1 septembre 2014

« On voyait la justice plus grande » Entretien avec Ramata Dieng, sœur de Lamine Dieng, mort dans un fourgon de police

Aux États-Unis, des mouvements populaires protestent contre les crimes policiers racistes qu’a connus la communauté noire en cet été 2014 (Michael Brown, à Ferguson – Missouri, Eric Garner à Staten Island (NY), John Crawford dans l’Ohio, Ezell Ford à Los Angeles…). Des formes d’assassinats que l’on aurait pu penser reléguées à l’histoire. En France aussi, le permis de tuer existe toujours pour les agents de la paix, et l’uniforme ouvre droit à l’impunité. Permis de tuer, c’est le titre qu’a donné le collectif Angles Morts au recueil de témoignages qu’il publie ce 11 septembre 2014 aux éditions Syllepse, et qui donne la parole aux proches des victimes de la police. Extraits.

INTRODUCTION, par le collectif ANGLES MORTS

En France, les violences et les crimes policiers rythment la vie des bidonvilles et des quartiers populaires depuis des dizaines d’années. Avec plus de dix morts connus par an, leur actualité demeure brûlante. Donner un chiffre exact s’avère difficile, mais nous savons que plusieurs centaines de morts ont été recensées au cours des trente dernières années1.

Permis de tuer rassemble six histoires de luttes récentes pour établir la vérité et obtenir justice. Au fil des entretiens menés par le collectif Angles Morts, on lit la parole des proches de personnes mortes entre les mains de la police républicaine. Ces parents, ces frères et soeurs, ces amis, confrontés au mur de silence étatique et à la souffrance, ont la force de s’exprimer et le courage de se mobiliser.

Dans cet extrait de l’entretien réalisé le 24 février dernier et publié in extenso dans Permis de tuer, Ramata Dieng s’exprime sur la mort de Lamine Dieng, son frère, étouffé à Paris le 17 juin 2007 dans un fourgon de police. Après sept ans d’attente, le juge d’instruction a rendu un non-lieu le 24 mai 2014. Son histoire et son expérience sont essentielles pour comprendre les violences institutionnelles auxquelles sont confrontées les familles dans de pareilles situations. Ramata Dieng tire les leçons de sept ans d’activisme pour faire connaître les conditions de la mort de son frère et pour créer le réseau de familles Vies volées, initiateur des marches nationales contre les crimes policiers de ces dernières années.


ANGLES MORTS : Peux-tu nous en dire plus sur la façon dont Lamine a été tué ?

RAMATA DIENG : En consultant le dossier, on apprend que des policiers de la brigade de nuit du 20e arrondissement ont été appelés pour tapage nocturne à l’hôtel Nadaud, situé rue de la Bidassoa. Une fois arrivés sur place, ils disent avoir trouvé Lamine caché sous un véhicule devant l’hôtel. L’un des policiers lui aurait alors demandé de sortir de là. Mon frère tente de sortir, mais au moment où il est en train de s’extirper – il est donc toujours allongé –, un des policiers dit avoir eu peur de perdre le contrôle de la situation, à la vue des « mollets imposants » de Lamine.

Un contre-ordre est alors donné : il demande à sa collègue de prendre les pieds de Lamine pour le plaquer au sol. Lamine n’étant pas averti qu’on allait lui faucher les jambes, il s’est évidemment écrasé de tout son poids et a crié. Ce cri a été entendu dans les étages des bâtiments aux alentours, dans la rue de la Bidassoa. Une fois plaqué au sol, les policiers se sont jetés sur lui et ont appelé des renforts. Lamine, que les policiers décrivent comme un « dément » dans leurs déclarations, est menotté aux poignets et entravé par des liens de contention aux pieds. Il y avait trois véhicules, huit agents, et cette scène a duré une demi-heure au total. Pendant une demi-heure, plusieurs policiers sont sur Lamine, qui se trouve dans un espace restreint, entre deux véhicules en stationnement.

