15 février 2018

« La maternité est comme un tabou, même dans les mouvements féministes » Post-porno, grossesse et plaisirs : entretien avec Maria Llopis

Traduit du catalan par Angelina Sevestre
Texte original : « Maria Llopis: “La maternitat és un tabú dins els mateixos moviments feministes” » El Crític, 2 mai 2017
Illustrations : Judy Chicago.

Maria Llopis est une activiste féministe connue pour son travail dans le post-porno, mouvement artistique qui cherche à réinventer les formes de la pornographie à l’aune des lectures féministes, queer et transexuelles pour y remettre du politique. Avec son corps, Llopis explore les domaines de la performance, de la photographie et de la vidéo, dans le but d’élargir les possibilités de la sexualité et du désir. La post-pornographie et la maternité sont, pour cette artiste, deux luttes indissociables qu’elle aborde dans son dernier ouvrage, Maternidades subversivas (Maternités subversives, Txalaparta, 2015). Entretien autour du féminisme, des sociétés matriarcales et de l’éducation : notre émancipation passe aussi par un combat pour une maternité heureuse.

Tu es connue pour ton activisme féministe et ton approche artistique du post-porno. Qu’est ce qui t’a amenée à développer cette approche ? Comment appréhendes-tu le post-porno ?

Enfant, je rêvais d’entrer aux Beaux-Arts, où j’ai plus tard travaillé sur la sexualité et le féminisme. Puis je me suis intéressée à la pornographie et au post-porno sous toutes ses formes. Pour moi, le travail réalisé pour mon livre Maternidades subversivas relève également du post-porno, car c’est un travail autour des sexualités, du féminisme, des transféminismes, du queer… Le livre participe à l’élargissement du champ de notre sexualité ainsi que de celui du plaisir. Partant du constat que bien souvent la pornographie conventionnelle nous oppresse, le post-porno revendique le plaisir dans la pluralité, la possibilité de nous extraire des normes, de la façon dont nous sommes censé·es vivre et exprimer la sexualité ou les identités de genre.

Le post-porno tend-il donc à déconstruire le porno conventionnel ?

Le post-porno consiste plus précisément à subvertir le monde de la pornographie. Il nous pousse à repenser notre désir et nos fantasmes, en refusant de figer les manières de les éprouver. Mon ami Tim Stüttgen 1 affirmait que, devant une œuvre post-porno, une question surgit en parallèle de l’excitation : « Qu’est-ce qui est en train de se passer, là ? » Selon lui, un moment post-pornographique est à chaque fois l’occasion de réexaminer notre propre désir. Habituellement, quand on est en présence d’une représentation explicite de la sexualité, on se dit juste : « C’est du porno. » Mais le porno, c’est autre chose : une industrie bien huilée, bien organisée et qui brasse beaucoup d’argent. Je n’ai personnellement jamais travaillé dans ce que l’on entend habituellement par pornographie. Dans une entreprise, je veux dire. J’ai essayé quelques fois, mais ça n’a pas marché. J’ai fréquenté les squats ou les centres artistiques, mais jamais l’industrie pornographique. Mon travail s’est plutôt concentré sur le monde artistique et l’activisme : j’ai fait des performances, des vidéos et des photos.

Dans ton article « Le porno que nous méritons » 2, tu formules le souhait que la pornographie devienne « ce qu’elle aurait toujours dû être, soit un jeu qui réponde à notre curiosité naturelle pour l’exploration ». Comment le post-porno peut-il influer sur la pornographie mainstream, afin que celle-ci devienne « ce qu’elle aurait toujours dû être » ?

En créant de nouveaux modèles. Une culture aussi visuelle que la nôtre manque de nouveaux modèles visuels. On ne montre que certaines pratiques et d’une manière très codifiée ; il faut de la variété dans la représentation, et montrer ce qui est occulté par exemple.

Les spectacles post-porno nous montrent des situations que nous n’avons pas l’habitude de rencontrer au quotidien… Pourrais-tu nous en donner un exemple ?

Une femme qui se masturbe et éjacule en éclaboussant le public. Si bien que l’on peut se trouver dans des situations inconfortables, mais pas plus qu’au cours d’une performance artistique traditionnelle. On est mal à l’aise quand Marina Abramovic [performeuse serbe] met un pistolet chargé sur une table, s’assoit et dit « Faites ce que vous voulez ». C’est un peu la même chose.

Amarna Miller, une célèbre actrice porno dit que le post-porno devrait être considéré comme de l’« art ou un discours politique, mais pas comme de la pornographie, sa finalité n’étant pas l’excitation » 3. Qu’en penses-tu ?

