des Quatre Fantastiques, un titre immensément populaire à l’époque.

Héritière de la couronne du Wakanda, une nation africaine cachée, la Panthère Noire est dotée de la puissance, de la vitesse, des sens, des réflexes et de l’agilité d’une panthère, lui conférant ainsi des pouvoirs surnaturels. Elle n’est pas le premier personnage noir dans les comics américains, mais c’est le premier à être doté de super-pouvoirs, une avancée que Marvel qualifie fièrement d’« événement révolutionnaire ». Quelques semaines à peine avant le lancement de la Panthère Noire, la police de Greenwood, dans le Mississippi, jetait Stokely Carmichael1 en prison, accusé d’avoir mené une foule de trois mille marcheurs pour les droits civiques, défilant sous un nouveau mot d’ordre : « Pouvoir Noir ! »

Pouvoir et Pulps

« Le thème des comics, c’est le pouvoir », déclara un jour Carmine Infantino, longtemps rédacteur en chef du label concurrent de Marvel : DC Comics. Sachant que les exploits hauts en couleur des superhéros et leurs super-pouvoirs servent de fonds de commerce à la plupart des comics, sa déclaration pourrait sembler singulièrement creuse. Elle est cependant loin d’être naïve pour analyser les relations entre représentations des super-pouvoirs dans les comics et perceptions du pouvoir politique et social dans l’imaginaire culturel américain.

Durant l’intense période politique des mouvements contre-culturels américains des années 1960 et 1970, les luttes sociales trouvent souvent un écho dans les pages de comics de superhéros populaires. Leur regain de popularité à cette époque est principalement dû à l’équipe innovante et audacieuse de Marvel Comics. Menée par un prolifique noyau dur constitué de Stan Lee, Steve Ditko et Jack Kirby, la maison d’édition réinvente le genre au début des années 1960, en rejetant le modèle de l’ère Superman, celui du superhéros classique conçu comme un noble sauveur surplombant l’humanité, au profit d’un nouveau type d’antihéros, embourbé dans des problématiques existentielles comme Monsieur tout le monde : un antihéros pour qui avoir des super-pouvoirs relève davantage d’un fardeau aliénant que d’un don libérateur.

En 1971, dans un article du New York Times Magazine, « Shazam ! Here comes Captain Relevant », Saul Braun a mis en lumière l’essor de cette réaction contre-culturelle, dirigée à la fois contre les clivages traditionnels liés à la guerre froide et contre les représentations des super-pouvoirs qu’elles impliquent :

« Il me paraît intéressant de remarquer que, à de rares exceptions près, la guerre du Viêtnam n’a pas suscité de résistance parmi une génération qui voyageait à travers le monde, avec une vision fantasmée du pouvoir. En revanche, elle a suscité, dans l’ensemble, l’opposition de la génération suivante qui, elle, a commencé à rejeter les comics des années 1950, avec leurs représentations du monde aseptisées, censurées et irréelles. Un monde dans lequel “nous” étions les bons et “eux” les méchants, dans lequel nous pouvions faire passer le non-respect des lois pour de l’héroïsme, un monde dans lequel les Noirs étaient invisibles. […] Un monde dans lequel aucun superhéros, en dépit des excès auxquels il pouvait se livrer, ne doutait jamais qu’il utilisait ses pouvoirs de façon sage et morale. »

A contrario, durant les années 1960-70, l’élite des mouvements de jeunesse américains est prise d’un soudain penchant pour les nouveaux superhéros de Marvel. En septembre 1965, Esquire magazine note que « Spiderman est aussi populaire que Che Guevara dans la frange radicale des universités américaines ». Un an plus tard, le même journal se penche à nouveau sur l’immense popularité des comics Marvel pour la jeunesse de l’époque, ainsi que sur la façon dont Stan Lee a accédé au rang d’icône :

« Le club de débat de l’université de Princeton a invité Stan Lee, auteur de dix comics de superhéros publiés par Marvel, pour s’exprimer dans le cadre d’une série de conférences aux côtés de Hubert Humphrey, William Scranton et Wayne Morse. [Stan Lee] a par ailleurs été invité à Bard (où il a attiré une audience plus grande que le président Eisenhower), à l’université de New York et à Columbia. […] Comme lui a confié un membre de l’Ivy League2 : “Les comics Marvel sont pour nous la mythologie du XXe siècle. À nos yeux, vous êtes le Homère de cette génération.” »

Le syndrome Superman

La défiance à l’égard du modèle classique des super-pouvoirs s’étend également au mouvement naissant du Black Power. Ce dernier emploie alors souvent le terme « Superman » pour symboliser les structures de pouvoir américaines dominées par les Blancs. Lors du procès des Sept de Chicago en 19693, dans l’une de ses interventions explosives devenues célèbres, Bobby Seale, président du Black Panther Party, dénonce « cette administration raciste, avec ses notions inspirées de Superman et sa politique digne des comics. Nous savons bien que Superman n’a jamais sauvé aucun Noir ». Pendant une audience, Seale provoque également le juge Julius Hoffman en déclarant : « Les Noirs ne sont-ils pas supposés être dépourvus d’esprit ? C’est ce que vous pensez. Nous avons pourtant un corps et un esprit. Je me pose la question suivante : n’avez-vous pas perdu le vôtre à cause du syndrome Superman et de toutes ces histoires de comics ? »