On peut imaginer la scène, mais là aussi on relève des incohérences. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé une reconstitution sur les lieux de manière à pouvoir visualiser ce qui est faisable techniquement et ce qui relève du mensonge. Mon frère est donc plaqué entre deux véhicules, ses pieds sur le trottoir, un agent sur ses jambes, deux agents sur chaque bras et un qui passait d’un côté à l’autre du corps de Lamine sans le contourner. Pendant trente minutes, il est écrasé sous le poids des policiers, menotté sous la nuque, un bras plié vers le haut, l’autre plié vers le bas. Ils l’ont ensuite porté jusqu’au fourgon de police où ils l’ont posé toujours face contre terre et se sont à nouveau agenouillés sur lui. Dans le fourgon, ils étaient donc sur lui, menotté, avec une ceinture de contention en cuir enlaçant ses chevilles, les mains entravées… Faites le test et vous verrez si vous pouvez vous relever et si vous réussissez à faire autre chose que tenter de respirer. Pendant qu’ils sont agenouillés sur son corps dans le fourgon, Lamine vomit.

C’est un signal de détresse qui aurait dû les faire réfléchir et les arrêter dans leur action. Malheureusement, ce n’a pas été le cas : ils ont plié ses jambes jusqu’au fessier, ils lui ont mis les chevilles au niveau du postérieur et un policier s’est agenouillé sur lui dans cette posture. Les expertises médico-légales révèlent qu’il tentait de respirer, la tête dans son vomi – son appareil respiratoire en était rempli après qu’il a désespérément cherché de l’air. Malgré tout cela, aucun des policiers n’a eu le bon sens de raisonner les autres et d’arrêter.

Pour résumer, le juge d’instruction a reçu la version de l’Inspection générale des services (IGS), il n’a entendu personne et a laissé traîner le dossier. Pendant combien de temps ?

Jusqu’à aujourd’hui. Mais il faut dire que c’est suite à la plainte de la famille que l’instruction a été relancée parce que pour eux c’était bouclé. Notre dépôt de plainte a permis de rouvrir l’enquête et nous a donné accès au dossier et à leur enquête préliminaire. Nous avons demandé à ce que les policiers soient à nouveau entendus et des compléments sur l’expertise médico-légale qui était trop floue. Nous avons alimenté l’instruction du juge en demandant des précisions de la part des médecins légistes sur certains points.

Au vu d’éléments incontestables, on s’attendait à ce que le juge les mette en examen. Ça fait sept ans que ça dure et rien ne se passe, il ne lance aucune commission rogatoire. Lorsque nous avons demandé une reconstitution, il a refusé de la faire sur le lieu où se sont déroulés les faits, préférant que cela se passe dans son bureau, que les policiers lui montrent comment chacun d’eux était positionné sur le corps de Lamine en se servant du greffier. Lorsqu’ils ont montré comment ils l’ont menotté, ils n’ont pas réussi à joindre les deux mains du greffier au risque de le blesser. Alors que pour Lamine, ils ont réussi… Ensuite, pour les hématomes relevés sur son dos, ses jambes et ailleurs, ils ont montré au juge comment ils étaient positionnés. Mais la reconstitution n’était pas assez explicite, pas assez révélatrice, dans la mesure où ils ne prenaient pas appui véritablement. Ils ne pouvaient pas car, évidemment, le but n’était pas de faire subir précisément au greffier ce que Lamine avait subi. Le plus gradé, qui pèse plus de cent kilos, a eu énormément de mal à se relever au cours de cette pseudo-reconstitution ; il faut l’imaginer sur mon frère le jour où ça s’est passé… Cette reconstitution a eu lieu en mars 2012, cinq ans après les faits.

Concernant l’aspect juridique et l’instruction, durant les cinq premières années, le juge nous a refusé la reconstitution, qui était la chose la plus importante à nos yeux. Pour tout le reste, même si ça a pris un temps monstrueux, il a accepté et ça s’est fait. Par contre, une fois que ça arrivait dans le dossier, il n’en faisait rien, il n’en tirait pas de conclusion. On se demande même s’il a lu le dossier, les demandes d’acte, les conclusions, les réactions des avocats. Tout a été fait par écrit, tout est signalé, consigné dans le dossier, et pourtant le juge n’a jamais eu aucune réaction. J’en arrive à me demander s’il a réellement pris connaissance du dossier. Lors de nos entrevues, nous le questionnons bien entendu sur la progression de l’instruction, mais depuis 2010 il nous répond que ce dossier n’est pas prioritaire. Le problème est que lorsqu’il était prioritaire, il ne l’a pas traité.

En 2012, tu es intervenue à propos des violences policières dans le cadre d’une journée sur la question de l’esclavage et des réparations. Quel lien établis-tu entre ces crimes et le racisme d’État ?

