Entre marchandisation sportive, ferveur populaire et tensions politiques, le Mondial de football est un nœud d’ambivalences. Son histoire s’entremêle à celles des régimes autoritaires, se trouble dans des scandales financiers, s’enflamme au gré des injustices sociales qu’elle produit… En cet été 2018, Alexis Berg (un bon ami de Jef Klak) a dérivé aux marges de ce Spectacle des spectacles, en Russie et en France, pour photographier ce qui s’y vit, loin des images uniformes et univoques souvent servies par les médias. Mickaël Correia, membre de Jef et auteur d’Une histoire populaire du football nous propose ici un copinage éhonté, comme avant goût de ces photos : Contre Allez, à paraître le 27 novembre 2018, aux éditions Mons.
« Le football est la dernière représentation sacrée de notre temps. C’est un rite dans le fond », écrivait Pier Paolo Pasolini dans L’Europeo, en décembre 1970. Qu’on aime ou qu’on déteste le ballon rond, la Coupe du monde incarne un rite qui, tous les quatre ans, scande le cours de nos vies. Et façonne notre mémoire partagée. Pour exemple, la défaite surprise du Brésil au stade Maracanã de Rio lors du Mondial 1950 demeure un drame collectif pour la société brésilienne. Un choc dénommé « Maracanaço » : contre toute attente, le Brésil perd 2 – 1 à domicile la finale du Mondial le 16 juillet 1950 face à l’Uruguay. Les footballeurs noirs de la Seleção, notamment le gardien Barbosa, sont alors considérés comme les responsables de la défaite, car jugés trop immatures pour supporter la pression psychologique des grandes compétitions. Il faudra attendre 2006 pour qu’un gardien noir soit à nouveau titularisé au sein de la sélection brésilienne. En France, chacun·e à son souvenir de la victoire des Bleus en finale de la Coupe du monde le soir du 12 juillet 1998. Au point que nombre d’historien·nes suggèrent d’inscrire cette date comme un événement historique à part entière 1.
Sous la coupe des dictatures
Devenue l’un des parangons de l’industrie du divertissement et de la culture de masse, l’idée d’une Coupe du monde a été lancée en 1928 par Jules Rimet, un avocat français empreint de catholicisme social. Le premier tournoi international, organisé en 1930 en Uruguay, passe relativement inaperçu. Un an à peine après le krach boursier de 1929, le voyage en bateau jusqu’en Amérique latine est trop onéreux pour les équipes européennes. Ce n’est qu’à la deuxième édition, en 1934, que la Coupe du monde prend son essor dans une Italie à la botte du fascisme. Le pouvoir mussolinien a compris très tôt le pouvoir mobilisateur du football : des stades propices à la propagande de masse, pensés comme espaces de représentation du corps fasciste. Celui d’un homme nouveau, fer de lance d’une nation saine et régénérée.
Dans la continuité de sa politique de grands travaux, Mussolini fait construire ou agrandir huit stades pour l’occasion. Pour la première fois à l’échelle mondiale, des millions sont dépensés pour promouvoir un événement sportif. L’affiche de la compétition est imprimée à des centaines de milliers d’exemplaires et un millions de timbres commémoratifs sont tirés. Quatre cents journalistes internationaux sont conviés pour couvrir cette liesse populaire.
Le jour de la finale, qui, ô surprise, sera gagnée par les Azurri, Jules Rimet, alors président de la Fifa (Fédération internationale de football), jubile : « La fédération italienne et son équipe nationale ont donné cet exemple, sinon cette leçon, en organisant et en gagnant la Coupe du monde de 1934. Je les en félicite et j’admire la foi de susciter de telles vertus 2. » La veille, pour le dîner, le Duce avait invité l’arbitre du match à sa table.
Construction de stades gigantesques, exaltation du patriotisme, corruption et divertissement de masse : la dictature de Mussolini a façonné la Coupe du monde telle que nous la connaissons aujourd’hui. La Fifa, elle, n’a fait que creuser le sillon initié par son créateur.
En 1970, quand João Havelange, proche du régime militaire brésilien et avocat de Rio prend la tête de la Fifa, il annonce d’emblée : « Je suis là pour vendre un produit appelé football. » La Coupe du monde rentre alors définitivement dans l’ère du show business, tout en cultivant de bonnes relations avec les pouvoirs totalitaires. Huit ans plus tard, l’Argentine, sous la coupe du général Videla, organise le Mondial. À quelques pas du stade Monumental où se joue la finale, campe le plus grand centre de torture du pays.
Avant qu’il ne soit éconduit pour corruption suite au Fifagate de 2015 3, c’est le sulfureux président de la Fifa Sepp Blatter qui attribue plus récemment l’organisation du Mondial 2018 à la Russie et celui de 2022 au Qatar. Bref, la bienveillance de la Fifa à l’égard des régimes autoritaires qui mettent suffisamment d’argent sur ou sous la table n’est toujours pas rangée dans les tiroirs de l’Histoire.
