Entre l’effondrement criminel des immeubles de la rue d’Aubagne le 5 novembre dernier (8 personnes décédées) et la construction d’un mur pour protéger le chantier pharaonique de la Plaine, les événements se sont récemment succédé dans le centre-ville de Marseille, soulevant un vent de contestation. Alors que ça bouillonne, quelques camarades des environs ont eu envie de sortir un petit journal consacré aux derniers remous. Intitulé Massdrovia et distribué le jour de l’Appel au Masse, manifestation du 24 novembre ultra-fliquée, il se composait d’articles, cartes et dessins consacrés à deux des pans de la lutte, qui au fond n’en font qu’un : Noailles et la Plaine. Jef Klak publie ici les articles et illustrations concernant le projet de requalification de la Plaine et le mur qui l’accompagne, selon leur ordre d’apparitions dans le journal. Lequel porte une revendication très simple : « L’arrêt immédiat des travaux sur la Plaine. » Capice ?
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Les articles de Massdrovia #1 concernant Noailles ont déjà été publiés sur Marseille infos autonomes, notamment « Logements insalubres : quand l’évacuation vire à l’expulsion. » et « La BAC de Marseille en mode Gestapo ».
Vol au-dessus d’un nid de grigous
« La nuit je mens, je prends des trains à travers la Plaine »
Alain Bashung
Certains estiment que sa fin approche à grands pas. Qu’il pourrait fissa dégringoler de son trône, boum, adios l’empaffé. « Fin de règne sous les huées pour le roi Gaudin », titre Libé ; « Gaudin seul parmi les siens », renchérit Challenges ; « Le crépuscule de Gaudin », conclut Le Monde. Yep, ça sent le sapin pour la baudruche. Et il est assez poilant de voir les rats quitter le navire en pissant sur son cadavre. N’empêche : ça nous fait une belle jambe.
Bien sûr, on sabrera le pastis quand la momie dégagera, comme l’immense majorité des habitants d’une ville enfin révoltée. Mais est-ce que ça changera quelque chose ? Sans doute pas. Et c’est le cas des autres épouvantails : si Chenoz, Lotta ou un autre fusible interchangeable dégage, les suivants tiendront la même ligne, clientéliste, élitiste, criminelle. Celle qui (entre autres) emmure la Plaine et laisse pourrir Noailles pour mieux virer les pauvres.
L’envie de concocter le modeste quatre pages que vous tenez en main vient de là. De cette impression que les véritables transformations au cœur de nos villes et lieux de vie sont rarement abordées. Qu’il faudrait changer la focale. Prendre de biais. Faire comme Bashung : prendre des trains à travers la Plaine, et continuer sur Noailles, exemple type d’une politique d’aménagement criminelle livrée aux promoteurs et magouilleurs. En ligne de mire : la gentrification, la chasse aux pauvres et aux indésirables, l’ordinaire urbain en terre capitaliste.
Avant tout, il s’agit de proclamer que ce qui fait vivre nos rues et quartiers n’est pas soluble dans la langue si pauvre des aménageurs et des politiques. Les solidarités, les liens informels, les zones de tchatche, de bisous, de poussettes, les teufs, les marchés démerdards, les dérives et les ballades sans but, les après-midis à refaire le monde sur un banc, tout cela n’existe pas pour eux, puisque pas monnayable. Ils nous veulent flux, purs consommateurs, fans de Starbuck ou de concept-stores foireux, maîtrisables, maîtrisés. Pire : ils pensent pouvoir contenir nos énergies et désirs derrière un mur et des hordes de flics accros au gaz. Mais la physique est avec nous : toute masse comprimée trop violemment est vouée à exploser. C’est le principe du volcan. Gaffe aux jets de lave et autres coulées ardentes.
