18 octobre 2018

« Aïoli ! » : fragments de Plaine en lutte Une semaine de résistances populaires contre la gentrification à Marseille

Déjà une semaine que les travaux ont commencé sur la Plaine, place populaire du centre-ville de Marseille livrée aux appétits gentrificateurs de la mairie. Face aux opposant·es, la police a déployé les grands et brutaux moyens pour protéger les visées de l’équipe municipale. Avec en point d’orgue la triste journée de mardi, qui a vu des dizaines d’arbres se faire tronçonner et les flics s’en donner à cœur joie. Mais la Plaine n’a pas dit son dernier mot. Loin de là.

Photos : tomagnetik

Vidéos : Primitivi

À Marseille, la bande au maire Gaudin rêve très fort de transformer le centre-ville en désert lisse, dépouillé de ses populations indésirables (alias les pauvres), priées de céder leurs places aux touristes et aux CSP++. Annoncé en 2015, le projet de requalification de la populaire place Jean-Jaurès, dite « la Plaine », en est une parfaite illustration. L’objectif : une « montée en gamme » du lieu, à base de colifichets sauce aménagement-du-futur. Le coût : 20 millions d’euros. Aux manettes : la Soleam, une société d’aménagement publique. Après une concertation-mascarade et la mise aux arrêt forcée du grand marché qui l’animait trois fois par semaine, les travaux, censés durer au minimum deux ans et demi, ont commencé jeudi dernier. Et c’est peu de dire qu’ils sont contestés.

(Pour plus de précisions sur le projet, consulter le dernier numéro du très précieux Journal de la Plaine, téléchargeable ICI)

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Mardi 16 octobre en fin d’aprèm, y a pas à tortiller, c’est pas la joie sur la Plaine. L’atmosphère est tout ce qu’il y a de plus mortifère, comme si la défaite était déjà entérinée. Le bilan n’est pas folichon. Trente-huit arbres tronçonnés à la va-vite 1. Une répression sauvage, à base de gazages vicieux, d’os cassés (quatre blessés graves) et d’interpellations violentes (huit pour cette seule journée, dont cinq prolongées d’une garde à vue). Une place dévastée, jonchée de gravats, de grilles défoncées, de troncs et de branches. Et des yeux rougis, par les larmes, les gaz, la rage.

Dans la tête, en pagaille, des images de guerre. Cette amie plus toute jeune molestée par les flics lors d’une charge, puis emportée par les pompiers sur une chaise roulante, le visage aussi blanc que ses cheveux – verdict : clavicule explosée. Ces arbres défoncés au bulldozer ou à la tronçonneuse, sous les huées et lamentations des opposant⋅es. Ces membres du GIPN, robocops-in-black encore plus flippants que les CRS, descendus en rappel de l’immense échelle des pompiers pour évacuer des camarades perchés dans les arbres 2. Ces cowboys patibulaires de la Bac coursant de la Plaine au cours Julien un malheureux qui avait osé bousculer une pauvre palissade sans défense. Cet autre ami venu en tongs, à la cool, traîné par terre par les baqueux pour un motif futile, direction le commissariat. Et toutes ces trognes de CRS affichant leur hargne, leur plaisir d’user de la gazeuse et leur mépris atavique pour ce qui ne symbolise pas l’ordre triomphant.

Oui, en fin de journée, il y a matière à se lamenter. Tentation pessimiste en bandoulière : « À quoi bon ? » Voire : « Les lisseurs-en-chef ont gagné la partie, file-moi une corde, qu’on en finisse. »

Mais le soir venu, alors que le crépuscule aplanit la place, l’ambiance bascule clairement. Après une assemblée générale en plein air pas si défaitiste, et une fois les flics repartis, un vent de révolte bon enfant s’invite parmi les présent·es. Comme s’il s’agissait de reprendre la main sur les événements, de proclamer qu’ils et elles ne sont pas totalement paralysé·es par la furie policière – et même : pas du tout.

Ce sont d’abord les pelleteuses et les algecos qui écopent, recouverts des troncs et branches jonchant le sol – végétalisés diraient ces buses d’architectes-paysagistes de la requalification urbaine. Puis les palissades posées deux jours plus tôt le long de certaines parties de la place prennent la voie des airs. Et enfin, clou du spectacle, le gros stock de palettes laissé là pour ceinturer la place le lendemain prend feu, offrant un bûcher expiatoire aux irréductibles – militant·es, jeunes du coin, habitant·es dégoûté·es par le spectacle de leur place dévastée, badaud·es rigolard·es.

