5 mars 2018

Klinamen 15 ans plus tard, un au revoir Vies et mort d'un collectif madrilène

Traduit du castillan par Alexane Brochard et Marie Ménager
Texte original : « Klinamen 15 años después: una despedida. »

« Un collectif n’est jamais figé – ni éternel ». Ainsi se terminait l’édito du premier numéro papier de Jef Klak. Quand les collectifs meurent, il ne reste souvent que leurs archives poussiéreuses, leurs traces laissées au hasard des luttes, des rencontres et des productions. C’est pourquoi le récit qui suit est précieux : après quinze ans d’existence, le collectif de lutte et d’édition Klinamen, basé à Madrid, a décidé de se dissoudre fin 2017. Et de partager leur aventure, avec ses questions, ses joies et ses impasses. Comment mêler le politique et le personnel ? Comment se renouveler collectivement sans violences internes ; et accompagner les mouvements sociaux sans oublier le sens critique ? Comment se lancer à fond dans un projet militant qui ne recherche pas le profit, tout en rentrant assez d’argent pour perdurer ? Plein de panache et de lucidité, ce témoignage pourra servir à tou·tes celles et ceux qui fabriquent du commun.

« Si nous voulons exprimer la défaite commune, nous devons le faire dans les strictes limites de la dignité et de la beauté. »

Leonard Cohen

Que ce soit pour cause de malaise ou d’inertie, il est somme toute assez rare qu’à la fin d’un projet politique, ses membres décident d’expliquer publiquement les raisons de son abandon. Bien qu’habitué·es à des collectifs éphémères, qui vivent rapidement et meurent lentement sans jamais valoriser leur trajectoire, nous pensons que Klinamen mérite un autre sort. Nous voulons tourner sa page en évaluant nos succès et nos erreurs, que cela puisse nous – et vous – servir dans les défis à venir. Nous tenons aussi à dire au revoir avec honnêteté, en partageant nos doutes et en reconnaissant nos contradictions.

Dans le texte qui suit, à la faveur de cette expérience, nous partagerons donc idées et débats qui demeurent toujours ouverts. Pour affronter mieux armé·es ce qui nous attend.

Il était une fois

Klinamen est né à la fin de l’année 2002 et a traversé différentes phases. Chacune d’entre elles s’est caractérisée par des outils, contenus, thématiques, ou projets particuliers, en fonction de ses participant·es et du mouvement auquel nous prenions part.

Initialement, Klinamen était voué à être un outil servant d’une part à éditer des matériaux intéressants, tout en dépassant le modèle du fanzine qui prévalait à cette époque et en cherchant une stabilité plus forte, et d’autre part, via le travail militant non rémunéré, à trouver de nouveaux modes de financement, autres que ceux des fêtes et des concerts.

À partir de 2005, à la suite du « boom » provoqué par l’arrivée d’internet dans les mouvements sociaux, une grande partie du projet Klinamen s’est tournée vers la maintenance et la gestion de klinamen.org, un site de contre-information semblable à tous ceux qui ont émergé à cette époque. Le site a fonctionné sans interruption jusqu’en 2010, quand des problèmes techniques nous ont obligé·es à repenser complètement le projet (la page étant devenue obsolète). Mais la persistance des problèmes sur le nouveau site, venant s’ajouter à l’épuisement généré par la gestion d’un site de contre-information actualisé quotidiennement pendant cinq ans, nous ont conduit⋅es à tout abandonner. Un abandon au sens propre, puisque aucune fermeture officielle ni valorisation finale de l’expérience n’ont été réalisées.