Dans son ouvrage intitulé Seize the time: the story of the Black Panther Party and Huey P. Newton, Seale utilise également le terme « Superman » pour désigner un agent du FBI auquel il a été confronté à Oakland le 16 août 1969 : « Il m’a regardé, arborant un large sourire. Il se prenait pour Superman. D’un simple regard, il était facile de voir à quel point il a été psychologiquement abruti par des concepts à la Superman. Il a subi un tel lavage de cerveau qu’il est persuadé de défendre le prétendu “monde libre”.  » De même, le poète et musicien Gil Scott-Heron, auteur en 1970 de l’hymne désormais célèbre du Black Power « The Revolution will not be televised », composa un autre morceau intitulé « Ain’t no such thing as Superman ». Le rejet du concept de « Superman » et de la culture américaine des comics par Seale et Heron, montre que pour le Black Power, dans ses différentes composantes, la catégorie de « superhéros » incarne dès le départ un symbole mythique supplémentaire des super-pouvoirs exclusivement blancs – et méritait donc d’être déconstruite de façon critique.

La panthère surgit

C’est au sein de cette culture comics politiquement chargée que la Panthère Noire apparaît en 1966. Présentée dans le numéro 52 des Quatre Fantastiques, la Panthère Noire, également connue sous le nom de T’Challa, règne sur le royaume caché du Wakanda, situé dans les profondeurs de l’Afrique équatoriale. Le Wakanda abrite la seule source d’un métal précieux, le « vibranium », qui absorbe les vibrations et qui lui confère une valeur inestimable pour le développement technologique partout dans le monde. Le père de T’Challa fut tué par un chasseur d’ivoire, un Blanc du nom d’Ulysse Klaw qui tentait de prendre le contrôle des réserves de vibranium de Wakanda. T’Challa parvint à faire fuir Klaw et ses sbires du Wakanda, prétendit au rang de chef de la tribu en faisant valoir son statut d’héritier, et accepta les pouvoirs sacrés et mystérieux inhérents au titre de Panthère Noire. Peu après sa prise de pouvoir, le nouveau chef mit son propre génie scientifique au service de la transformation de son pays. Ce qui n’était que jungle devint une forteresse technologique moderne grâce à la vente « de petites quantités de vibranium à plusieurs fondations scientifiques, ce qui [lui] permit d’amasser une fortune, pareille à nulle autre sur la terre ! »

T’Challa fait preuve de ruse pour attirer les Quatre Fantastiques dans son pays afin d’éprouver ses grandes aptitudes de guerrier, en vue d’un combat final avec Klaw. La Panthère Noire parvient presque à battre les Quatre Fantastiques dans la jungle, en utilisant contre chacun d’eux une série d’ingénieux pièges techniques, finalement déjoués à cause de Wyatt Wingfoot, ami amérindien de l’équipe, qui n’est pas un superhéros et que la Panthère a négligé. Elle révèle par la suite que son objectif n’était pas de blesser les Quatre Fantastiques, mais de s’entraîner au combat en prévision de l’invasion imminente de Klaw. Prenant conscience des nobles intentions de la Panthère Noire, les quatre super-héros lui pardonnent, peu avant que l’on apprenne que Klaw est parvenu à franchir la frontière de Wakanda. En guise de symbole du respect pour le superhéros africain, les Quatre Fantastiques apportent leur aide pour vaincre Klaw et invitent T’Challa à se joindre à eux dans leur campagne mondiale contre le Mal.

Un enthousiasme mesuré

Les lecteurs s’empressent de répondre à la présentation par Marvel de son premier superhéros noir, et les réactions publiées sont dès le départ extrêmement positives. La première lettre, envoyée par un certain Henry Clay, de Détroit, paraît dans le numéro de novembre 1966 des Quatre Fantastiques :

« Je me réjouis de voir que vous avez rompu avec les traditions de votre profession et introduit un Noir en tant que héros sous les traits de Gabe Jones, le sergent Fury, un homme de la rue. Ce sujet, avant Marvel, semblait être un tabou implicite, mais désormais, un véritable superhéros noir existe ! Cela m’a presque fait danser des claquettes et déambuler, abasourdi, en répétant : ”Quelle bonne nouvelle… Quelle bonne nouvelle… !” Sa présentation, ses origines et son premier combat contre un véritable super-vilain en chair et en os, tout était superbe ! J’espère le voir bientôt dans son propre comic. »

Le numéro suivant des Quatre Fantastiques comporte bien plus de lettres de soutien. Linda Lee Johnson, de la Nouvelle-Orléans, félicite Lee et Kirby en déclarant : « Bravo à vous ! […] Vous êtes les premiers, les tout premiers à créer et présenter un superhéros noir. […]C’est vraiment merveilleux ! » Dans la même rubrique du courrier, Edward Koh de New Haven dans le Connecticut ajoute : « Je voudrais vous dire, Stan, combien j’ai été touché et fier de vous voir prendre position pour une cause qui le mérite. […] Vos grands idéaux dans le domaine de l’éducation et pour d’autres questions morales et sociales me rendent fier d’être un lecteur de Marvel. »