Comme une brèche
« Le football, c’est l’émotion de l’incertitude et la possibilité de jouissance », résume à merveille l’ex-joueur international argentin Jorge Valdano. Tous les quatre ans, au cœur de nos rues aseptisées, surveillées, normalisées, le Mondial vient ouvrir une brèche tout en tension, entre spectacle marchand et foule en liesse, industrie mondialisée du sport et fièvre supportrice, chauvinisme télévisé et passion collective. Le temps de cette parenthèse, le football se mue en esperanto. Rarement il est aussi facile d’aborder l’autre, de mettre à nu ses émotions, de tisser des complicités éphémères.
C’est dans cette brèche que s’est immiscé l’oeil d’Alexis Berg. Son ouvrage Contre Allez, qui sortira le 27 novembre prochain aux éditions Mons, aborde le Mondial 2018 « non pas en périphérie du sport mais à l’intérieur de son périmètre social ». Un regard photographique posé « depuis les contre-allées de la Coupe du monde ». Sa parenthèse s’ouvre avec la partie Contre-plongée, où l’on découvre « une Russie temporaire, d’exception, limitée à des zones strictes et sous contrôle, à l’intérieur des centres et des richesses, au sein des couloirs touristiques ».
En 2014, la Coupe du monde au Brésil avait été synonyme de luttes sociales et amérindiennes. En Russie cette année, le silence social était de plomb. Le cortège d’éloges médiatiques à l’égard de Poutine semblait quant à lui avoir effacé l’image d’un homme perçu encore quelques mois plutôt comme l’autocrate élu avec plus de 76% des voix et le sanguinaire soutien de Bachar el-Assad durant le siège d’Alep en Syrie.
Durant ce Mondial, la police russe est même parvenue à invisibiliser « le racisme ou l’homophobie, le sexisme et le virilisme ordinaire des foules masculines ». Les onze villes d’accueil de la compétition se sont transformées en parc d’attraction pour hommes. C’est que la Coupe du monde reproduit et met systématiquement en scène la domination masculine. Exploitation sexuelle de la part des supporters en goguette comme des footballeurs, à l’image de ces neuf joueurs mexicains qui ont fait appel à trente travailleuses du sexe pour fêter leur départ pour la Russie. Gros plans sur les plus belles supportrices dans les tribunes lors des rencontres. Augmentation des violences sexuelles et des agressions sexistes dans les foules.
Instantanés de vies ordinaires et ferveur de touristes-supporter·trices passent devant l’objectif d’Alexis Berg, nous donnant à voir ce que les soirs de grands matchs n’ont pu raconter sur écran géant. Sous l’ère soviétique, dans un pays où la réunion de trois personnes suscitait la suspicion, aller au stade et se fondre dans l’anonymat de la foule permettait d’échapper un temps à la pesanteur de la surveillance policière. Et huer l’équipe du Dynamo de Moscou, affiliée au ministère de l’Intérieur ou le CSKA, le club de l’armée, signifiait in fine insulter l’appareil d’État. C’est un peu dans ces contradictions politiques, arpentant les rues plutôt que les tribunes VIP que se referme la dérive russe du livre Contre Allez.
Avec la seconde partie Contre Champs en France, l’ouvrage dévale les avenues parisiennes le jour de la victoire des Bleus : « Quand la finale bascule, il n’y a bientôt plus qu’une seule respiration, peut-être alors un cœur commun, qui palpite et s’emballe. » La passion en ressort explosive. Notre œil prend dans ces images la place d’hommes et de femmes venu·es ensemble renouer avec ce qu’il reste de rite commun. Jeunesse des banlieues populaires et inamovibles trentenaires parisien·nes. Fumigènes et feux de Bengale. Virilités tout en sueur. Les drapeaux bleu-blanc-rouge sont de sortie et, à défaut de prendre la Bastille, on prend d’assaut le mobilier urbain. Les fan-zones hypercontrôlées et le vernis policé des villes russes paraissent bien loin. L’émotion de l’incertitude et la possibilité de jouissance. C’est ce qu’a réussi à arracher Contre Allez aux affres de la Coupe du monde.
Vous êtes les bienvenu·es au pot de sortie de Contre Allez,
le Mardi 27 novembre 2018, dès 18 h, Soul Kitchen
83, rue du Cardinal Lemoine, Paris 5e.
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Et toujours en librairie, Une histoire populaire du football, par Mickaël Correia, éditions La Découverte. Avec un chapitre à lire en exclu sur Jef Klak, ici : « Et le football fut Une préhistoire populaire du ballon rond »
- Lire à ce sujet Nicolas Kssis-Martov, « Le 12 juillet 1998 est-il vraiment un événement historique ? », So Foot, 12 juillet 2018. ↩
- Jules Rimet, L’Histoire merveilleuse de la Coupe du monde, René Kister, Genève,1954, p.98. ↩
- En mai 2015, sept hauts dirigeants de la FIFA sont arrêtés à la demande de la justice américaine. Ils sont inculpés pour racket, fraude et blanchissement d’argent. Des suspicions de corruptions portent notamment sur les conditions d’attribution des Coupes du monde. ↩