Depuis, Klinamen s’est recentré sur ses missions originelles : la traduction, l’édition, et la distribution de livres et autres matériaux écrits. Néanmoins, depuis avril 2015, nous sommes entré·es dans un processus (un lent processus, pour être franc·hes) de réflexion et d’autocritique durant lequel nous avons travaillé à la fois sur la pérennité du projet, sa capacité (limitée) d’intervention, et sur les différentes thématiques qui intéressaient ses membres. Diverses propositions ont été formulées pour restructurer et réorienter le projet, mais nous n’avons jamais réussi à les mettre en œuvre, en grande partie parce que nous étions encore trop pris·es par les problèmes qui nous avaient mené⋅es jusque-là… Au regard de ces constats, et fort·es d’expériences antérieures similaires, nous avons décidé de ne pas laisser le projet pourrir faute de soin, ni de lui faire subir une fausse mort. Nous avons préféré arrêter Klinamen pour que le projet connaisse la fin la plus digne possible.

Tout ce processus a été motivé par une crise dans le collectif qui, à ce qu’il nous semble, vaut la peine d’être racontée, au cas où cette histoire pourrait servir à d’autres groupes en butte à des défis internes. La crise dont nous avons souffert à Klinamen avançait sur deux pattes : le politique et le personnel. Deux problématiques qui, nous le savons tou·tes, ne peuvent être séparées que jusqu’à un certain point. Et d’une certaine manière, leurs effets sur le collectif étaient déterminés par la structure même de ce dernier.

Le travail non militant

Dès le début, Klinamen a fait le pari d’un travail militant non rémunéré, c’est-à-dire aussi sans représentation syndicale. Nous nous en sommes déjà justifié⋅es publiquement en rappelant qu’au début du projet, ce choix était plus d’ordre moral, ou « moraliste », que pratique. Notre position à ce sujet a beaucoup évolué depuis. Nous continuons à considérer le travail militant comme une option viable pour porter un projet éditorial, une revue, ou un site web, mais après plus de dix ans, nous sommes conscient·es des limites et des problèmes que cela pose. Nous sommes par ailleurs bien sûr conscient·es que les projets rémunérés viennent avec leur lot de problèmes, même s’ils sont différents, et ce n’est pas à nous de les raconter, pour que tout le monde puisse en tirer des leçons, mais à celles et ceux qui les ont vécus.

Tout d’abord, certaines des tâches nécessaires à ce type de projets sont difficilement compatibles avec la vie dans un système capitaliste. Et en temps de crise, n’en parlons pas… Quand ton travail salarié ne dépend pas du projet, et n’a même aucun rapport avec lui, le manque de temps devient la norme. Si à cela, nous ajoutons les affects de chacun⋅e (couples, enfants, polyamour, etc.), le temps dont nous avons besoin pour traduire, corriger, maquetter, ou même simplement se réunir, devient une chimère.

Cela pose beaucoup de limites : des projets qui n’aboutissent pas par manque de temps, des assemblées qui ne font que lister toutes les choses à faire, déjà évoquées lors des assemblées précédentes mais jamais concrétisées, des personnes qui passent leur temps à culpabiliser envers celles auprès desquelles elles se sont engagées (un euro pour chaque mail d’excuses de Klinamen, oh yeah !), etc.

Cependant, deux problèmes mériteraient peut-être une attention plus particulière. D’abord, le fonctionnement du collectif est d’autant plus sensible aux situations et caractéristiques personnelles de ses membres que ses activités ont lieu sur le temps libre de chacun·e. Cela vient amplifier un phénomène normal dans tous les collectifs : les différences d’implication et les tensions qu’elles génèrent. Il existe des outils pour compenser cela : par exemple dépasser un certain seuil de participant·es dans le collectif pour le rendre plus robuste face aux changements inattendus dans les vies de chacun·e ; ou bien encore développer des mécanismes visant à minimiser ou contrôler les différences d’implication et ce qui en découle (quand seulement une personne sait maquetter, quand la traduction retombe toujours sur les deux mêmes personnes, etc.).

