22 mai 2018

Assis dans un McDonald’s : microportrait des USA Entretien avec le journaliste itinérant Chris Arnade

Texte original : « McDonald’s as America: A Conversation with Chris Arnade », The Revue Of Books of Los Angeles, le 5 septembre 2017

Traduit par Baptiste Miremont

Ancien de Wall Street devenu reporter atypique, Chris Arnade a une méthode propre à donner une leçon aux journalistes en herbe. Il arpente le territoire des États-Unis et se pose, au milieu des autres, sur les bancs des restaurants McDonald’s ou au coin d’une rue de banlieue, ouvert à la rencontre. Là, ce qu’il voit n’est ni révolutionnaire ni spectaculaire : des tranches de vie ordinaires, des groupes de parole et de communautés de quartier, des existences précarisées et banales. Les photos et témoignages qu’Arnade recueille dans les fast-foods – d’habitude méprisés – parlent de l’Amérique, de la pauvreté endémique de ses marginalisé·es et du soutien mutuel de ses habitant·es. Sam Jaffe Goldstein, libraire de Los Angeles, l’a interviewé – loin des sentiers battus de la gauche universitaire.

Crédits photo : Chris Arnade

Ancien trader, Chris Arnade a échangé sa vie à Wall Street pour devenir « documentariste-citoyen ». Il traverse le pays en minivan afin d’étudier les disparités séparant les deux Amériques : celle du haut et celle du bas. Son travail se concentre sur la seconde, sur ces populations invisibles, marginales, abandonnées par la classe managériale, qui elle ne connaît pas la crise.

Arnade n’est pas un journaliste classique. Il écrit sur l’addiction et la pauvreté, notamment, photographiant les personnes qu’il rencontre. Ses vues politiques dépassent les scénarios convenus qu’on voit sur les chaînes d’informations en continu. Il se définit comme socialiste, et bien qu’il critique les politiques d’austérité républicaines, il s’en prend également à la gauche, qu’il juge élitiste et repliée sur elle-même. Son travail n’échappe pas aux controverses : certain·es journalistes du sérail le disent peu professionnel, manipulateur et exploiteur vis-à-vis de ses sujets d’enquête.

Pourtant, Arnade réalise ce que très peu de journalistes ou de médias ont essayé : au lieu de maintenir cette Amérique du bas à distance, lui cherche à comprendre les fils mêmes de son existence. Et plutôt que de réduire les gens qu’il rencontre à des curiosités anthropologiques, Arnade les traite comme des personnes, des citoyen·nes comme lui et des ami·es.

Comme tout voyageur arrivé dans un nouveau quartier, une ville qu’il ne connaît pas, Arnade a sans cesse besoin d’une base opérationnelle. Le plus souvent, il s’installe dans un McDonald’s. Car sous les arches dorées, Arnade trouve le repos, de la nourriture bon marché, ainsi qu’un grand nombre de personnes désireuses de lui raconter leurs vies. Dans un tweet récent, Arnade écrivait : «  Tout ce que vous voulez savoir sur l’Amérique peut être appris dans un Mc Donald’s. »

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Avez-vous toujours utilisé McDonald’s comme un point d’entrée pour intégrer un quartier?

Non. Il y a dix ans, si je regarde les choses avec mon regard actuel, je dirais que j’avais de McDonald’s la vision de l’Amérique du haut : une franchise peu recommandable, servant une nourriture peu recommandable. Je n’y pensais pas, je ne m’y intéressais pas vraiment non plus. Si j’en avais eu une, mon opinion aurait correspondu à l’avis partagé au sein de la gauche : McDonald’s ? Aucun intérêt.

Cette franchise est devenue un point de référence quand je me suis lancé dans un projet traitant d’addiction et de pauvreté. Souvent, je me suis retrouvé au McDonald’s à cause de mes nouveaux et nouvelles ami·es : des personnes sans-abris, des toxicomanes. Et finalement, j’ai réalisé que je n’y allais plus seulement pour les voir, mais pour les mêmes raisons qu’eux. Parce que je profitais là-bas d’un moment de répit. Je pouvais recharger mon ordinateur et mon téléphone, utiliser le wi-fi, les toilettes. La nourriture et le café y sont bons et à bas prix. C’est là que j’ai mesuré l’existence de communautés établies à l’intérieur de chaque McDonald’s.