Je vois une différence fondamentale : c’est l’argent. La pornographie est un business, on produit un film pour qu’il soit vendu et qu’il rapporte. Le post-porno, ce n’est pas ça, il n’y a pas de marketing, pas de bureau ; c’est une pratique artistique et activiste dotée d’un discours politique qui interroge l’industrie du porno. Le point de départ est très différent, l’objectif aussi. Ce sont des voies complètement parallèles. Mais je suis d’accord avec elle, la finalité du post-porno, ce n’est pas l’excitation – même s’il arrive qu’il la produise.

Le porno conventionnel est-il plus fondé sur la recherche de l’excitation masculine ?

Le porno conventionnel cherche à vendre, c’est tout. Quand le porno pour femmes est apparu, le business s’y est engouffré. Le porno conventionnel se fout de tout, il n’a pas de finalité politique ; donc s’il peut faire de l’argent en vendant une catégorie de films spécialement faite pour les femmes, il produira ce type de films. Et c’est tout. Avant, c’étaient les hommes qui avaient accès à la pornographie, puisque traditionnellement, c’étaient eux qui consommaient ce produit. Maintenant, les femmes aussi y ont accès, alors on crée des produits qui les attirent.

Il existe un courant féministe qui voit la pornographie comme de la propagande sexiste, ou comme un instrument perpétuant la mainmise sexuelle des hommes sur les femmes. L’activiste nord-américaine Robin Morgan a même dit :« Le porno est la théorie, et le viol la pratique . » Au sein des mouvements féministes, les opinions sont-elles contrastées sur la pornographie ?

Ce que tu relèves est une conception qui valait surtout dans les années 1970 ; aujourd’hui, ce discours est un peu dépassé. Ces dernières années, le monde du post-porno s’est fait une place, et, heureusement, il existe une grande diversité d’opinions sur le sujet. Qu’il y ait des gens qui n’aiment pas le porno ou les performances post-porno, ça ne me dérange pas le moins du monde. Moi non plus, je n’aime pas le porno en général, tout comme j’aime bien certains styles de cinéma et pas d’autres, ou certains styles de pratiques sexuelles… Et qui sait, peut-être que le mois prochain, je trouverai quelque chose qui ne me plaira plus, et j’arrêterai de faire ou de regarder ce que j’aimais avant… Embrassons la diversité ! Tout ceci vaut également pour ce qui est de la maternité : il faudrait accoucher comme ceci, éduquer comme cela, allaiter, ne pas allaiter… Ça suffit ! Il faut que chaque personne puisse vivre sa sexualité, sa maternité, l’éducation de ses enfants et son allaitement comme elle l’entend, qu’on respecte ses choix et qu’on la soutienne. Là est la question fondamentale. Il peut y avoir des gens en désaccord avec certaines pratiques, mais ça ne doit brimer personne.

Tous tes ouvrages, avant Maternidades subversivas, traitaient du post-porno. Celui-ci parle de la maternité. Pourquoi as-tu déplacé ta focale? Quel lien fais-tu entre ces deux combats ?

Maternidades subversivas vient du post-porno. Sans cette pratique, l’ouvrage n’aurait pas pu exister : 80 % des personnes interviewées dans le livre ont été rencontrées dans ce cadre. Durant toutes les années où j’ai travaillé dans la post-pornographie, le thème de la maternité restait toujours en marge, comme si c’était un tabou au sein des mouvements féministes dans lesquels j’évoluais, de la lutte queer au post-porno… La maternité n’intéressait personne. Ainsi, ai-je créé une sorte de « catégorie à part », à partir de laquelle est né Maternidades subversivas, où je classais tous les thèmes qui m’intéressaient. Quand j’ai eu mon fils, j’ai tout réuni et publié ce livre. Ce que je veux dire, c’est que j’aurais pu le faire il y a dix ans : ce n’est pas particulièrement lié à ma maternité. J’avais déjà réfléchi à la manière de faire cet ouvrage, j’ai juste eu à entrer en contact avec les personnes que je voulais interviewer et finaliser le projet.

Comment se fait-il que le thème de la maternité reste en marge jusqu’au sein même des mouvements féministes ?