C’est tellement difficile à prouver… Avec le comité Vérité et Justice pour Lamine, j’ai été amenée à rencontrer les militants qui luttent pour obtenir des réparations. Ils sont, par exemple, à l’origine de la loi Taubira de 2001 qui reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité. C’est en les côtoyant et en m’intéressant à leur discours que j’ai commencé à analyser réellement ce qui est arrivé à mon frère. J’ai compris que ces pratiques policières sont la continuité d’un racisme d’État qui remonte à l’époque de l’esclavage. Je me suis rendu compte que la police est le bras armé de l’État et qu’elle est là pour réprimer, pour maintenir l’ordre social. La police n’est pas là pour protéger les citoyens comme je l’imaginais : on nous impose un formatage, on nous inculque l’idée que la police protège toute personne des déviants, des agresseurs et des criminels. Et finalement, je réalise que non, elle ne sert qu’à maintenir l’ordre social. C’est bien loin de ce que je pensais à une époque. La police discrimine.
La pratique du contrôle au faciès montre qu’elle est raciste. Lorsqu’on fouille dans l’histoire de la police, on voit que ça remonte au temps de l’esclavage avec le Code noir. C’était un outil de la police qui permettait de maintenir les Africains en captivité. Illégal et déclaré inconstitutionnel, ce Code a été la base de l’asservissement des pauvres et a permis de protéger les esclavagistes. Par la suite, le Code de l’indigénat, qui puise ses sources dans le Code noir, a joué le même rôle.

Et aujourd’hui, peut-être qu’il n’y a plus de code, mais des textes de loi sont votés et des circulaires sont mises en place pour continuer à cataloguer, à discriminer et à dominer un certain type de population. Ce sont des lois d’exception pour une catégorie donnée. Ce que nous revendiquons aujourd’hui, au nom de toutes les familles, c’est l’égalité : l’égalité de traitement juridique surtout, mais aussi médiatique, l’égalité à tous les niveaux. On veut que toutes les discriminations disparaissent : à l’école, pour l’accès au logement, pour les questions de l’emploi… Encore une fois, ça peut sembler idéaliste, mais on y a cru, on s’imaginait que la France des droits de l’homme, l’était vraiment. Jusqu’à ce qu’on réalise que c’est du vent, de belles paroles sans fond. Aujourd’hui, je me rends compte qu’en France, le droit commun ne s’applique pas à tout le monde de la même manière, que riches et pauvres n’ont pas les mêmes droits face à la justice. C’est malheureux et je suis dégoûtée d’en arriver à cette conclusion.

Tu dis que tu as déchanté en découvrant le fonctionnement de la police. J’imagine que c’est pareil avec la justice…

C’est encore pire avec la justice.

Tu as été confrontée à cette situation pour la première fois, mais j’imagine que toutes les familles passent par le même cheminement ? Au départ, elles pensent que, naturellement, justice va être rendue – et elles finissent toujours dans la déception…

Avec la police, c’était pas une véritable surprise, dans la mesure où l’on sait que ce sont des individus, de simples mortels qui peuvent commettre des erreurs et être corruptibles. Ils sont faillibles, comme n’importe quel mortel. En revanche, on voyait la justice plus grande, comme une chose portée par toute la population, un outil de la société qui n’était ni faillible, ni corruptible. Mais à partir du moment où tu te rends compte que si les justiciables sont des policiers, la justice ne fonctionne plus, tu te demandes ce qu’il faut faire et comment le faire. Parce qu’on veut empêcher les policiers de récidiver, on redoute de nouvelles victimes si on ne fait rien. On dit : « Stop, les policiers ne sont pas au-dessus des lois ! » Leur fonction ne doit plus leur permettre de commettre des crimes ou des délits sans devoir rendre de comptes. Ce que je dis peut paraître naïf, mais on était dans notre bulle, car on pensait que tout fonctionnait de manière impartiale. Ce n’est pas le cas.