Autre problème : quitte à devoir dédier son temps libre au projet éditorial, autant que les tâches à accomplir soient un minimum « intéressantes ». En général, à Klinamen, nous n’avons jamais eu de problèmes avec la valorisation, la traduction, l’édition ou le graphisme des matériaux, puisque ce sont des choses que nous aimons faire. Sauf quand nous devions de temps à autre travailler un texte dont le thème ne nous intéressait pas pour un sou (que ce soit dans l’absolu ou à ce moment précis de nos vies). Il en va autrement des tâches moins créatives, comme la distribution. Faire des paquets et les envoyer a toujours été d’un ennui profond, et en l’espace de dix ans, nous n’avons jamais été capables de trouver une solution satisfaisante. Ou bien des camarades qui avaient des distributeurs s’en chargeaient pour nous (merci beaucoup a Accio Cultural, Local Anarquista Magdalena, et LaMalatesta), ou bien nous l’assumions nous-mêmes mais toujours tant bien que mal, avec des membres du collectif qui en venaient à « se spécialiser », générant tensions, rappels des engagements non tenus, et débats récurrents sur « comment faire pour que, cette fois-ci, ça fonctionne bien ? ».

Les livres

Cette structure et cette difficulté du travail militant a des conséquences matérielles claires en termes de textes à éditer. Le plus simple reste la traduction, l’édition et la correction de textes relativement courts qu’on peut se répartir entre différent·es membres du collectif et d’autres contributeur·trices. Cela peut s’accomplir par un surcroît temporaire de travail de la part de celles et ceux qui auraient justement, à ce moment-là, un peu de temps libre. Nous sommes ainsi parvenu·es à publier des livres de compilations de textes courts que nous avions traduits collectivement. Bien que cela nous conférait un catalogue finalement assez éclectique, les livres que nous avons publiés de cette manière ne manquaient pas de cohérence, et nous pensions avoir résolu le problème. À ceci près qu’on ne peut pas éditer de livres si on n’a pas assez de textes traduits. À plusieurs reprises, certains textes (et surtout ceux qui ne relevaient pas d’une actualité particulière) sont donc restés fort longtemps dans le frigo, dans l’attente d’être complétés par d’autres. En cas d’actualité, nous publiions le texte sur le site internet (le nôtre, ou celui d’autres), nous poussant au final à éditer des livres compilant des textes déjà publiés, avec tous les aspects positifs et négatifs que cela comporte.

Un autre problème, lié à celui de rendre les tâches intéressantes, est né quand nous avons choisi d’assumer des livres émanant de propositions extérieures. Il est arrivé que nous en acceptions sans être complètement d’accord avec tout le contenu. La motivation n’était pas de publier pour publier mais, étant donné qu’une partie de notre projet était de trouver de l’argent pour financer d’autres projets libertaires, quand bien même le texte n’était pas satisfaisant politiquement à 100 %, il avait le mérite de participer à financer le mouvement, ou d’autres livres à venir. Il est arrivé à plusieurs reprises que se décide en assemblée la publication de certains de ces textes, qui devenaient par la suite le « sale boulot » qu’il fallait finir, qui retardaient les autres projets, et qui finissaient par consommer toutes nos énergies. Heureusement, nous avons su régler ce problème-là, et avons été par la suite de plus en plus exigeant⋅es et strict⋅es sur la prise en compte des intérêts personnels dans le choix des propositions qui nous parvenaient.