À vos masse, prêt, partez…
Sidération gris-béton
1 000 tonnes. 1 000 000 de kilos. On fait difficilement plus mastoc, plus écrasant. Et ce ne ne sont pas les pudeurs de La Provence, laquelle parle désormais de « palissades », qui vont faire passer le constat : un mur d’un million de kilos ceinture la plus grande place de Marseille. Du lourd. Si le comparer aux grands murs honteux de l’histoire – de Berlin à Gaza – n’a pas grand sens, tant les contextes sont différents et tant Marseille semble ici innover en matière de politiques urbaines, sa fonction basique est la même : il ne s’agit pas seulement d’empêcher le passage, de faire barrière, mais également de marquer les esprits au fer rouge gris.
Derrière la pesante matérialité de ces blocs de 2,5 mètres de hauteur pesant pour chacun la bagatelle de trois tonnes se cache en effet quelque chose de plus insidieux. Un choc mental. On l’a tous ressenti la première fois qu’on a vu la plaine entièrement dissimulée par ce mur : la sidération. Bordel, ils ont osé… Comme si l’effet psychologique l’emportait sur la réalité objective. Comme si ce carcan de béton nous condamnait à une focalisation gris-béton. Horizon prison.
« Les murs sont absolument fonctionnels ; ils organisent les paysages psychiques générateurs d’identités culturelles et politiques », écrit dans Murs 1 la philosophe américaine Wendy Brown. Selon elle, la multiplication des murs de séparation correspond à une volonté d’afficher la toute puissance de l’appareil étatique en temps d’effritement de la souveraineté. Coté pile, les murs façonnent notre imaginaire et instaurent dans nos esprits la frilosité face à la puissance de l’autorité. Côté face, ils sont dans le même temps un aveu d’impuissance : quand Chenoz et Cie décident d’emmurer la Plaine, c’est bien parce qu’ils n’ont rien d’autre à proposer que ce degré zéro de la politique, ce geste de souverain féodal se planquant derrière ses murailles. Le roi est tellement nu qu’il dissimule sa faiblesse derrière une armure de béton. Le remède ? Foutre définitivement à poil ce pantin parano.
Des liens
« La valeur d’une ville se mesure au nombre de lieux qu’elle réserve à l’improvisation »
Walter Benjamin
En premier lieu, il y a la dimension matérielle : la Plaine dans son état brut. Une place abandonnée pour justifier un projet de requalification diligenté par la Soléam, violent et critiqué mille fois.
Or la vie de quartier, elle, ne s’est pas laissé mourir. Elle s’est même aguerrie de quelques constructions pour remettre la place en état et faire en sorte que tout le monde puisse continuer à vaquer à ses occupations. Puis ont suivi le début du chantier, l’arrachage des arbres, la destruction de tout. Et en point d’orgue, le mur, signant la disparition matérielle de la place.
Tout cela est important. Reste qu’une dimension semble oubliée,plus immatérielle, celle du vécu, des liens entremêlé, des solidarités.Il s’agirait de mugir que la Plaine c’est ça ! Un sacré tissu de liens !
Cet invisible réseau d’interconnaissances et d’entraides est une arme privilégiée, éminemment politique. La plaine, dernière grande place au cœur de la ville, est le lieu fertile de cette armure.
La place, par sa forme et son esprit ( sa ligature humaine), est politique.
Jusqu’au début des travaux, ces liens se mêlaient, s’improvisaient sans cesse. Ce pouvait être des amitiés joueuses, de la pétanque au foot, en passant par les toboggans des minots. Ou bien des complicités hasardeuses, au gré des dérives. De l’aurore à la tombée de la nuit, les rencontres, les charivaris se multipliaient, et donnaient lieu ici à un coup de main, là à une conspiration.
On ne peut tout énumérer. Juste rappeler que ces liens détonnent dans l’optique des villes modernes. Là ou tout est fait pour aller d’un programme à un autre.
Une invariable dans tous les projets de Marseille Grand Centre Ville, de La Plaine à La joliette : la vie y est pré-programmée – ici joue, ici mange, ici regarde la mer, ici rentre dans un magasin, ici va danser, mais ne reste pas là, sur la rue, enfin sur le passage, tu déranges.
