8 janvier 2016

Hecho en Argentina Visite photographique d'un atelier souterrain du textile argentin

Depuis la crise argentine de 2001, le nombre d’ateliers de couture clandestins n’a cessé d’augmenter dans le centre de Buenos Aires et sa périphérie. Celui de Luis fonctionne entre autogestion et système D. Il travaille principalement pour les stylistes indépendants de la capitale qui font désormais partie intégrante de la culture vestimentaire argentine. Tout y est plus simple : les contrats de travail et les commandes sont tacites, les paiements en liquide. Revers de la médaille, cette économie souterraine qui s’est désormais généralisée en Argentine, profite surtout aux grandes chaînes du textile et à la contrefaçon, soupçonnées d’encourager le travail esclave.

La majeure partie du temps, le propriétaire du bâtiment encaisse les loyers sans se soucier de l'entretien des immeubles. Les ascenceurs sont vétustes. Luis raconte raconte qu'une fois, il est monté sans que la porte ne soit fermée.
Luis est péruvien et vit à Buenos Aires depuis six ans. Au début, il dormait à la rue tout en travaillant comme couturier. Aujourd'hui, il loue son propre atelier.
Lorsque Luis a ouvert son atelier, il n'avait pas les machines nécessaires pour répondre à la demande, mais les autres ateliers les lui ont prêtées. Le soutien mutuel est très présent dans tout l'immeuble.
Il y a un an, Pilar a quitté le Pérou avec ses deux fils. Comme pour la plupart des migrant-e-s sud-américain-e-s, son voyage était principalement motivé par l'espoir de bénéficier du système d'éducation et de santé gratuites.
Luis gère l'atelier, mais il travaille sur les machines comme ses employé-e-s.
Stuart travaille dans un autre atelier, mais il passe souvent rendre visite à celui de Luis, pour raconter une blague ou boire une bière...
Ce matin, Luis a la gueule de bois, et il pique un somme sous la table de découpe pour récupérer. Son rythme de vie lui coûte quelques problèmes de santé.
Eddy est bolivien, il a quitté son pays à l'âge de 19 ans pour voyager. « Mais comme j'avais pas un rond, j'ai dû bosser, et je suis resté ici... »
Stuart embrasse sa fiancée, qui est venue l'aider à terminer une commande.
Chacun-e gère son temps de travail. Luis les paie à la tâche, pour les motiver.
Pause. Pour celles ou ceux qui le désirent, un plat péruvien est préparé dans une maison voisine, puis livré sur place..
Un des tatouages de Luis, fait au Brésil, où il vivait à la rue.
Les ouvrier-e-s restent à l'atelier de 7h à 21h, toute la semaine sauf le samedi où l'on finit à midi, et le dimanche qui est chômé. L'atelier se transforme alors en seconde maison, et chacun-e a ses habitudes.
Willy veut faire des strip-teases le week-end pour joindre les deux bouts. Même si tout le monde se marre, il montre qu'il a quelque talent pour ça.
Luis, sa fiancée et leur petit de 2 ans. Luis est également père de deux filles, dont une de 20 ans qui vit au Pérou et qu'il ne voit presque jamais.
Paula est argentine. Elle travaillait pour Luis, mais n'arrivait pas à suivre le rythme, et Luis l'a renvoyée.
Le soir, une picada s'improvise dans l'atelier.
Eddy fait une démonstration de danse sur un vieux hit des années 1980.
La culture péruvienne est très présente dans l'atelier, où la majorité des ouvrier-e-s sont des migrant-e-s. Les journées se terminent souvent autour de bières, jusqu'au bout de la nuit.
Tous les jours, comme un rituel, Luis accroche son sac sur la porte de l'atelier, à côté de la photo de son fils. Pour ne l'ôter qu'au moment de rentrer.

 

Il existe une zone de Buenos Aires que vous ne trouverez pas sur une carte : El Once. Quartier clandestin à l’appellation populaire, bazar géant à ciel ouvert au cœur de la ville, abri des grossistes asiatiques, entrepreneurs juifs de l’immobilier et du tissu, transsexuelles péruviennes. Les vendeurs ambulants nigérians et sénégalais y surveillent du coin de l’œil leur mallette ouverte sur le trottoir, dégueulant son simili-cuir et ses fausses Rolex au plaquage douteux. De l’autre côté de la Plaza Miserere, derrière le mausolée Rivadavia, le terminal du Sarmiento, train décrépit qui charge et décharge les travailleurs argentins du conurbano, la banlieue.