Cela fait partie du travail domestique, thème aujourd’hui laissé de côté, non seulement par le féminisme, mais aussi par toute la société. Le travail non rémunéré qu’exerce la majorité des femmes a toujours été considéré comme secondaire parce qu’il ne produit pas de marchandise, la seule valeur reconnue dans le capitalisme. Mais dans le même temps, il produit ce qui est le plus important pour la continuité de la vie. Voilà pourquoi je pense que le jour où les femmes au foyer obtiendront la reconnaissance de leur travail, ce sera la fin du capitalisme. C’est un système qui tient parce que le travail domestique est réalisé gratuitement par les femmes ; si elles s’arrêtaient, tout volerait en éclats. Une des personnes interviewées dans mon livre souhaiterait que les femmes soient payées pour tomber enceintes, accoucher et élever les enfants. Si on calculait la valeur économique réelle de ce travail… quand on pense que les gens touchent un salaire pour travailler huit heures par jour… comparé au travail domestique, c’est ridicule. Une mère est présente vingt-quatre heures par jour, sept jours sur sept, et passe des nuits sans dormir !

Tu as beaucoup écrit sur les sociétés matriarcales, et plus particulièrement sur les Moso, au sud-ouest de la Chine, ou les Minangkabau, qui vivent à Sumatra. Peut-être que je me trompe, mais il me semble que ce sont deux exemples très anecdotiques…

Les sociétés matriarcales ne sont pas un conte utopique, ni une idée datant des dinosaures ; c’est une réalité qui est malheureusement très invisibilisée, laissée de côté et attaquée. On a toujours mis des bâtons dans les roues aux Moso, et le gouvernement chinois a essayé de mettre fin à leur système d’organisation sociale.

Comment se structurent ces différents types de société ?

Pour ce qui est des Moso, les femmes ont leur propre chambre et reçoivent qui elles veulent quand vient la nuit. Elles peuvent n’avoir qu’un seul amant pendant des années ou en changer chaque nuit, mais chacun⋅e vit dans sa propre maison. Voilà l’organisation des Moso, mais il y a beaucoup d’autres types de sociétés matriarcales, le point commun étant, pour moi, la priorité donnée au bien-être de la communauté, et surtout, des enfants. La maternité biologique n’est pas importante. Nous autres restons très attaché⋅es au fait que notre enfant soit notre enfant biologique, le sang de notre sang.

Dans mon livre, j’ai recueilli une histoire que je raconte parfois. Elle parle d’un missionnaire canadien qui reprochait aux Indiens de baiser allègrement avec tout le monde. Un jour, il leur dit : « Ne vous rendez-vous pas compte, vos enfant pourraient ne pas être vos enfants ? » Ce à quoi un Indien lui répond : « Tu dis n’importe quoi, tous les enfants de notre tribu sont nos enfants. » C’est une très belle leçon de paternité. Qu’est-ce que ça peut faire que mon enfant vienne de mon sperme ou de celui d’un autre ? C’est d’autant plus sensible que ce sujet comporte d’autres enjeux de taille, comme celui du contrôle de la sexualité des femmes.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

Pour qu’un homme puisse savoir qui est son enfant biologique, la femme lui doit fidélité. Aussi oblige-t-on cette dernière à un seul type de pratiques sexuelles, très limité, pour pouvoir assurer « l’honneur » de l’homme. Ce qui en découle, dans notre société, c’est que si l’enfant n’est pas son enfant « biologique », l’homme peut dire « ce n’est pas à moi, donc je ne vais pas m’en occuper, c’est un bâtard ». Dans une société telle que chez les Moso, les enfants sont élevés dans la maison de celles qui les ont engendrés, avec leurs frères et sœurs ou leurs grand-mères. Les figures paternelles de l’enfant sont ses frères. À bien y réfléchir, mon frère est le seul homme à n’avoir aucun doute que mon enfant soit de son sang, si c’est vraiment important, alors que mon compagnon doit me faire confiance ou faire un test ADN. À ce propos, le journaliste argentin Ricardo Coler a entendu cette phrase d’un homme moso : « Soyez assurés que j’aime mes enfants comme si c’était mes neveux.  » Tu saisis la logique ?

À partir de notre société patriarcale où, comme tu disais, on décide implicitement de la sexualité des femmes même quand on parle de paternité, est-il possible d’envisager une société matriarcale ?

S’il est possible de mettre fin au capitalisme patriarcal ? J’espère que oui, mais je ne sais pas comment. Voilà pourquoi mon ouvrage s’appelle « Maternités subversives », parce que chaque pratique et chaque tentative de sortie du système est un pas en avant… mais je ne sais pas si pour tout changer, il ne vaudrait pas mieux poser une bombe !