Technique et politique

Klinamen est né et a grandi comme collectif. Un collectif avec de fortes relations d’amitié (encore une fois, avec tous les aspects positifs et négatifs que cela comporte). Un collectif qui éditait des livres, mais qui était aussi un espace de rencontre, de débat et de réflexion, entre des gens qui généralement militaient ou participaient à d’autres luttes. Pour différentes raisons (mais, de nouveau, les difficultés à rendre compatible travail et militantisme ont été importantes), beaucoup d’entre nous avons petit à petit abandonné nos autres projets pour nous concentrer sur Klinamen, ce qui nous a permis d’aller plus loin dans la quantité de travail accomplie. En résonance avec l’hyperactivisme qui imprègne le mouvement libertaire mais duquel nous sommes tou·tes victimes, nous nous sommes de plus en plus surchargé·es de travail. Plus de projets, plus de livres, etc. En quête d’une plus grande efficacité, et pour éviter les effets de redites, le processus s’est énormément « technicisé », les tâches se sont spécialisées, et les assemblées n’étaient presque plus qu’un simple rappel des tâches à accomplir : ce qu’il y a à faire, qui le fait, quand et comment. Sur cette même ligne de « l’efficacité », nous avons décidé que chaque livre aurait un·e coordinateur·trice. Cela supposait que cette personne allait être celle qui travaillerait le plus sur le livre. Mais de ce fait, le travail « politique » sur les livres (les mettre en débat, les critiquer, les appréhender, etc.) en est aussi venu à s’individualiser. Quelques personnes lisaient chaque livre, mais seulement une, voire deux au maximum, travaillaient pleinement dessus.

La conséquence de ce processus a été que, sans nous en rendre compte, le débat politique a tout simplement disparu de l’ordre du jour. Au mieux, il revenait brièvement au moment de définir des axes de travail et de décider si nous étions intéressé·es ou non par une publication. Dans les derniers temps, l’évolution théorique à l’intérieur du groupe a été de ce fait plus individuelle que collective. Celles et ceux qui se voyaient dans d’autres espaces (bars, projets, maisons) débattaient plus souvent ensemble, de manière informelle, ce qui a fini par provoquer des asymétries, pour ainsi dire, dans les affinités politiques et affectives des membres du groupe. Affinités qui, en plus, s’alimentaient les unes les autres. À certains moments, par exemple, face à des problèmes survenant dans la gestion des réseaux sociaux (une bise à Klini), deux postures s’affrontaient, reflétant différentes visions des réseaux sociaux, ou parfois simplement différentes affinités politiques, voire même personnelles.

Il est difficile de grandir

Beaucoup de ces problèmes se seraient résolus, du moins en partie, si nous avions été plus nombreux·ses. Et pour cause, à chaque fois qu’une nouvelle personne rejoignait Klinamen, il en résultait en général un regain d’énergie et de boulot. Avec le temps, Klinamen a développé ses propres perspectives politiques à l’intérieur du mouvement libertaire, ce qui n’a pour autant pas créé plus de barrière que dans n’importe quel autre collectif. Dans le même temps, le projet a permis de développer une série de liens internes amicaux et affectifs assez forts, ce qui est plus rare. Au final, à Klinamen, nous sommes tou·tes collègues 1, c’est clair ; mais s’engager politiquement n’a pas le même sens que s’engager affectivement. Toutes celles et ceux qui partagent des affinités politiques ne partagent pas nécessairement les affinités vitales (manière d’être, sens de l’humour, etc.) qu’on trouve dans une « bande de collègues ». C’est peut être mieux ainsi, et c’est un problème  que les plus grandes organisations devraient savoir affronter. Ces affinités sensibles ne peuvent pas être créées par volontarisme, mais elles peuvent surgir quand on passe beaucoup de temps à travailler ensemble (avec son lot de tensions, comme dans les vieux couples ou les longues amitiés), et le phénomène est renforcé dans les structures fondées sur le travail militant, requérant plus d’engagement de soi. Disons que pour persévérer dans un tel projet, il faut s’y sentir à l’aise. Cela vient en développant des affinités politiques mais aussi personnelles. Ce qui d’un côté s’avère un avantage, comme une forteresse qui nous renforce, nous garde ensemble et nous aide à continuer, rend d’un autre côté plus difficile la transformation et l’extension du projet. Comment grandir quantitativement en gardant un climat de confiance et d’intimité dont a besoin tout collectif comme celui-ci ? Ici encore, plus de questions que de réponses.