Au début, j’ai combattu cette envie d’écrire à propos de cette franchise, parce qu’il me semblait que c’était trop simple, bas de gamme. Je proposais aux personnes de se revoir sur le parking ou chez elles, comme ça, j’évitais de les photographier à l’intérieur du McDonald’s où l’on s’était pourtant rencontrés. Et puis je me suis demandé : « Pourquoi suis-je en train de refuser l’idée que McDonald’s constitue le véritable centre social de certaines villes ? » Je pensais aussi que le décor de McDonald’s n’offrait rien d’intéressant d’un point de vue photographique, et je voulais donc éviter de centrer mon projet autour de ces lieux. Au final, je me suis dit que telle était la réalité et que je me devais de la retranscrire telle quelle.

J’ai alors proposé un article pour le Guardian 1 montrant en quoi les McDonald’s constituent des centres sociaux. Pendant un an et demi, j’avais essayé de l’écrire, sans jamais trouver l’angle d’approche. Je pensais que tout le monde savait : pour moi, à cette époque, McDonald’s représentait une grande part dans ma vie. De tous les articles que j’ai écrits, c’est celui-là qui a le plus fait de bruit, m’apportant aussi le plus de retours.

Vous poser dans ce genre de lieux publics ou semi-publics est-il une habitude pour vous ?

Pour plaisanter, je dis que je ne fréquente que quatre types d’endroits : les McDonald’s, les églises, les petites universités et les bars. Je passe aussi beaucoup de temps à marcher. Ma méthode de travail consiste à me garer et arpenter la ville au hasard. Si je choisis de m’installer dans un McDonald’s le temps d’une pause, c’est surtout parce qu’il y en a partout. Et j’aime les fréquenter pour la même raison que tout le monde : ils sont identiques, propres et sûrs.

Je considère toujours les histoires et les informations récoltées lors de ces haltes au McDonald’s comme plus importantes que celles collectées en me promenant. Les gens que j’y rencontre sont plus représentatifs de leur quartier, de leur communauté, tout en correspondant aux populations qui m’intéressent.

Tant d’enquêtes de terrain se sont déroulées dans des bars et des restaurants. Qu’est-ce que McDonald’s apporte de différent ?

Pour être franc, je pense que les lieux étudiés par la majorité des journalistes ne représentent pas réellement la société. Ce sont des lieux où vont les personnes dotées d’un statut socio-économique élevé, des lieux où se réunissent les preneurs de décisions. Après, ce ne sont pas des endroits à éviter : on y rencontre des gens très raisonnables.

Quand je suis allé travailler sur la Convention républicaine, je n’ai pas mis les pieds à l’intérieur du bâtiment ni dans le quartier alentour. J’ai passé une semaine et demi dans Cleveland, tournant entre quatre McDonald’s. Deux étaient situés dans le cœur de quartiers Africains-Américains, très pauvres, un dans un quartier aisé et un dans un quartier blanc ouvrier. Dans une certaine mesure, cela m’a apporté une vision équilibrée des disparités séparant ces différents quartiers. Si j’avais été à la convention et que j’avais passé du temps dans les salles de meeting, je n’aurais rencontré que des personnes souhaitant être vues.

On se concentre énormément sur ce qui se passe à Washington DC et sur l’aspect de compétition sportive de la politique, mais c’est un sport où les fans décident du gagnant. Or les fans sont des personnes moyennes trainant dans les McDonald’s, les Walmart, à KFC… Ces lieux ne représentent pas seulement des expressions banales de la réalité ; ils sont la réalité. Et la plupart de ces vies très modestes se déroulent dans des circonstances banales.

Pourquoi choisir McDonald’s plutôt que KFC ou Wendy’s ?

Essentiellement parce que le café y est moins cher. Aussi pour ce côté ubiquitaire, standardisé, et parce que McDonald’s semble s’accommoder de cet état de fait. À l’exception de quelques-uns de ses restaurants, la franchise encourage même ce phénomène. Mais pour beaucoup de client·es, il s’agit seulement d’une affaire de café. Oui, je pense que le café, à McDonald’s, est meilleur que ce qu’on en dit.

Dans les Appalaches, le même phénomène s’observe dans les Hardee’s, en partie parce que les gens aiment leurs pains briochés, en partie parce que Hardee’s, là-bas, représente une franchise importante. Dans les villes disposant d’un McDonald’s, d’un Hardee’s et d’un Dairy Queen, les gens fréquentent les trois. Cela devient parfois politique, avec des petites guerres de territoires.

Généralement, chez McDonald’s, ils ont l’habitude. Quelqu’un au sein de l’entreprise a clairement cerné ce phénomène et a voulu l’encourager, tout ne nuisant pas au business de la boîte.

On s’imagine McDonald’s comme une franchise impersonnelle et homogène. Comment des communautés aussi uniques peuvent y naître et y évoluer ?