Si ces lettres louent l’audacieuse innovation de Marvel, la plus éloquente et astucieuse de ces premières réponses reste sans doute celle de Guy Haughton du Bronx, à New York, publiée dans le numéro de février 1967 des Quatre Fantastiques :

« Croyez-le ou non, mais vous êtes véritablement en train de faire diminuer la tension qui caractérise notre époque. Je pèse mes mots, vraiment. Il est si réconfortant pour un jeune Noir tel que moi – après avoir entendu parler toute la journée d’émeutes et d’explosions raciales – de s’asseoir, d’ouvrir un magazine Marvel et, disons, en page 2, dans la septième case, de voir un homme de couleur marcher dans la rue. Vous, mes amis, ne le comprendrez sans doute jamais, mais c’est quelque chose d’exaltant. C’est psychologiquement revigorant – oui, même dans quelque chose d’aussi modeste qu’un comic – de voir la race noire reconnue. […] Puis vous êtes arrivés avec la Panthère Noire. […] Je ne veux pas avoir l’air mélodramatique, mais je voudrais saluer votre courage, car il faut en effet du courage pour faire ce que vous avez fait. […] Mes amis, vous faites plus que divertir les masses, vous promouvez le respect humain et œuvrez pour un monde meilleur. »

La question de la terre natale de la Panthère Noire est pourtant soulevée dès les premières réactions de lecteurs. Le commentaire final de Haughton suggère que le choix de faire du superhéros un Africain plutôt qu’un Africain-Américain s’apparente à une esquive politique – une décision qui permet à Marvel d’être branché et pertinent tout en maintenant prudemment les super-pouvoirs noirs loin du tumulte du Black Power qui retentit dans les rues des États-Unis : « Un petit bémol tout de même. […] C’est bien, vous avez créé un superhéros noir, mais pourquoi doit-il être chef de tribu africain et ainsi de suite ? N’aurait-il pas pu être un simple Américain ? Si vous aviez créé un superhéros italien, serait-il le Ferrari Masqué ?? » Sur la question des super-pouvoirs noirs, Haughton semble davantage intéressé par qui est digne d’exercer de tels pouvoirs. L’aspect le plus important de la Panthère Noire n’est pas son pays ou même ses super-pouvoirs, mais plutôt sa condition de Noir (blackness) – et plus cette blackness est ordinaire, mieux c’est.

D’autres lecteurs ont relevé la banalité des pouvoirs du nouveau superhéros, un sentiment sans doute formulé de la manière la plus concise par Russell Bullock Jr. de Fembroke, dans le Massachusetts, pour qui « la “Sensationnelle Panthère Noire” est tout à fait déprimante ». En fait, les créateurs du superhéros, Lee et Kirby, se sont montrés indifférents à ses véritables super-pouvoirs. Plutôt que d’inventer une origine fascinante aux dons de la Panthère Noire, ses concepteurs ont réglé cette question par un mysticisme pseudo-ethnographique brumeux, en évoquant « un secret – transmis de chef de tribu en chef de tribu ! Nous ingérons certaines plantes et subissons de rigoureux rituels dont il m’est interdit de parler ! ».

Ce qui a stimulé l’imagination de Lee et Kirby réside dans le pays de la Panthère Noire lui-même, le Wakanda. Tandis qu’ils ne consacrent qu’une seule case, celle qui est évoquée précédemment, à la description des super-pouvoirs de la Panthère Noire, Kirby remplit pages après pages pour décrire les méandres de branches mécaniques mystérieuses de la pseudo-jungle du Wakanda. Lee, quant à lui, comble la narration par une succession d’exclamations émerveillées à la vue de ce paradis artificiel. Après tout, les Quatre Fantastiques ont presque plus été vaincus par la jungle du Wakanda que par les super-pouvoirs de la Panthère Noire. Pour Lee et Kirby, le paysage du Wakanda, avec sa richesse technologique, recèle la composante la plus « super » du personnage de la Panthère Noire. En fusionnant de manière inextricable la figure du superhéros avec deux des utopies américaines les plus marquées par la nostalgie – le passé paradisiaque de l’éden biblique et l’ère spatiale du Tomorrowland de Disney –, Lee et Kirby ont offert une vision surprenante du Super-pouvoir Noir qui tient plus du super-lieu que du super-pouvoir.

Au-delà du Wakanda

En dépit des innombrables merveilles de la terre natale de la Panthère Noire, le personnage lui-même n’est pas destiné à s’éterniser au Wakanda. Après avoir disparu pendant près d’un an des comics Marvel, il refait surface aux côtés de Captain America et d’Iron Man dans le numéro de janvier 1968 de Tales of Suspense, qui prépare le terrain de son voyage à New York en mai 1968 pour rejoindre la puissante équipe américaine de superhéros, The Avengers.