Dans ce contexte, on comprend qu’une accumulation, bien qu’habituelle, de problèmes personnels chez différent⋅es membres du collectif a pu menacer de le mener à sa perte. Le laissant tout du moins en stand-by depuis avril 2015 environ. Non pas pour cause de divergences politiques, mais plutôt parce qu’il était devenu impossible de poursuivre l’aventure, par manque d’envie, d’intérêt, ou simplement, de temps libre. À tel point que nous avons décidé d’arrêter, d’assumer un arrêt brutal sans stress, pour prendre du recul, et décider dans quelle direction nous voulons et pouvons aller.

La crise politique

Comme nous le disions au début, la crise comporte deux dimensions : personnelle et politique. Après la dimension personnelle (nous vous épargnons les détails scabreux, qu’est ce que vous croyez !), c’est maintenant au tour de la dimension politique. Ici entrent en scène deux questions : l’évolution politique interne du groupe, et les évènements externes (la crise, le 15-M 2, « l’assaut institutionnel 3 », etc.).

L’évolution théorique de Klinamen a été constante, depuis sa naissance. La maison d’édition est née dans l’écume de la vague insurrectionaliste 4 sur la péninsule ibérique entre 1996 et 2003, environ. Suite à cette expérience, avec une partie de celles et ceux qui ont été épuisé·es politiquement, personnellement, et par trop de répression, nous nous sommes rapproché·es et avons commencé à nous intéresser à l’autonomie ouvrière des années 1970, et particulièrement à celle de l’État espagnol. Quelques-uns des premiers textes que nous avons publiés, comme Incontrolados, La Huelga de Ascon ou Historia de 10 años, reflètent bien cet intérêt. Avec le temps, nos positionnements politiques ont évolué, s’inspirant plus de certains marxismes non léninistes, ou de critiques du marxisme traditionnel étatique, que de l’anarchisme classique. Pendant quelques années, certain·es d’entre nous ont été impliqué·es dans ce que l’on a pu nommer au niveau international « le courant communisateur ». Bien sûr, nous étions conscient·es que ce courant restait minoritaire – pour rester poli·es – sur la péninsule ibérique, du fait d’inerties historiques propres aux climats radicaux de chaque pays, au langage adopté par ce courant –  cryptique et dense – et à l’incapacité ou le désintérêt du mouvement libertaire ibérique pour les lectures en langues étrangères. Seul Tiqqun / Comité Invisible a réussi à se faire connaître sur la péninsule ibérique, sûrement parce que plus et mieux traduits, et parce que mieux intégrés aux caractéristiques du ghetto radical ibérique (car lui-même cryptique et dense depuis un bail). Même si, malgré notre intérêt, nous avons toujours été très critiques sur l’incapacité, voire le désintérêt, de ce courant à faire exister l’incontournable « Que faire ? » dans le présent.

D’un autre côté, le 15-M, avec toutes ses limites et tous ses manquements, nous est apparu comme un évènement fondamental tant pour ce qu’il a permis sur le moment (l’opportunité, après de nombreuses années, de faire de la politique dans un contexte de masse) que, et surtout, pour ses conséquences sur les manières de faire de la politique. Que nous le voulions ou non, ce mouvement et ses échos sur les autres territoires, constituent la première apparition historique d’un nouveau cycle de luttes qui évoluera et se développera dans les prochaines années. Il intègre différentes figures politiques – une classe ouvrière destructurée, une classe moyenne sans queue ni tête – qui, dans leur interaction, construiront les processus de lutte de demain.

Nous croyons aussi sincèrement qu’une bonne partie du mouvement libertaire n’a pas su se mettre suffisamment en lien avec le 15-M, et ses différentes déclinaisons (la lutte pour le logement, les différentes « Mareas 5 », etc.). Ce qui, toutefois, n’aurait pas été facile étant donné le caractère inattendu de son apparition. Nous avons bien senti que, sauf exception, cela n’a pas été analysé ni repensé explicitement a posteriori (ou peut être que ces analyses n’ont pas été assez partagées). Malgré quelques changements intéressants, nous avons vu à quel point ce sont toujours ces mêmes inerties – bien idéologiques, bien issues du ghetto politique – qui continuent à peser. Un asphyxiant éternel retour à la normale.