J’aime beaucoup ce paradoxe. Je dis toujours que si l’on me bandait les yeux et qu’on me lâchait dans n’importe quel restaurant McDonald’s, il ne me faudrait pas plus de cinq minutes pour saisir au sein de quelle type communauté de quartier je me trouve. Je ne cherche pas là à dédaigner les efforts de McDonald’s, mais si on offre à des gens un unique décor standardisé, ils trouveront du sens et y feront communauté. J’ai vu des choses formidables se produire dans des McDonald’s.

Dans la partie Nord de Milwaukee, le quartier traditionnellement noir, se trouve un McDonald’s servant de point de rencontre aux personnes âgés. À partir de 23h, ils s’emparent de l’avant du restaurant, et deux gars débarquent, tous deux DJs d’un spectacle de blues. La plupart des noirs âgés de Milwaukee sont originaires du Mississippi. Et donc cette superbe musique traditionnelle, le blues, résonne dans le McDonald’s. Si vous voulez assister à l’un des meilleurs concerts blues aux États-Unis, allez au McDonald’s de North Avenue à Milwaukee, installez-vous et écoutez les CDs que passent ces gars. Ils font de ce restaurant le leur, ils lui donnent un sens avec leur musique. C’est merveilleux, et encore une fois, représentatif de cette communauté Africaine-Américaine et originaire du Mississippi. J’ai vu d’autres McDonald’s où des gens se retrouvaient pour étudier la Bible, et certains où l’on jouait aux dominos. Ces restaurants sont devenus, effectivement, des espaces publics.

Avec son histoire remplie de ségrégation sociale et raciale, y a-t-il jamais eu un « espace public » aux États-Unis ?

Je répondrais par l’affirmative. Je ne veux pas survendre la diversité que l’on peut observer dans les McDonald’s : ces restaurants ne représentent que leur quartier. Ainsi, dans les quartiers noirs, on retrouve essentiellement des noirs, dans les quartiers blancs, des blancs et dans les quartiers majoritairement riches, on y rencontre des riches – et c’est le même problème chez McDonald’s. Un restaurant situé dans un quartier pauvre offrira moins de choix et de services.

C’est triste de constater que, dès le matin, les groupes qui se forment se ségrèguent eux-mêmes, avec une table pour les Blancs et une table pour les Noirs. Une fois de plus, c’est représentatif de problèmes plus vastes propres à notre pays. En aucun cas, ce processus n’est voulu ou encouragé par McDonald’s. Il se met en place naturellement, de la même manière que s’installent les disparités entre quartiers.

Pour moi, une question plus intéressante serait de se demander pourquoi les gens préfèrent McDonald’s aux centres sociaux classiques. D’après ce que j’ai pu entendre, les bénévoles bien intentionnés de ces centres proposent les mêmes services que McDonald’s. Mais les gens n’y vont pas car ils s’y sentent jugés. Ils ont juste envie d’être tranquille, n’est-ce pas ? Donc ils n’ont pas envie qu’on leur dise ce qu’ils doivent manger : « Optez pour une alimentation faible en gras, arrêtez de manger de la viande. » Les gens veulent la paix, et McDonald’s incarne la franchise qui, de loin, est celle qui fiche le plus la paix à ses clients. Tu t’assois et tu fais ce que tu veux. J’ai même déjà vu des gens ramener leur propre nourriture.

Les bibliothèques sont-elles aussi des lieux où les gens se sentent jugés ?

Je pense qu’il y a trop de règles dans les bibliothèques. Il faut être calme. On sent bien qu’elles tolèrent moins de choses : on ne peut pas se lever et partir, comme ça, alors qu’à McDonald’s, on sort, on fume et on retourne à sa place. McDonald’s permet plus de souplesse que les bibliothèques. Je crois que d’une certaine manière, les bibliothèques ne veulent pas de ces populations. On ne peut clairement pas s’y attabler et débattre de politique entre ami·es. Du strict point de vue d’un sans-abri, les bibliothèques ont un pouvoir d’attraction identique aux McDonald’s, mais se montrent moins souples et tolérantes.

D’après vos enquêtes, à quoi ressemblerait un bon espace d’accueil pour ces populations ?

Si je devais créer une association à but non lucratif travaillant avec les populations que je connais le mieux, c’est-à-dire les toxicomanes sans-abris, j’aurai simplement une pièce avec des tables, des chaises, du wi-fi, un endroit pour recharger son téléphone et des toilettes. On servirait des sandwichs et du café sans poser de questions. On dirait seulement : « Entrez et vous échapperez à la canicule. » On proposerait des ordinateurs, avec usage limité dans le temps, pour s’informer. Les gens oublient que l’accès à l’information constitue un énorme challenge pour les personnes pauvres. Avoir un endroit où s’asseoir, recharger son ordinateur, utiliser son téléphone et bénéficier d’une connexion gratuite, c’est énorme. Et je ne parle pas d’un lieu où l’on prêche quoi que ce soit… juste d’un espace.