Alors, observant le spectacle des flammes illuminant les environs depuis le fameux Bar de la Plaine, pastaga à la main, on se dit qu’il reste de la ressource. Et que le pessimisme n’est pas de mise. Depuis le début des travaux jeudi dernier, les ravages ont certes bien avancé, à coups de matraques et de pelleteuses. Mais en réveillant dans le même temps les élans et espoirs de tout un quartier, soudant les habitué·es d’un espace qui depuis Mathusalem a pris l’habitude de fonctionner à sa guise. Comme dit la chanson si souvent entonnée dans nos rangs, « Mais à la Plaine on résiste on perdure / dans tous les bars chez tous les maraîchers / le peuple ici a toujours la peau dure / non jamais vous ne nous ferez plier ».

« La Plaine, c’est pas le Vieux-Port, cousin, on va pas se laisser faire », balançait dans l’aprèm un « jeune-à-capuche » à un CRS. Il y a de ça. Comme une impression de fourmillement bordélique qui finit par prendre sens et se dresser contre l’envahisseur quand ça compte vraiment. En voici quelques aperçus pris sur le vif.

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Fragments de Plaine en lutte

Bambins vénères

Mardi soir, dans l’aire de jeux de la Plaine, une petite troupe d’enfants délaisse les occupations habituelles pour se focaliser sur une construction collective. Leur matériel : les pavés récoltés quelques jours plus tôt lors du tout premier round des travaux, quand les machines envahisseuses furent bloquées par diverses barricades. Et les chérubins de les entasser pour participer à la lutte, reproduisant à leur manière une réaction instinctive de rejet. Les legos, c’est has-been.

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Copains-copines des arbres

Dès le mardi matin, plusieurs courageux et courageuses avaient bravé la pluie et l’horaire ultra-matinal pour grimper dans les arbres qu’ils et elles tenaient mordicus à défendre, occasionnant des retards conséquents et l’intervention du duo pompiers-GIPN. Certain·es avaient prévu la chose à l’avance. Mais d’autres l’ont joué spontané, à l’image de ce passant découvrant la dévastation en cours et grimpant illico sur un arbre, passant la journée sur une branche. Les plus bravaches ont déjà annoncé avoir tout prévu pour y rester un bail, à l’image de P., content d’annoncer à la cantonade qu’il est muni d’un petit réchaud pour le kawa du matin – on n’est jamais trop prudent·e.

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Aïoli

Il a beau parfois légèrement perturber les assemblées par ses interventions volubiles et anisées, K. est un membre à part entière de la lutte. C’est même l’une de ses figures de proue. Au point d’avoir popularisé l’un des cris de ralliement des opposants, ce cri qui ponctue nombre de ses propres envolées : « Aïoli ! » Mardi soir, devant le bûcher des vanités aménageuses, son mot d’ordre courait de groupe en groupe. Et une banderole à l’entrée du parc annonce encore aujourd’hui cette même recette opposée à leurs manigances : « Aïoli ! » Quoi que cela puisse vouloir dire…

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Melting-potes

Bien sûr, il y a parmi les troupes s’opposant au projet des gens plus ou moins militants, plus ou moins radicaux. Tout le monde n’est pas sur la même longueur d’ondes. Des citoyennistes côtoient des lecteurs et lectrices de Bakounine. Des écologistes focalisé·es sur la sauvegarde des arbres beuglent l’hymne du mouvement, « Touchez pas à la Plaine », à côté de vénères anti-capitalistes moins végétalo-centré·es. Déjà une belle alliance. Mais le début des travaux a également rallié au mouvement des personnes moins politisées, notamment des habitant·es de tous âges révulsé·es par la défiguration de leur environnement. La première blessée de la journée du mardi fut ainsi une passante bien sapée, en tailleur rouge – poussée par les CRS alors qu’elle les filmait, elle a écopé d’un pied et d’un bras cassés. Pour le reste, les (plus ou moins) petit·es jeunes du coin, abonné·es aux tables de la Plaine et aux sessions pétards, tiennent à apporter leur écot. Jusqu’à intervenir en AG pour inciter la troupe à continuer le boulot et remercier les incarcéré·es pour les risques pris. Sans oublier d’alpaguer bruyamment les pandores – sans doute la première fois qu’ils se voient qualifier de « Foutus tox’ ».

