16 décembre 2014

Capital zombie Recension de Zombies et frontières à l’ère néolibérale – Le cas de l’Afrique du Sud post-Apartheid

Marx l’analysait déjà en son temps : le capitalisme carbure à la magie. Sous couvert de rationaliser nos existences, il produit une richesse illusoire en mobilisant des ressorts occultes. « Robinsonnades », « fétichisme de la marchandise », « travail abstrait », etc. autant de concepts symptômes d’une anthropologie et d’une économie traversées par des ressorts imaginaires, déréalisant notre rapport aux autres, à nos besoins et à notre milieu. Depuis 2010 et la publication en Français de Zombies et frontières à l’ère néolibérale de Jean et John Comaroff, le capitalisme a un nouveau visage : celui du « zombie ». « S’il y avait une figure susceptible d’exemplifier la production magique de la richesse sans travail, du fondement surnaturel du capitalisme néolibéral comme tel, ce serait le zombie : une plus-value dans sa pure expression, détachée de tous les besoins humains coûteux, irrationnels et difficiles à gérer. »

 

Télécharger le texte en PDF

L’œuvre de ces deux anthropologues, professeurs à l’Université de Chicago, est encore peu connue des lecteurs français. Originaires d’Afrique du Sud, ils se sont fait connaître par leur étude des interactions entre les populations Tswana et les missionnaires évangélistes à partir des années 1820, qui a donné lieu à la publication de leur ouvrage majeur Of Revelation and Revolution (vol. I en 1991, vol. II en 1997). Passés par la London School of Economics et l’école anthropologique de Manchester (marquée par la figure de Max Gluckman, pionnier de l’anthropologie culturelle et sociale du droit en Afrique), ils développent une anthropologie originale s’appuyant sur l’histoire, l’enquête ethnographique et sociologique, donnant lieu à des analyses plus philosophiques. Ils revendiquent ainsi ce qu’ils nomment une « sociologie imaginative » qui suscite de nombreuses controverses tant chez les historiens que les sociologues.

Sans remettre en question la pertinence de l’idée de culture, ils considèrent néanmoins qu’elle recoupe un ensemble de pratiques, de représentations, de symboles, d’affects que l’on ne peut entièrement déterminer ni délimiter. « Nous concevons la culture comme l’espace sémantique, le champ de signes et de pratiques, dans lequel les êtres humains se construisent et se représentent eux-mêmes en relation avec les autres, et par suite se construisent et se représentent leurs sociétés et leurs histoires. » (Ethnography and the Historical Imagination, 1992). Leur sociologie est donc doublement « imaginative », tant dans son objet que dans sa méthode. En s’attachant aux représentations et aux pratiques qui constituent la « culture » d’un groupe donné, ils interrogent les formations imaginaires qui participent de la « réalité » de celui-ci. Ils se réclament ainsi d’un « réalisme symbolique », qu’ils appuient à la fois sur l’enquête ethnographique et la consultation des archives. Mais éclairer les faits implique de recourir à des formations imaginaires qui leur donnent sens. C’est dans ce contexte que le terme de « zombie » pourra revêtir dans leurs travaux à la fois le statut d’élément symbolique propre à la culture sud-africaine, mais aussi d’outil conceptuel permettant de rendre intelligible les effets du néolibéralisme sur ces populations depuis la fin de l’Apartheid.

L’ouvrage présenté aux Prairies ordinaires se veut une introduction à l’œuvre des Comaroff et regroupe trois articles précédés d’une présentation de Jérôme David, qui resitue fort bien ces essais dans le travail intellectuel des deux anthropologues. Ces textes articulent, selon des proportions diverses, une réflexion méthodologique (« L’échelle inconfortable de l’ethnographie ») et des éléments d’analyse du néolibéralisme à un niveau local (« Les frontières des nations ») et plus global (« Le capitalisme du troisième millénaire »). Ils défendent l’idée que le capitalisme dans sa forme contemporaine favorise le déploiement d’économies occultes et illégales, met à mal les différentes formes de l’État-nation (en fragilisant ses frontières) tout en convoquant une représentation fantasmée de la société civile (comme consistante par elle-même). Ces trois dimensions de leur réflexion (méthodologique, ethnologique et critique) interviennent dans chacun des trois essais.