Qu’est-ce que tu penses des stratégies de rupture, plus frontales, qui consistent à ne pas coopérer avec la justice, à la discréditer, en dénonçant son racisme, par exemple ? Des discours de rupture qui dénoncent le système seraient peut-être plus fédérateurs…

Effectivement, il faut arrêter la langue de bois et le politiquement correct. Mais, en même temps, ce discours, tu ne peux pas le tenir à une famille qui vient d’être touchée et qui croit encore en la justice, qui a encore des illusions. Il faut un certain temps avant d’en arriver à la conclusion que l’État est raciste. Il ne condamne pas sa police, même lorsqu’elle tue, il n’y a pas vraiment d’enquête, parce que des policiers qui enquêtent sur eux-mêmes, on sait ce que ça donne…

On dit qu’il existe différents corps de police, mais c’est faux. Il s’agit d’un même corps. Une enquête de l’IGS, par exemple, ressemble plus à une conversation entre copains au bar qu’à autre chose. Les enquêteurs ne relèvent pas les incohérences. Ils se couvrent, ils s’entraident, c’est une forme de connivence qui parfois existe même entre les policiers, les juges et les avocats, comme on l’a vu dans l’affaire Ajimi2. Tu ne peux rien faire dans ce système. Mais on n’a pas le choix, on est obligés de faire avec, de suivre la procédure et ses lois, étape après étape, jusqu’à la fin. On le fait pour la forme, mais on sait qu’on n’obtiendra rien. La stratégie de la langue de bois, toutes les familles l’ont utilisée, certaines organisations aussi. Mais ça n’avance à rien de caresser l’État et les magistrats dans le sens du poil. À l’inverse, il y a la stratégie frontale, qui consiste à accuser l’État d’accorder systématiquement l’impunité aux policiers, d’être complice de ces crimes et d’avoir le sang de nos frères et soeurs sur les mains. Aucune de ces stratégies n’a fonctionné, rien n’a mené à une condamnation à la hauteur du crime commis.


CRIMES POLICIERS, PARLONS-EN !

Rencontre avec le comité Vérité et Justice pour Abdelhakim Ajimi et le collectif Angles Morts

Présentation du livre Permis de tuer, Chronique de l’impunité policière

LUNDI 8 SEPTEMBRE À 19H

Librairie Transit, 45 Bd. de la Libération, Marseille

En juin 2013, Dorsaf et Walid, membres du comité Vérité et Justice pour Abdelhakim Ajimi ont été condamné-e-s à 4 mois de prison avec sursis et 300 euros chacun-e de dommages et intérêts, pour « outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique ». Cette accusation venait de deux policiers qui « assuraient la sécurité » lors du procès des policiers coupables de la mort de Abdelhakim Ajimi qui s’est tenu à Grasse en janvier 2012… Le procès en appel a eu lieu le 2 juin dernier, et le délibéré sera rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence lundi 8 septembre.

Une rencontre autour de ce jugement est organisée le soir-même pour faire un point sur « l’affaire Ajimi » et la criminalisation des militant-e-s.

Cette rencontre sera aussi l’occasion de présenter le livre Permis de tuer. Chronique de l’impunité policière, coordonné par le collectif Angles Morts.


Permis de tuer,
par le collectif Angles Morts,
éditions Syllepse,
sortie en librairie le 11 septembre 2014.

Table des matières :

« Permis de tuer » / Collectif Angles Morts
« On va faire le procès de la police » / Samir Baaloudj avec Nordine Iznasni
« Si la france acceptait de reconnaître ses crimes, tous ses fondements
s’écrouleraient » / Comité vérité et justice pour Lamine Dieng
« On a beau faire, la justice en France, ça n’existe pas » / Comité Vérité et Justice pour Abdelhakim Ajimi avec Mogniss H. Abdallah
« Ils nous traitent comme des sous-hommes » / Farid El-Yamni
« Tous les quartiers désunis se sont réunis », Marwan Brahmiya et Celik Ilter
« Il faut créer un véritable rapport de forces » / Amal Bentounsi
« La justice est morte, elle ne va que dans un sens » / Comité Justice pour Lahoucine Aït Omghar
« Le bras armé des classes dominantes » / Mathieu Rigouste


  1. Voir « Percer le mur de la Hoggra », dossier réalisé par la Revue Z dans son numéro 8 (juin 2014), et la chronologie réalisée en mars 2014 par Ivan Du Roy et Ludo Simbille dans Basta ! « Homicides, accidents, malaises, légitime défense : 50 ans de morts par la police ».
  2. Voir Angles Morts, « On vous laisse entre vous. Retour sur le procès des meurtriers d’Hakim Ajimi »