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Mamies émeutières

Les aînées observant les scènes des derniers jours et la violence policière déchaînée tiennent pour certaines un discours gaillard et incendiaire. « Il faut que les jeunes mettent des cagoules et brûlent tout », assure l’une d’elles. « Ça me rappelle la guerre et les miliciens », estime une autre. Qui ajoute : « Il faudrait leur couper la tête. Et inventer un vaccin antirésignation. » Et une troisième, plus modérée, mais bigrement avisée, en observant les agissements de la Bac :  « Ne leur parlez pas. Ils sont très énervés et pleins de haine ces gens-là. On ne sait pas de quoi ils sont capables 3. »

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Scoop ! Tapie rejoint la ZAD

On pourrait penser que La Provence, canard régional du coin et propriété du beurkifiant Bernard Tapie, porterait un regard biaisé sur les derniers événements (à l’image de l’AFP, qui dans son fil évoque une place livrée aux « punks à chien », version reprise par ces mange-morts du Figaro). Sauf que non. Les localier·es en charge du dossier se montrent inhabituellement neutres, évoquant notamment les violences policières et le caractère fort divers de la lutte. Et n’hésitent pas à dégommer les mensonges des aménageurs et aménageuses. Dans son article du mercredi 17 octobre, une journaliste épingle ainsi la déclaration ahurissante de la Soleam, selon laquelle les arbres coupés le mardi l’ont été parce qu’ils étaient « malades », d’un : « Il y en a peu ici pour le croire ». Sous-titre implicite : « Vous vous foutez pas un peu de la gueule du monde, les busards ? » Et d’illustrer l’article d’une photo fort parlante d’une jeune fille en pleurs prostrée sur le tronc d’un arbre tombé au champ d’honneur.

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Boulot bâclé

Les ouvriers chargés des travaux ont jusqu’ici reçu un accueil oral mitigé. Qu’ils installent des palissades ou tronçonnent des arbres, ils sont soumis à un feu nourri de remarques, où se mêlent propositions de dédommagements financiers en cas d’arrêt, moqueries et noms d’oiseaux. Certains auraient fait valoir leur droit de retrait – on les comprend. D’autres persévèrent, parfois bravaches, parfois honteux 4.

Quoi qu’il en soit, les petites mains de la Soleam se distinguent par deux traits caractéristiques. Primo : leur travail de cochon (un manchot tronçonnerait mieux que ça, andouilles). Secundo : les conditions déplorables dans lesquelles ils exercent leur boulot. Pas de protections EPI 5 pour les bûcherons, yeux exposés aux étincelles pour les meuleurs, peu de casques ou de chaussures de chantier, etc. Comme s’ils venaient bosser en short. Que fait l’inspection du travail ?

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Vigie-pirate

À l’extrémité nord de la Plaine, côté rue Saint-Savournin, une petite structure de bois a été posée sur un kiosque marquant l’entrée de l’espace accueillant tables, bancs et parties de pétanques, à quelques mètres de hauteur. Une installation ayant permis le déploiement de quatre grandes banderoles signifiant vertement aux intéressé·es que la place restera occupée. Ce mardi soir, quelques apprenti·es Mac-Gyver s’escrimaient avec un grand rouleau de cellophane pour offrir un toit sommaire à celles et ceux qui voudraient s’y jucher dans les moments chauds. L’effet produit est particulièrement réjouissant, comme si l’on était un bienheureux jambon-beurre à l’abri des intempéries.

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Appel à l’homme en vélo

Depuis le début de la semaine, un individu étrange et dégingandé juché sur un mini-vélo électrique sillonne régulièrement la Plaine, slalomant entre opposant·es et flics. Il transporte parfois dans son porte-bagages avant une petite enceinte diffusant de la musique, notamment des tubes sauce eighties. S’il nous lit, ce message lui est destiné : Serait-il possible de monter le son ? Merci.