À quelques cuadras de la gare, un édifice vierge d’enseignes publicitaires. À l’intérieur, l’activité y est pourtant aussi intense que celle des rues autour. Sur huit étages, des ateliers de couture illégaux. Les paiements se font en liquide, les factures n’existent pas, pas plus que les fiches de paye. Une centaine d’ouvriers travaillent ici. Péruviens, Paraguayens ou Boliviens, la plupart en situation illégale.

L’économie souterraine et le travail au noir sont très ancrés dans la société argentine depuis les années 1990, lorsque le pays s’enfonçait à tombeau ouvert dans un libéralisme sans limites, continuant l’œuvre de l’École de Chicago débutée sous la dernière dictature militaire 1. Au début du quatrième trimestre 2013, l’Indec (Institut de statistique officielle argentin) annonçait que plus d’un tiers de la population active n’était pas déclarée, chiffre montant jusqu’à 46,8% dans la province de Corrientes. Les travailleurs domestiques du BTP et de l’hôtellerie sont les plus concernés, des secteurs où l’on retrouve notamment le plus de migrants. Pour eux, pas de carte de résidence pour étrangers, pas de mutuelle, aucune sécurité face aux licenciements abusifs. La précarisation du travail est en revanche un outil favorable à l’économie d’un pays : sur chacun des produits que l’on trouve ici flotte fièrement le drapeau argentin, suivi de la mention Hecho en Argentina (Fabriqué en Argentine).

Luis est l’un des locataires de ces ateliers. Né au Pérou dans une famille assez aisée qui possédait une fabrique de textile, il a été rejeté par ses proches suite à des problèmes de drogue. Il quitte alors son pays pour vadrouiller en Amérique latine et termine sa course à Buenos Aires lorsqu’il commence à travailler de jour dans un atelier de couture. Aujourd’hui, il gère son propre atelier et fait vivre, en plus de sa famille, une demi-douzaine de personnes telles que Pilar, Eddy ou Isaac. Les journées sont soutenues – de 7 h à 21 h –, mais l’ambiance est détendue. Chacun travaille à son rythme, à condition d’être dans les temps. Les ouvriers sont payés à la pièce, « sinon ils passeraient leur temps à discuter et à boire des bières », se justifie Luis…

On estime à près de 3000 le nombre d’ateliers de couture clandestins dans la capitale argentine et sa banlieue. Si l’atelier de Luis a des similitudes avec les espaces d’économie autogérée, d’autres servent de réservoir de main-d’œuvre docile pour les grandes marques ou le marché fleurissant de la contrefaçon. Les ouvriers immigrés qui travaillent 16 heures par jour y sont alors logés sur place avec leurs familles, dans des conditions d’hygiène et de salubrité exécrables.

Pour Gustavo Vera, président de la fondation La Alameda 2, 78% des ateliers textiles en Argentine sont clandestins et 109 marques internationales recourent au travail esclave 3. En 2013, appuyée par le Pape François, l’assemblée populaire et coopérative de travail La Alameda a pu monter un dossier comprenant documents et vidéos à charge contre la marque espagnole Zara (Groupe Inditex), accusée de recourir à ce type d’ateliers pour confectionner ses produits vendus à travers le monde 4. Des accusations classées sans suite…

 

Plus d’infos

  1. L’École de Chicago, dont le représentant le plus fameux est l’économiste néolibéral Milton Friedman, prône la dérégulation des marchés. Friedman lui-même a formé de nombreux économistes d’Amérique du Sud et se félicite de l’incroyable inversement de la courbe économique chilienne sous Pinochet, attribuée à l’influence des Chicago boys, ses anciens élèves (certains nomment cela le « miracle chilien »). La dictature argentine s’est elle aussi inspirée de son monétarisme forcené, mais les résultats furent moins probants. Les deux pays sont souvent considérés comme un laboratoire du néolibéralisme, bien avant Thatcher.
  2. La Alameda est une ONG créée en 2001 sur la base d’assemblées de quartiers pendant la crise argentine. En plus de lutter contre le travail esclave et d’apporter du soutien aux travailleurs exploités, la fondation a créé une marque (Mundo Alameda) et un réseau de coopératives international (Argentine, Philippines, Indonésie, Thaïlande, Hong-Kong) dans le but de contrecarrer l’hégémonie des grandes firmes. Plus d’infos ici.
  3. Lire « Zara recourt au travail esclave en Argentine », Ana Delicado, Publico, 8 avril 2013.
  4. Lire « En Argentine, les grandes marques sportives accusées d’exploiter des immigrés », Camille Lavoix, Le Temps, 25 juin 2014