Une étrange transformation s’opère néanmoins au cours de son voyage vers Manhattan : quand il réapparaît en Amérique, le superhéros ne porte plus le nom de « La Panthère Noire », mais s’appelle désormais « La Panthère » ou « T’Challa ». Ce changement de nom inexpliqué ne passe pas inaperçu auprès des lecteurs de Marvel. En août 1968, les éditeurs publient la lettre de Lee Gray, de Détroit : « Le simple fait qu’il soit Noir n’est pas une raison pour supprimer “Noire” de son nom. » En réponse, les éditeurs défendent les auteurs comme suit : « [Ils] ne l’ont certainement pas fait parce qu’il est Noir ! Nous l’avons fait pour réduire le nombre de personnages affublés du qualificatif “Noir” qui se multiplient dans nos magazines : le Chevalier Noir, La Veuve noire et Black Marvel, pour ne citer qu’eux ! » Malgré cette explication, les éditeurs donnent immédiatement suite aux récriminations de Gray, annonçant que « l’assemblée Marvel a de nouveau voté – et vous avez probablement déjà remarqué que La Panthère est redevenue “La Panthère Noire” ! ».

Si ce changement de nom intempestif tente de tenir la Panthère Noire à l’écart du discours racial américain, l’intention tourne court. Dans le numéro de mars 1970 de The Avengers, intitulé « À la poursuite de la Panthère ! », Roy Thomas et John Buscema engagent pour la première fois la Panthère Noire dans un combat aux motifs raciaux, l’opposant à un groupe suprématiste blanc. Au début de l’histoire, le superhéros est capturé par ses adversaires qui entreprennent de salir sa réputation en envoyant un imposteur cambrioler des commerces locaux et attirer l’attention des médias. La situation empire quand deux dirigeants politiques radicaux – Hale, un Africain-Américain partisan du Black Power, et Dunn, un suprématiste blanc conservateur – se lancent dans un débat houleux à la télévision au sujet des récents agissements de la Panthère Noire : elle menacerait de déclencher des émeutes raciales dans le pays tout entier. À la fin de l’histoire, le lecteur découvre que Hale et Dunn sont les véritables coupables qui ont diaboliquement conspiré pour créer cette situation et favoriser leurs propres carrières politiques. La morale du scénario de Marvel ne brille pas par sa subtilité : les extrémistes politiques qui incitent à la haine (hate-mongers4), des deux côtés du débat racial, sont bien souvent davantage guidés par leur soif de pouvoir que par le bien-être de ceux qu’ils prétendent défendre.

Vaine tentative

Sept mois plus tard, Roy Thomas introduit à nouveau la Panthère Noire dans une intrigue construite autour de la question du radicalisme racial. Guest star dans le numéro 69 de Daredevil, « A life on the line », la Panthère Noire fait alors équipe avec le superhéros aveugle pour affronter un groupe de militants noirs, les Thunderbolts, une référence à peine masquée au Black Panther Party du monde réel. Cette histoire signe également la première occurrence de termes racialement connotés tels que « Pouvoir Noir », « Establishment » ou encore « Oncle Tom » en relation avec la Panthère Noire. Dans le déroulement de l’histoire, la Panthère Noire clame : « Cette vermine n’est pas intéressée par le Pouvoir Noir… mais uniquement par le pouvoir des Thunderbolts.  » Le leader des Thunderbolts pour sa part, se moque de la Panthère Noire en lui lançant : « Tiens, tiens, voilà donc la Panthère ! L’homme noir originel5 de l’Establishment en personne. »

À bien des égards, le portrait de la Panthère Noire par Thomas dans « A life on the line » marque un tournant dans le développement du personnage, qui, à cette époque représente de plus en plus un idéal pour l’émancipation des Africains-Américains, une prise de position polarisant le lectorat comme jamais dans l’histoire des superhéros. L’auteur a ses partisans parmi les fans, dont Evan P. Katten de Bala-Cynwyd en Pennsylvanie, qui écrit : « J’ai été fortement impressionné par le numéro 69 de Daredevil […] L’équipe formée par Daredevil et la Panthère Noire s’annonce prometteuse ! […] Ce pourrait être l’équipe qui s’attaque aux problèmes sociaux – un Blanc aveugle et un Noir, qui représentent malheureusement deux des plus grands handicaps dans le monde d’aujourd’hui, bien qu’aucun ne soit à blâmer pour cela. » Or, bien qu’elle puisse sembler bien intentionnée, l’assimilation du fait d’être Noir à un handicap à laquelle procède Katten va à l’encontre de presque tout ce que le mouvement du Black Power prône à l’époque.