C’est en prolongeant nos liens et leurs pratique rusées que l’on peut déjouer le destin que nous réservent les planificateurs du grand vide urbain. Des liens contre l’économie, de l’improvisation contre leur programmation.
Les liens creusent des sillons dans la ville. Et même au pied du mur. C’est ainsi que le chantier est parfois matinalement retardé par des esprits malins. Qu’on a vu quelques pans du mur tomber par des jours de fort mistral. Que le quartier est parti ensemble à la manif de la colère pour soutenir Noailles. Et que les assemblées sont de plus en plus fécondes. Prolongation !
Entretien avec une masse – « On est dans les starting-blocks »
Rosa 2 est une valeureuse masse d’une douzaine d’années. Née au Leroy Merlin de la Valentine, elle a fière allure, avec son manche composite tri-matière, sa douille conique et sa tête bleue en acier forgé. Contactée par téléphone dans l’idée d’un entretien, elle a d’abord semblé rétive, craignant pour sa vie : « si on apprend que c’est moi qui vous ai parlé, mon boss m’envoie à la déchetterie recta ». Une fois son anonymat assuré, elle a accepté de nous rencontrer pour une discussion à bâtons rompus. On s’est installés à la terrasse du Jean Jaurès, arrosant notre rencontre de quelques pastis (massdrovia !).
Juste en face de nous se dresse le mur érigé par la Soleam. Que vous inspire-t-il ?
Une répulsion absolue. Cette façade grise et mortifère est véritablement désolante de laideur. Et le message qu’elle porte me révulse dans les grandes largeurs. D’où le besoin viscéral que je ressens de contribuer à sa destruction. J’aimerais tant faire rebondir ma tête à sa surface, encore et encore, jusqu’à y créer une brèche.
Vous aimez donc la destruction pour la destruction ?
Non, ce n’est pas ça. Quand l’heure viendra, je serai heureuse d’apporter ma contribution. Mais je n’ai rien d’une casseuse bornée, comme l’insinuent les journaleux pour faire trembler dans les chaumière. C’est même tout l’inverse : moi et mes camarades masses sommes des gens constructifs. On bosse, on s’organise, on créé. Et parfois, quand le vase déborde, on enfile les cagoules pour passer à l’action. C’est aussi simple que ça.
Que pensez-vous de cet appel aux masses ?
Je le vois d’un très bon œil, parce qu’on va enfin pouvoir faire entendre nos revendications. Et je peux vous dire qu’on est nombreuses à être dans les starting-blocks. Parce qu’au delà de la dimension corporatiste, notre cause est universelle : un mur qui tombe, c’est toujours une libération. Surtout quand il interdit l’accès à une place de Marseille qui nous tient particulièrement à cœur.
C’est pourquoi j’en appelle à tous et toutes nos camarades outils. Qu’ils soient pieds de biches ou marteaux, tournevis ou perceuses, ils peuvent jouer leur rôle. Ça me fend le cœur de voir certains collaborer avec les ouvriers affairés à démolir un lieu de vie. Comme eux, ils auraient tellement mieux à faire. Je ne dis pas qu’ils doivent forcément participer à la démolition du mur. Mais consacrer leur vie à quelque chose de réellement utile – construire des tables, des bancs, des cabanes, des bibliothèques, que sais-je ? – serait tellement plus gratifiant.
Certains insinuent en ricanant que vous seriez à la masse…
Oh, ceux-là ne comptent pas. Comme les affidés de la Soléam, il aiment le béton plus que la vie. Pouah. Ce sont plutôt eux qui clapotent dans la folie bornée. Quand on voit que ces abrutis sont incapables de rénover Noailles (pour le résultat meurtrier que l’on sait) et préfèrent investir dans des projets foireux comme ici à La Plaine, on ressent une colère immense. On en a gros, sûr, et on te promet que le mur va prendre cher.
Merci Masse. On vous souhaite le meilleur.
[En nous quittant, elle lève le poing bien haut en entonnant l’Internationale, version masse : « Debout, les damnés du béton / Debout, les forçats des parpaings / La masse tonne en son cratère, / C’est l’éruption de la fin. » ]