De plus, McDonald’s offre aux populations que j’étudie la possibilité de se retrouver en compagnie de l’Amérique mainstream : les familles, les cadres, et les employé·es – ceux qui travaillent sur place. C’est une manière de cohabiter, de manière assez égalitaire, quelque chose d’inenvisageable dans un lieu destiné aux sans-abris. McDonald’s permet en quelque sorte aux sans-abris de reconquérir une partie de la dignité induite par la fréquentation d’un espace public. C’est considérable.

Observez-vous une connexion entre les recherches que vous menez et le mouvement FightFor15$, cette lutte pour la revalorisation du salaire minimum pour les employé·es de fast-food ?

Politiquement, je suis socialiste. Mais j’essaye de ne pas trop m’impliquer, seulement parce que je considère qu’il s’agit de deux problèmes distincts. Cela dit, en tant que problème distinct, j’aimerais beaucoup voir le salaire minimum augmenté.

Pensez-vous que votre travail aille de concert avec cette lutte, dans le sens où vous essayez d’aider les Américain·es à envisager les fast-food comme faisant partie intégrante la vie des gens ?

Si une personne de gauche venait me voir pour m’interroger sur ce que j’ai appris, je répondrai que mon travail cherche à comprendre les gens que défend cette personne. Comprenez que lorsqu’on s’en prend à McDonald’s, ou à un Wallmart ou à n’importe quelle autre enseigne de ce type, on méprise une réalité vécue. Les endroits avec le plus de diversités aux États-Unis sont les Walmart et les McDonald’s. Je partage la colère de celles et ceux qui s’indignent de la manière dont McDonald’s rémunère ses employé·es, et comment notre société exploite ses travailleurs et travailleuses. Mais la réalité pour les Américain·es à faibles revenus, c’est qu’ils bénéficient aussi de ce que leur apporte McDonald’s, avec de la nourriture rapide et bon marché, et la mise à disposition d’un espace — ce qui est très important pour eux. Il faut faire la part des choses quand on s’intéresse à un problème.

Qu’est-ce qui fait qu’un restaurant soit meilleur qu’un autre ? Qu’est-ce qui marche et ne marche pas ?

Oubliez les télévisions avec le son : elles font fuir les client·es. Ce qui marche le mieux pour l’établissement des populations, c’est une organisation de l’espace laissant une aile de libre, un peu à l’écart des flux de circulation. De manière évidente, plus un McDonald’s est grand et plus ces populations trouvent des espaces où s’installer.

Ce qui fonctionne ou non dépend largement du public comme des employé·es. Si les employé·es s’investissent dans leur restaurant, ça marche. Si le turnover du personnel est élevé, l’inverse s’opère. Dans ceux que j’ai vu où les choses fonctionnaient bien, le propriétaire du restaurant s’implique beaucoup, tandis que dans les autres, les propriétaires envisagent leurs restaurants comme des rentes et n’y mettent jamais les pieds. Ceux-là périclitent. Le pire de tous les McDonald’s se trouve à Hunts Point dans le Bronx. Les managers se fichent des employé·es comme de la clientèle. Je suis perplexe de savoir que McDonald’s n’est jamais venu arranger la situation. C’est vraiment gênant. […]

Pouvez-vous me parler de la dernière personne que vous avez rencontrée à McDonald’s ?

Gloria Stapleton. Je l’ai rencontrée dans le New Hampton, chef-lieu du comté de Chickasaw, dans l’Iowa. Elle a 72 ans, des cheveux blonds coiffés en pointes – une femme hilarante. Elle et ses amies se retrouvent à une table de 11h à 17h, pour échanger des potins. Un jour, elle a voulu se faire des mèches noires, mais aucun des salons de la ville n’a accepté — ils lui disaient qu’elle ressemblerait à un putois, ce à quoi elle a répondu : « Mais je veux ressembler à un putois ! » Elle est un peu punk pour une femme de 72 ans, mais aussi adorable.

Son mari de 52 ans est mort quatre ans plus tôt. C’est une manière pour Gloria de surmonter le deuil. Sur les cinq femmes avec qui elle discute, quatre d’entre elles ont récemment perdu leurs maris. Elle m’explique que tout chez elle lui rappelle son mari. Alors pour sortir de la maison, elle va au McDonald’s. Elle connaît tout le monde, client·es, employé·es. Par bien des aspects, c’est un nouveau chez elle.

  1. « McDonald’s: you can sneer, but it’s the glue that holds communities together », The Guardian, 8 juin 2016.