C’est pourquoi, à l’opposé, nombre de lecteurs Africains-Américains voient dans la manière dont la Panthère Noire évolue un affront au Black Power ainsi qu’une description non réaliste de la condition noire elle-même. À rebours des autres courriers publiés dans le même numéro, élogieux pour la plupart, William James de Youngstown, dans l’Ohio, écrit :

« Permettez-moi d’évoquer le numéro 69 de Daredevil et Roy Thomas, ainsi que l’effet que l’histoire a produit sur moi. Étant noir, comme toute autre personne noire, voir un écrivain blanc tenter d’écrire sur nous me fait toujours un peu grincer des dents. Peu importe dans quelle mesure il pourrait être un sympathisant de la cause noire, il ne sera jamais capable de penser comme un Noir. […] La façon dont Thomas dépeint les Noirs, reflétée par le type de dialogues qu’il impose à ses personnages noirs, s’apparente au portrait d’une bande de Blancs à peau noire. […] Ce que je vous conseille, Roy Thomas, c’est de sortir de chez vous et de vous trouver une piaule au cœur du ghetto de Harlem pour capter un peu de quoi on y cause. »

Les critiques de James semblent bien indulgentes comparées au seul courrier publié en réponse au « Pursue the Panther ! » de Roy Thomas dans le numéro 79 de Avengers. Adressée par Philip Mallory Jones d’Ithaca, dans l’État de New York, la lettre réprimande sur un ton cinglant Stan Lee et Roy Thomas pour leurs tentatives biaisées et simplistes de traiter les problèmes raciaux du pays. Jones débute son courrier en se présentant comme « un écrivain noir et lecteur de longue date de vos magazines très souvent sophistiqués ». La première critique de Jones porte sur une caractéristique du personnage : « T’Challa cache le fait qu’il est noir, car il veut être jugé comme un homme… et non comme un type racial ! » Jones avance en guise de réponse : « Voilà bien un raisonnement de Blanc. Cela implique que ce champion de la justice ne pourrait pas être considéré comme un homme si l’on en venait à savoir qu’il est noir, et ce ne serait qu’en étant blanc qu’il pourrait être jugé en tant qu’homme. » Jones accuse également l’histoire d’être uniquement destinée à prouver que la Panthère Noire n’est pas un « voyou » – ce besoin de justification « sous-entend qu’être noir, c’est être un criminel ».

Ces deux courriers de lecteurs charrient un fort ressentiment à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme une tentative de Thomas d’enrôler la Panthère Noire pour en faire un agent de colonisation culturelle. De sorte que le T’Challa de Thomas se retrouve dans la position inattendue de colonisateur agressif, loin de l’immigrant bien intentionné. Cependant, pareille interprétation n’est pas très surprenante : privée du pouvoir de Wakanda, la Panthère Noire délocalisée n’a plus que ses mornes super-pouvoirs et sa blackness – une blackness dont l’origine culturelle diffère nettement de la rhétorique du Black Power de l’époque.

Retour au pays

Les transformations que la Panthère Noire connaît au début des années 1970 s’avèrent relativement mineures en comparaison de celles, nombreuses, expérimentées au cours du reste de la décennie. En 1973, un jeune auteur prometteur, Don McGregor, se voit confier, à la surprise générale, la déclinante publication bimestrielle Jungle Action avec pour instruction d’y donner un rôle de premier plan à la Panthère Noire. Avant l’arrivée de McGregor, Jungle Action avait pour personnage principal Tharn the Magnificent, un Tarzan blanc de seconde zone qui combattait des créatures de la jungle aux côtés de ses acolytes, deux splendides femmes blanches. Entre les mains de McGregor, Jungle Action devient le seul titre où la Panthère Noire apparaîtra pendant les quatre années à venir.

Après un passage dans The Avengers, le superhéros entame sa nouvelle trajectoire dans le numéro 6 de Jungle Action, quand McGregor prend les choses en main et introduit les lecteurs à une histoire épique intitulée « La rage de la Panthère » qui s’étale sur treize numéros. La Panthère Noire réalise qu’elle a perdu le contact avec son royaume natal, et un chef rival, Erik Killmonger, lui dispute le contrôle de Wakanda dont il a pris possession pendant qu’elle vivait ses aventures à l’étranger. La longue quête de la Panthère Noire, destinée à débusquer et vaincre Killmonger accompagné de ses lieutenants maléfiques, prend progressivement la forme d’une Odyssée, dans laquelle elle doit arpenter son propre royaume et rétablir le lien avec sa terre natale perdue.

Le premier courrier de la rubrique « Jungles Reactions » est publié dans le numéro de juillet 1974 de Jungle Action. Gary Frazier d’Eugene, dans l’Oregon, lance la discussion en qualifiant l’histoire de « révolutionnaire », en particulier l’attention subtile portée par McGregor aux différences de langage, suggérant ainsi de façon générale « que les Africains en Afrique sont différents des Afro-Américains  ». Dans le numéro suivant, Bob Hughes de New Haven, dans le Connecticut, ajoute : « Après tous ces bons pères (et mères) blancs qui ont sillonné l’Afrique, un authentique, un véritable roi de la jungle noir africain était attendu avec impatience. » Dans le numéro 12 de novembre 1974, Meloney M.H. Crawford, de Saratoga Springs, dans l’État de New York, note que « les relations interpersonnelles et le développement des personnages atteignent un degré de sensibilité rare dans les comics aujourd’hui », et souligne l’importance de l’existence du Wakanda en tant que nation africaine indépendante dirigée par des Noirs : « Un dernier commentaire : Wakanda doit survivre ! Il est réconfortant de savoir qu’il a résisté aux assauts de chasseurs blancs, de filles de la jungle, de types à la Tarzan, et est resté une terre pour les NOIRS dans la jungle africaine. »