Soit parce que nous n’avons simplement pas su nous mettre en contact avec les camarades plus proches et comprenant mieux le 15-M, soit à cause de notre incapacité matérielle à mener à bien des projets qui ont pu nous paraître fondamentaux à certains moments 6… Ou peut-être encore parce que quelques-un·es d’entre nous, en vieillissant, se sont épuisé·es et sont devenu·es plus pessimistes (il y a de cela, c’est sûr). Quoi qu’il en soit, la crise politique a éclaté alors que nous nous isolions de plus en plus d’un mouvement libertaire avec lequel, si nous partagions beaucoup d’affinités autant personnelles que politiques, beaucoup de choses nous séparaient. Nous n’en finissions pas de chercher notre place dans ce mouvement, mais n’étions pas non plus vraiment à l’aise en dehors, dans les autres espaces existants. Et ce no man’s land, par moment, devenait frustrant – personnellement et politiquement.

Soyons clair·es, ceci n’est ni une plainte, ni un caprice face au fait que les autres groupes libertaires ne nous auraient pas suivi·es dans nos souhaits ou propositions. Nous sommes bien conscient·es que nous nous sommes souvent trompé·es. Nous sommes même conscient·es que nous avons parfois été buté·es, politiquement et personnellement, particulièrement dans les premiers moments. Mais cela peut arriver et arrivera à tout un⋅e chacun⋅e qui embrasse la militance politique avec passion.

Collectivement, nous avons dû faire face à une série de problématiques théoriques qui auraient dû être traitées en tant que mouvement politique, mais que nous avions sans doute besoin d’aborder en tant que collectif. Certaines d’entre elles faisaient écho aux questions que nous percevions comme traversant le mouvement libertaire, alors que d’autres en étaient selon nous plus éloignées, supposant une recontextualisation, un peu de recul pour pouvoir être abordée. Mais, une chose est sûre, la politique n’est pas un monologue. Elle suppose de la rencontre, de l’interaction, de la synergie.

Le bond en avant… puis la chute

Ces réflexions nous ont permis d’arriver à la conclusion qu’il nous fallait remanier complètement le projet. Une fois admis qu’une grande partie de nos problèmes dériveront toujours de complications liées au travail militant, nous avons choisi de passer la vitesse supérieure, et tenter de devenir progressivement une maison d’édition fonctionnant sur du travail rémunéré. Mais, d’une part, cela n’a finalement pas résolu nos problèmes (et nous avons en plus dû renoncer à une des « essences » du projet). Et, d’autre part, nous n’avions pas tou·tes l’intention de faire de ce travail notre activité professionnelle. Nous avions d’autres activités, ou d’autres velléités professionnelles. Pourrions-nous tenir notre ligne politique et monter un projet économiquement viable ? Au final, cette question n’a jamais été claire. Nous n’avons pas non plus anticipé que nous aurions à passer beaucoup de temps sur des projets secondaires (ou en décalage avec nos vrais centres d’intérêt) pour faire rentrer de l’argent, et pouvoir ainsi publier ce qui nous intéressait réellement.

Au final, nous en avons conclu que le problème n’est pas tant le travail militant, mais plutôt de ne pas savoir ajuster ses objectifs aux capacités réelles du collectif. Si un collectif (ou une entreprise) qui fonctionne de manière coopérative ou rémunérée se donne des objectifs irréalisables, il fait faillite. Pour notre cas, c’est la même chose, si ce n’est que la faillite a été différente, ne laissant pas de dettes économiques. Ainsi, puisqu’il n’était pas vraiment question de se transformer en coopérative ou en entreprise sociale, nous avons décidé d’essayer d’ajuster notre projet politiquement et matériellement à nos capacités et intérêts personnels.