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Plaine de messages

Au lendemain du tronçonnage, la plupart des proclamations écrites (banderoles, affiches ou tags) étaient encore en place. Et puisque la gente policière, à l’heure où ces lignes sont écrites (mercredi 17 octobre au soir) a fait davantage profil bas, de nouvelles sont apparues, fruits notamment d’un atelier collectif. Parmi les nombreuses envolées, citons celles-ci :

On ne partira pas ! »

« 20 millions d’euros, le désert le plus cher du monde ! »

« Les arbres coopèrent, pas nos élus »

« Sauvez la Plaine, mangez un CRS ! »

« Faites-nous rêver juste une fois ! »

« Ici, on massacre à la tronçonneuse ! »

« Gardaram la plana »

« Ce qui se décide sans le quartier se fait contre lui »

« Éteins ta télé, allume la Plaine ! »

Liste très loin d’être exhaustive.

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L’agent beige

Un mur, c’est rarement beau. Sauf s’il s’orne de créations. Et cela fait un bail que ceux des environs de la Plaine se distinguent par leur générosité, recouverts qu’ils sont de tags, affiches et messages personnels. La transcription visuelle du joyeux bordel de la Plaine. Sauf que depuis quelques temps, la mairie envoie quotidiennement au turbin les employés d’une entreprise appelée Pizzorno. Leur tâche : recouvrir d’une peinture beige uniforme et dégueulasse tout ce qui sort des clous. Opération enlaidissement, évidemment liée au projet de la Soleam, dont l’aseptisation est le mot d’ordre.

Il y a cependant des résistances. En témoigne ce récit d’une habitante des environs, fort représentatif de l’ambiance du moment : « Je dois dire que j’en étais presque désolée pour le monsieur de Pizzorno, avec qui je venais d’avoir un échange plutôt sympathique. Je lui avais dit en avoir ras-le-bol du beige, que c’était absolument triste, et il avait proposé de me dégoter une autre couleur. Quelques minutes plus tard, alors que le peintre avait laissé son véhicule ouvert et sans surveillance, un passant s’est saisi d’un seau de peinture (beige évidemment) et l’a déversé sur le pare-brise, avant de se barrer en courant. Mon voisin pharmacien est sorti, outragé, constater les dégâts. Quant à l’agent beige, il est resté hébété un moment avant d’appeler à la rescousse la seconde équipe, celle qui karchérise les affiches. »

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Les magnolias prennent position

Mercredi 17 octobre au soir, ça drache à mort. Sous les petites bâches posées dans le square, on se réchauffe autour d’un café. Une opposante désigne l’un des quatre gigantesques magnolias qui trônent au centre de la place, géants bienveillants. « T’as vu, il fleurit. »

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Alors que cet article est envoyé à la rédaction de Jef (jeudi matin), les travaux ont repris sur la place, sous la supervision du contenu d’une quinzaine de cars de CRS. Des opposant·es sont sur place depuis l’aurore, déterminé·es à mettre des bâtons dans les chenilles de l’ogre aménageur – certain·es seraient en train de déclamer Surveiller et punir de Foucault aux pauvres CRS. Et d’autres prévoient déjà un grand match de foot in situ pour la fin d’aprèm.

Après une semaine de lutte locale, les opposant⋅es espèrent qu’il y aura du monde venu d’un peu partout ce samedi pour la grande manifestation nationale, organisée sous l’intitulé « La plaine, tout un symbole – pour des villes vivantes et populaires ».

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Grande manifestation ce samedi 20 octobre à 14h, départ du Vieux-Port. Et à 18h, grand banquet autogéré sur la Plaine !

Plus d’infos sur Marseille Infos Autonomes.

  1. Dont sept tilleuls qui n’étaient pas dans les plans annoncés par la Soleam. Le projet déposé prévoit l’abattage de 90 arbres, clairement identifiés, et ceux-ci n’en faisaient pas partie. Une plainte en justice a été déposée par l’Association La Plaine sans frontières.
  2. « C’est le tournage du dernier Besson ? », s’est enquis un passant.
  3. Trois citations recueillies par le crew Petit Dragon, chaleureusement remercié.
  4. Spéciale dédicace au très jeune conducteur de bulldozer blanc comme un linge qui a accompli son taf en mimant l’indifférence. Si besoin, on lui paye des lexomils.
  5. Équipements de protections individuelles, la base.