Dans la même veine, Ralph Macchio de Cresskil, dans le New Jersey, avance (de façon très développée) dans le numéro suivant : « Don, une nouvelle fois, le caractère et les traits de la Panthère ont été si clairement travaillés que j’ai vraiment eu le sentiment de déjà les connaître. Vous avez contribué en toute discrétion à l’avancement de la cause des Noirs, bien plus que les concurrents de Marvel avec leur “pertinence” mélodramatique qui avait du succès il y a quelques années. […] Au cours des derniers mois, nous avons observé les dessous d’une société entièrement noire, avec ses habitudes, ses conflits et, il est vrai, ses préjugés. […] Encore une chose : tenez les héros invités d’autres magazines à l’écart de cette série, car vous nous avez présenté Wakanda comme un monde qui se suffit à lui-même, et j’aime cela, énormément. »

En dépit des retours marquants de leurs fidèles lecteurs dont McGregor et l’équipe de Jungle Action bénéficient, la série connaît une fin prématurée. Elle est brusquement arrêtée en novembre 1976, six numéros seulement après la fin de « La rage de la Panthère ». Si de nombreuses raisons ont été avancées pour expliquer cet arrêt inattendu, la plupart d’entre elles se focalisent sur la logique économique et de maigres chiffres de ventes. Mais McGregor a donné une contre-explication à son licenciement, tout en admettant que les ventes de Jungle Action n’étaient pas à la hauteur des espérances de Marvel ou des siennes : « L’éditeur qui m’a renvoyé m’a dit, je cite, assez précisément car il y a certaines choses que je n’oublie pas : “Don, tu es trop proche de l’expérience noire.” C’est la raison qu’il m’a donnée à l’oral, je ne plaisante pas, pendant que je regardais le dos et la paume de mes mains blanches. “Vous voyez ce que je veux dire”, ajouta-t-il, et c’est ainsi que mon travail sur la Panthère s’acheva.  »

Panthère cosmique

Ironiquement, il reviendra au co-créateur de la Panthère Noire, Jack Kirby, de révéler toute la mesure de l’investissement personnel des lecteurs à l’égard de la vision qu’avait McGregor de la Panthère Noire. Kirby, qui avait quitté Marvel en 1970 suite à des différends artistiques avec Stan Lee, réintègre l’entreprise en 1975 et, selon Shooter, se met en recherche de titres pour honorer son nouveau contrat, selon lequel il doit écrire et dessiner quatre numéros par mois. Après que McGregor a cessé de s’occuper de Jungle Action, Kirby se retrouve à nouveau aux commandes de la Panthère Noire. Pour la première fois, une série va être écrite, illustrée et éditée par Kirby lui-même. Dans le commentaire éditorial du premier numéro, il promet aux fans une « nouvelle Panthère Noire » : « Je peux seulement vous dire que vous verrez la Panthère qui vous est due, c’est-à-dire telle qu’elle a été pensée à l’origine. »

Si des lecteurs ont pu douter de la sincérité des prédictions théâtrales de Kirby, ceux-ci s’évanouissent à la lecture du premier numéro. Kirby y dévoile une nouvelle interprétation de la Panthère Noire, sans aucun rapport avec sa dernière incarnation dans Jungle Action. La première histoire, « La grenouille du Roi Salomon ! », inaugure la série en plongeant le superhéros dans une lutte intergalactique pour un artefact magique ancien – une intrigue qui inclut rien de moins qu’une grenouille cuivrée fonctionnant comme une antique machine à remonter le temps, un nain pour équipier, et un humanoïde à tête d’aubergine venu d’un futur lointain nommé «  Hatch-22 ».

Sans surprise, les lecteurs réagissent immédiatement aux changements radicaux opérés par Kirby. La majorité des lettres traduisent un fort sentiment de trahison et de perte, les fans accusant Kirby d’avoir défiguré la Panthère Noire de McGregor. Ainsi du courrier de Jana Hollingsworth, de Bellingham, dans l’État de Washington : «  Écoutez, je ne fais pas partie de la clique des supporters fanatiques de Don – je n’ai pas vraiment apprécié son LUKE CAGE –, mais ses histoires avec la PANTHÈRE étaient parmi les meilleures jamais produites. Elles étaient pertinentes, non pas dans un sens superficiel, mais véritablement pertinentes, à la fois sur les problèmes sociaux d’aujourd’hui et sur l’immuable condition humaine. Les intrigues de McGregor étaient aussi complexes que le monde réel, et ses personnages étaient d’authentiques êtres humains. Après “La rage de la Panthère” et “La Panthère contre le Klan”, il n’y a qu’un mot pour décrire “La grenouille du Roi Salomon” : obscène. […] Quand elle fut présentée dans les numéros 52 et 53 des Quatre Fantastiques, la Panthère n’était pas ce personnage cosmique insensé que vous avez dépeint. Il était le chef d’une nation africaine qui combinait son héritage traditionnel à la super-science occidentale. Dans “La rage de la Panthère”, McGregor explorait ce postulat d’une façon plus sophistiquée et réaliste. […] Je vous en prie, n’abandonnez pas ce monde réel pour foncer à travers l’univers. C’est le monde réel qui est véritablement fascinant. »