Certes, le titre choisi pour cette publication paraît quelque peu trompeur. Il est finalement peu question de zombies dans les trois articles, du moins autrement que comme allusion à des enquêtes ethnographiques dont nous ne disposons pas, et corrélativement l’Afrique du Sud sert uniquement de point d’ancrage à une réflexion beaucoup plus générale sur l’économie néolibérale. Néanmoins, la figure du « zombie » ne sort pas de l’imaginaire du couple Comaroff. Elle correspond à de multiples témoignages et expériences, notamment lors de leur retour en Afrique du Sud après l’Apartheid. Ils relatent ainsi au début du premier texte les nombreux cas de « zombies » qui leur ont été soumis et dont ils ont cherché à comprendre la signification par le biais de la tradition autochtone mais aussi de sa transformation lors de l’ouverture de la société sud-africaine. Morts-vivants, les zombies désignent des travailleurs corvéables à merci (la nuit dans les champs par exemple), comme dépourvus de subjectivité ou d’âme, errant dans les villes et pouvant devenir violents le jour. Les cas de zombification ne peuvent s’expliquer au moyen de résidus folkloriques d’une culture précoloniale. Ils sont plutôt les symptômes du basculement de la société sud-africaine dans l’économie néolibérale. Le capitalisme exerçant une pression accrue sur la main d’œuvre, celle-ci en vient à accepter des conditions de travail et de vie indécentes. Pour les travailleurs ordinaires, les « zombies » se sont fait envoûter par ceux qui les emploient. Croyance magique certes, mais qui témoigne du besoin de donner du sens à un phénomène réel : l’aliénation radicale. « La zombification, aujourd’hui source de nombreuses légendes urbaines à travers le monde, est devenue une pierre de touche allégorique pour qui veut décrire notre époque, à savoir l’aliénation manifeste, la désindividualisation et cette discipline des corps qui, pour n’en être qu’à ses prémisses, a déjà été qualifiée de post-humaine.  »

Le néolibéralisme désigne cette évolution d’un capitalisme qui cherche à déconnecter la création de richesses de la production matérielle, dénie l’existence de la société en orchestrant une circulation des flux à une échelle globale. Dans cette logique, l’individu n’est plus que l’ombre de lui-même, au service d’une économie détachée de la réalité de ses besoins, comme a pu le révéler la crise financière de 2008. La figure du zombie est en quelque sorte la métaphore d’une économie qui fonctionne sur des registres magiques et que l’économie occulte ne fait que redoubler (sorcellerie, trafic d’organes, de personnes, loterie, cartomancie en ligne, etc.). « Par “économie occulte”, nous pointons un ensemble de pratiques impliquant la mobilisation (encore une fois, réelle ou imaginée) de moyens magiques à des fins matérielles ; ou, plus largement, la production illusionniste de la richesse par des techniques irréductiblement mystérieuses. » Comme le souligne Jérôme David dans son introduction, la dimension magique des croyances populaires relatives à la zombification rejoint plutôt qu’elle ne s’oppose à la « déraison libérale ». Non seulement la rationalité du capitalisme est contestable, au regard de la démesure qui l’anime, mais de surcroît cette hubris trouve à s’exprimer dans un matériau imaginaire issu de l’hybridation entre les croyances autochtones et les représentations hollywoodiennes du « zombie ». Celui-ci fait figure de « monstre » anthropologique ressaisi dans une symbolique culturellement métissée.

Pour Jean et Joan Comaroff, ces phénomènes ne sont pas les résidus d’un monde voué à se dissoudre dans la modernité, mais bien au contraire ce que nous sommes ou allons devenir : « On nous pardonnera de penser que les sociétés coloniales des pays les plus pauvres du Sud furent moins des reproductions historiques en creux de la métropole que les présages de ce que les pays les plus riches du Nord pourraient devenir en régime postmoderne. »

(Photo : Mikhael Subotzky, Ponte City from Yeoville Ridge. 2008)