Le plan était, en substance, de retrouver une activité qui soit plus celle d’un collectif, d’un groupe politique, que celle d’une maison d’édition. De parier sur la reprise et le renforcement du débat politique au sein du groupe et sur une tentative de répercussions de ce genre de débats à l’extérieur, via des formats plus flexibles que le livre, comme des tweets, des textes courts, des débats publics, des séminaires, des textes longs, des brochures, et parfois des livres dans lesquels nous prendrions une part plus active dans l’édition et les préfaces. L’idée était de tout changer un peu, pour que tout puisse continuer, en espérant que pour une fois « la tactique du Guépard 7 » nous aide plutôt qu’elle ne nous desserve.

Deux ans plus tard, nous constatons avec tristesse que nous n’avons pas été en mesure de relever ce défi. Nous avons été incapables de rompre la dynamique qu’impliquaient les problèmes matériels, personnels et techniques décrits précédemment. La dernière année, l’arrivée de nouvelles personnes, pleines d’envie et avec lesquelles nous sentions beaucoup d’affinités, n’a pas suffi. Dans les documents que nous débattions à cette époque, nous écrivions : « S’il s’agit ici du classique bond en avant obligatoire pour tenter une sortie de crise, (ceux qui ont vécu la fin d’autres projets, comme celui de Ruptura, savent de quoi nous parlons), ce n’est qu’avec le temps que nous le comprendrons. Espérons que non, nous avons déjà quelques années et aimerions continuer encore un peu 8. »

Il est clair maintenant que, oui, il s’agissait bien d’un petit bond en avant. Nous l’assumons non pas pour nous autoflageller, mais parce que nous croyons qu’il serait intéressant de le commenter et que cela puisse servir aux autres, nous étant déjà cassé·es le nez là-dessus plusieurs fois sur d’autres projets, et parce que nous avons été témoins de choses similaires chez nos proches.

Avant de terminer, nous voudrions nous excuser auprès de toutes les personnes (traducteurs et traductrices, collectifs, lecteurs et lectrices, etc.) envers qui nous avons failli ces derniers mois, d’une manière ou d’une autre. Nous aurions aimé clôturer le projet de manière plus propre, sans laisser autant de cadavres, mais nous n’en avons pas été capables. Une fois la conscience prise que le projet est mort, devoir le traîner juste pour honorer ses engagements devient très difficile. C’est fou la rapidité avec laquelle on peut tirer un projet vers le bas, collectivement et individuellement, quand il devient clair aux yeux de tou·tes qu’il est impossible de le poursuivre.

Et de manière plus personnelle, une partie d’entre nous a mis beaucoup de temps à digérer la fin de Klinamen. Certain·es en ont fait partie durant quinze ans, d’autres dix ou cinq, mais nous sommes tou·tes d’accord sur le fait que cela a été un projet charnière dans notre vie et notre trajectoire militante. Il est inutile de nous étendre ici sur la peine, l’accablement et la frustration que la fin de ce projet a entraînées.

Au revoir

« Je sais qu’il est assez inhabituel de parler de la sorte, mais même dans les sociétés les plus uniformes ; on trouve des espaces de dérive, ce stimulant clinamen au nom duquel Marx défendait Épicure face à Démocrite. »

Rafael Chirbes, Por cuenta propi.

Klinamen a vu le jour comme une manière de chercher d’autres formes de financement que les fêtes et les concerts. Pendant ces quelques années, nous avons économisé un peu d’argent de poche, pas beaucoup non plus, dont nous avons réinvesti la majeure partie dans les livres, et dans le plus de projets possibles. Nous donnerons ce qu’il nous reste à des projets qui nous ressemblent.

Certaines personnes nous ont demandé si le projet allait continuer sous d’autres formes. La réponse est non. Klinamen, c’est fini. Il faut louer le fait que nous, qui sommes arrivé·es jusque-là, puissions nous quitter sans conflit ni problèmes personnels (bien au contraire), chose pourtant très habituelle dans les mouvements libertaires. Une chose est sûre au demeurant : nous poursuivrons nos chemins politiques de manière indépendante.