Malheureusement pour Kirby, la réaction d’Hollingsworth n’est que le premier nuage d’une pluie de lettres, suppliant Kirby et Marvel de ne pas « oublier ce que Don McGregor et Billy Graham ont entrepris de faire avec ce personnage dans Jungle Action ». Numéro après numéro, les lecteurs bombardent Kirby de protestations, l’enjoignant de restaurer le « monde réel » de la Panthère Noire et du Wakanda dans sa gloire passée. De nombreux lecteurs, tels John Judge de Clinton, dans l’Idaho, vilipendent durement Kirby : « Se saisir du premier personnage noir de Marvel et le dépersonnaliser à ce point est criminel. »

Les tentatives maladroites de Kirby, destinées à convertir ses lecteurs à sa nouvelle vision de la Panthère Noire ne font que jeter de l’huile sur le feu. Dans le sixième numéro, Kirby se fend d’une référence controversée à Alex Haley, le gagnant du prix Pulitzer en 1976 avec son roman Racines, pour justifier son point de vue : « Comme vous l’avez sûrement déjà remarqué, mon personnage n’est ni Kunta Kinte ni un Chicken George… » Dans le neuvième numéro de Black Panther, Kirby dévoile les « Mousquetaires Noirs  », avec cette phrase d’accroche en couverture : « Un holocauste menace sa terre natale – T’Challa se déchaîne ! »

De manière révélatrice, ce même numéro signe également la disparition définitive des pages consacrées au courrier des lecteurs dans Black Panther. Après la publication du douzième numéro en novembre 1978, qui couronne sa deuxième année à la tête du titre, Kirby passe discrètement le relais à Ed Hannigan et Jerry Bingham. Jim Shooter confirme alors que ce changement n’est pas dû à de mauvaises ventes, mais à une décision du seul Kirby. Trois numéros seulement après, Marvel met un terme à Black Panther, en mai 1979.

Un lieu de pouvoir

Indépendamment de la façon dont on peut lire les réactions des lecteurs de Jungle Action, il est évident que quelque chose de singulier s’est produit avec la Panthère Noire présentée par McGregor. Entre ses mains, Jungle Action est devenu l’un des titres de Marvel les plus complexes dans sa conception, autant qu’audacieux sur le plan artistique. Après la plongée dans le Wakanda, lors des premières apparitions dans Les Quatre Fantastiques, proposée pendant deux numéros par Marvel, le pays a disparu quand la Panthère Noire est devenue un immigrant en Amérique. Après des années en marge de titres aux superhéros plus traditionnels, la Panthère Noire a regagné son royaume – un pays autosuffisant imaginé avec une richesse telle que les lecteurs s’y sont fortement attachés. Ce que McGregor et son équipe ont compris, c’est précisément ce que Lee et Kirby semblent avoir réalisé quand ils ont créé le personnage : ses super-pouvoirs sont dépourvus de tout intérêt, mais le concept de Wakanda en tant que lieu exerce un pouvoir d’attraction considérable. Là où Lee et Kirby n’ont fait qu’effleurer le potentiel narratif du Wakanda, McGregor l’a développé autant que possible.

En 1999, Dwayne McDuffie, auteur de comics et co-fondateur de la plus prospère des maisons d’édition de comics noires, Milestone Comics, se remémorait de façon saisissante sa propre expérience de lecteur de « La rage de la Panthère ». Après avoir qualifié l’intrigue « d’épopée de superhéros la mieux écrite qui n’ait jamais existé », McDuffie formulait à son tour des sentiments que l’on retrouvait dans le courrier des lecteurs de Jungle Action :

« On était en 1973… Le comic en question était Jungle Action nº  6. On y retrouvait un superhéros dont je n’avais jamais entendu parler, appelé la Panthère Noire, mais à cette époque, je n’avais jamais entendu parler non plus du Black Panther Party. Je fus frappé par la dignité des personnages de ce livre. […] La Panthère Noire était le roi d’une contrée africaine mythique où les Noirs étaient visibles à tous les échelons de la société : soldats, docteurs, philosophes, balayeurs, ambassadeurs – soudain tout était possible. En l’espace de quinze pages, les Noirs passaient d’êtres invisibles à des êtres inévitables. […] J’ai abondamment parlé de l’importance du multiculturalisme dans la fiction, tout comme dans la vie. J’ai prôné le sentiment de valorisation qu’un enfant peut éprouver quand il voit son image reflétée de façon héroïque dans les médias de masse. C’est précisément ce que je ressentis cet après-midi-là en découvrant l’infâme complot ourdi par le lâche (mais nuancé) Eric Killmonger pour usurper le trône revenant de droit à la Panthère Noire. Je réalisais alors que ces histoires pouvaient parler de moi, que je pouvais en être le héros. Des années plus tard, en écrivant mon propre comic, je décrivais ce merveilleux sentiment comme “la soudaine possibilité de voler”. »

Dans cette lecture, le « véritable » super-pouvoir de la Panthère Noire ne réside pas dans ses attributs félins, mais dans sa capacité à transporter tous ses lecteurs au Wakanda – vision utopique d’un puissant État noir souverain et indépendant. Le degré de progrès technologique et social du Wakanda rivalisait (voire dépassait) celui des États-Unis, et affirmait que l’indépendance et le développement autonome de la communauté n’étaient déterminés ni géographiquement ni culturellement. Ainsi, le Wakanda de McGregor offrait aux lecteurs des possibilités alternatives pour le Black Power, et les lecteurs ont accueilli avec passion une telle opportunité, exprimée par un « Wakanda doit survivre ! » et la supplication désespérée de Jana Hollingsworth adressée à Kirby : « Je vous en prie, n’abandonnez pas ce monde réel pour foncer à travers l’univers. C’est le monde réel qui est véritablement fascinant. »

Dans sa préface à Matters of gravity: special effects and Superman in the 20th century, Scott Bukatman a ainsi saisi la dimension libératrice des super-héros de comics : « Toutes les échappées fantastiques qui s’affranchissent de la gravité […] tels les vols de Superman dans le ciel de Metropolis, nous rappellent à nos corps en nous permettant momentanément de les ressentir différemment. Il s’agit d’un effet momentané, une élévation temporaire : nous sommes toujours ramenés à nous-mêmes. Néanmoins, ces échappées constituent bien plus que des refuges face à une existence intolérable, ce sont des échappées vers des mondes aux possibilités renouvelées. »

Les superhéros sont puissants précisément dans leur capacité à transporter les fans dans des « mondes de possibilités renouvelées ». C’est à travers cette capacité créatrice, cette capacité à libérer momentanément leurs lecteurs de contraintes matérielles autrement inéluctables, en les conduisant dans des espaces aux possibilités entièrement nouvelles, que les comics de superhéros les plus importants oscillent à la frontière invisible séparant l’évasion de l’espoir. Telles de resplendissantes étoiles polaires dans le vaste et fluctuant horizon de l’imaginaire culturel américain, les superhéros des comics tracent un chemin qui a pour point de départ des désirs frustrés pour nous mener jusqu’à l’imagination productrice, concept aussi poétique qu’émancipateur, proche des « lignes de fuite » de Deleuze et Guattari : ce que Dwayne McDuffie nomme la « soudaine possibilité de voler ». C’est à travers pareille évasion créative que les super-héros des comics donnent aux lecteurs le pouvoir d’atteindre des sommets imaginatifs interdits par les configurations conventionnelles du pouvoir social.


Titre original : « Imagining Black Superpower ! Marvel Comics’ The Black Panther, 1966-1979 ». L’auteur, Casey Alt, est artiste, designer et spécialiste des médias, vivant actuellement à Taipei, Taiwan. Il est diplômé de biologie humaine et d’histoire de la philosophie à l’université de Stantford, ainsi qu’en arts du design et des médias à UCLA. Son site internet : <u2325.com>.

  1. NdT : Militant noir d’origine trinidadienne, Carmichael a été dirigeant du Student NonViolent Coordinating Committee (SNCC), organisation étudiante noire qui fait le choix de la non-mixité raciale. On lui doit la popularisation du mot d’ordre de « Black Power », auquel il consacrera un livre co-écrit avec Charles Hamilton. Après un bref passage au Black Panther Party, il quitte l’organisation suite à des désaccords sur la politique d’alliances avec les groupes radicaux blancs. Il part en Guinée en 1969 où il collabore avec le gouvernement de Sékou Touré et prend le nom de Kwame Ture. Il s’éteint en Guinée en 1998, après plusieurs dizaines d’années consacrées à la cause panafricaine.
  2. NdT : Surnom donné à un ensemble de huit universités américaines, réputées les plus prestigieuses.
  3. NdT : Les Sept de Chicago étaient sept activistes, accusés notamment de conspiration contre le gouvernement, suite aux révoltes qui marquèrent la convention du Parti démocrate en 1968 à Chicago. Bobby Seale, qui devait initialement être jugé à leurs côtés, fit l’objet d’un procès à part. Ligoté et bâillonné pendant son procès, il fut condamné à quatre ans de prison pour outrage à magistrat.
  4. NdT : Dans l’univers Marvel, les hate-mongers sont des clones dans lesquels des scientifiques ont transféré l’esprit d’Hitler après sa mort. Ils sont chargés de répandre le Mal. Ici, il faut aussi y voir une référence aux Hate Groups, catégorie utilisée dans le discours médiatique et politique américain pour condamner les groupes « extrémistes » dont la principale caractéristique serait d’inciter à la haine entre les groupes raciaux et sociaux. Cette notion a largement été utilisée pour disqualifier les mouvements nationalistes noirs.
  5. NdT : Il s’agit là d’une référence ironique à la notion d’homme originel (Original Man), répandue dans la culture populaire noire américaine, et qui fait de l’homme noir le premier homme. Il revient à l’islam noir américain, et notamment à la Nation of Islam, d’avoir développé une mythologie autour de cette question du premier homme noir. Cette notion s’est développée dans plusieurs directions, en s’inspirant des travaux panafricanistes sur les origines africaines de certaines civilisations et en trouvant des prolongements dans des mystiques musulmanes noires américaines comme celles des Five percenters.