Nous aimerions terminer cette réflexion en remerciant et saluant toutes celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont participé à Klinamen. En militant dans le collectif, en collaborant sur les traductions, en apportant des idées, en distribuant nos livres ou simplement en les lisant. Cela a été une immense fierté pour nous et un plaisir de faire partie de ce projet. Nous n’avons pas rempli les objectifs que nous nous étions fixé·es au départ (abolir l’État et le capitalisme, c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire, hahaha), mais il nous reste la sensation d’avoir contribué en quelque chose à faire dévier l’ordre établi. Un tout petit peu, tout du moins.

On vous embrasse fort, tous et toutes,
Salud y Fuerza

  1. Colegas en castillan a le même double sens qu’en français : « partenaire de travail » ; et dans une autre registre de langage : « pote, copain, copine », NdT.
  2. À partir du 15 mai (15-M) 2011 et pendant plusieurs semaines, des milliers de personnes sans drapeau ni parti occupent les places de l’État espagnol au cri de « Ils ne nous représentent pas ! » et « Démocratie réelle maintenant ! », exprimant une défiance radicale vis-à-vis de la classe politique. Le mouvement, au départ fragile, a été fondateur pour l’engagement politique de toute une jeunesse espagnole touchée par un fort taux de chômage (18% en 1996, 8% en 2006, 22% en 2015), lire sur jefklak.org : « Madrid : les racines du 15-M Le mouvement d’occupation des places en Espagne : avant et après… », par Émilien Bernard et Ferdinand Cazalis, NdT.
  3. Ou Pari municipaliste en 2015. Sans l’appui du pari Podemos, des dizaines de mairies (dont Madrid, Barcelone, Cadix, etc.) basculent lors des élections : des listes « citoyennes », d’extrême gauche, voire libertaires renversent le bipartisme historique. Lire le dossier de CQFD « Au-delà de Podemos : le pari municipaliste », par Bruno Le Dantec et Ferdinand Cazalis, NdT.
  4. La Epidemia de rabia (1996-2007), texte publié par la revue Resquícios, et signé par Les Tigres de Sutullena, analyse en profondeur ce cycle politique.
  5. Les mareas sont des formes d’organisation politique apparues dans la continuation du mouvement d’occupation des places en Espagne consistant en l’organisation de luttes thématiques autonomes liées à la défense d’un droit ou d’un service public en danger : Marea Verde, mouvement de lutte contre la privatisation de l’éducation, Marea Blanca pour la santé publique, Marea Azul pour l’accès à l’eau, etc. NdT.
  6. À la fin de l’année 2011, peu après le 15-M, à quelques-un·es, de Klinamen et d’autres camarades de Todo por Hacer, nous avons tenté de mettre sur pied un Réseau de solidarité, sur le modèle du Réseau de solidarité de Seattle au sujet duquel nous avions déjà publié un livre. Nous avions préparé un « mémorandum », réalisé quelques présentations, et avions passé quelque temps à traiter du sujet. Toutes nos limites, mêlées à notre situation personnelle, à l’épuisement et au désintérêt perçu dans les milieux radicaux vers lesquels cela se dirigeait ont fait que nous ne sommes pas allé·es plus loin. Depuis, des expériences ont vu le jour, comme le Réseau de solidarité populaire, ou le Bureau de la précarité, qui d’un certain point de vue, pourraient être considérés comme similaires. La vérité, c’est que ces incapacités à aboutir (les nôtres et celle des autres) ont fini de brûler le reste d’énergie des membres de Klinamen.
  7. Gatopardismo en castillan, en référence à la réplique du film Le Guépard de Viscontti : « Il faut que tout change pour que rien ne change. », NdT.
  8. Bien que cela ne verra jamais le jour sous ce format et ce nom, ça nous fait quand même plaisir de vous dire que l’idée – oh surprise ! – était à ce moment-là de faire une revue web qui sortirait occasionnellement en version papier.