Tu évoques la paternité collective ou la co-éducation, et justement, il y a quelques mois, au cours d’une interview sur Catalunya Ràdio, la députée de la CUP 4 Anna Gabriel a évoqué cette idée, pas aussi explicitement que toi, mais ses propos ont tout de même généré beaucoup de polémiques…

C’est un peu comme tous les sujets de mon livre : on croit que ce sont des idées nouvelles, mais on n’a rien inventé. Il y a toujours eu des gens qui ont élevé leurs enfants collectivement, il y a toujours eu des pères et des mères transexuel·les, des gens pour s’éloigner de la sexualité coïto-centrée, phallo-centrée, parce que nous sommes des milliards et que nous n’aimons pas tou·tes les mêmes pratiques. L’hétérosexualité est une invention sociale, elle n’existe pas par nature. De la même manière, il y a toujours eu des accouchements orgasmiques. La question est de savoir si on l’occulte ou si on en parle.

À ce propos, une personne raconte dans ton livre la découverte de sa sexualité pendant son accouchement, sous un angle jamais soupçonné auparavant.

C’est ce que je disais : il y a des femmes qui vivent des accouchements orgasmiques, et c’est un thème complètement tabou ; mais quand tu commences à en parler, tu te rends compte ça arrive… Ce n’est pas très fréquent, malheureusement, mais ça arrive.

Je dirais même que ça entre en contradiction avec les récits d’accouchements que j’ai entendus dans mon entourage. Généralement, la douleur est omniprésente dans les témoignages

C’est en partie dû au fait que si tu racontes une expérience positive, c’est comme si tu « trahissais », d’une certaine manière, les femmes qui ont eu des accouchements douloureux. C’est quelque chose de très secret, on n’en parle pas. Il y a des femmes qui vivent des accouchements extatiques sans avoir d’orgasme ; je veux dire que les orgasmes ne sont pas obligatoires pour avoir un accouchement excellent et agréable. Mais c’est sûr que si tu te retrouves face à des femmes qui ont vécu des violences obstétricales, qui ont eu un accouchement de merde, qui ont souffert… ce n’est pas simple de raconter que tu as, pour ta part, ressenti du plaisir. Il y a une sorte de tabou entourant les accouchements heureux. J’en ai vu, et lorsqu’ils sont orgasmiques, c’est hallucinant. Gynécologiquement, il y a une explication. En fait, c’est même assez logique, et pour une raison physiologique, tous les accouchements devraient être orgasmiques. L’ocytocine, qui est l’hormone du plaisir que l’on sécrète au moment de l’orgasme, est aussi secrétée en quantités extraordinaires au moment de l’accouchement ou de l’allaitement. Maintenant, imagine que tu es en train d’avoir une relation sexuelle, et que tout d’un coup apparaisse une personne en blouse blanche disant « Chambre 550, apportez-moi les ciseaux ! » Il est très probable que cela coupe ton plaisir et que tu ne jouisses pas. Pour un accouchement, c’est la même chose.

Tu dis aussi que l’allaitement peut être heureux…

Il faudrait qu’il le soit. Le problème, c’est que différents facteurs entrent en jeu. C’est comme pour le sexe : on n’éprouve pas forcément de plaisir à chaque relation sexuelle. Parce qu’il y a plein de facteurs qui s’entremêlent. Physiologiquement, nos corps sont faits pour cela, pour avoir une relation sexuelle et pour jouir, de la même manière que nous sommes faites pour éprouver du plaisir en donnant le sein et en accouchant, même si c’est entouré d’un énorme tabou social et culturel qui fait qu’on n’en parle pas. Quand on pense qu’il n’y a pas si longtemps, on croyait que les femmes ne pouvaient pas ressentir de plaisir sexuel ; que le plaisir était l’affaire des femmes de mauvaises vie… Alors bon, accepter qu’il existe des accouchements orgasmiques, je crois qu’on peut toujours attendre. Nous n’y sommes pas encore. Pour le moment, c’est vraiment sujet à controverse.

Tu as recueilli beaucoup de récits de femmes sur la maternité… Et toi, comment la vis-tu ?

Si j’avais su plus tôt que c’était aussi génial, j’aurais eu Roc à mes 16 ans. Tous les discours que j’avais entendus étaient du type : « N’aie pas de bébé, ta vie sera finie, tu ne pourras plus rien faire. » Au contraire, j’ai plutôt eu le sentiment que j’ai commencé à faire ce que je voulais en devenant mère. La maternité m’a beaucoup apporté ; je suis devenue une personne meilleure. Elle m’a enseignée précisément à déterminer ce que je voulais, quand et comment, et m’a donné ma place dans la vie. C’est mon expérience personnelle, et je peux tout à fait comprendre que d’autres ne l’aient pas vécu de le même manière. Il faut savoir aussi que je suis devenue maman à 38 ans, je me suis beaucoup protégée et, malgré tout, j’ai été agressée par le corps médical. Je pense que si on vit une grossesse marquée par des violences obstétricales et sans soutien post-natal, c’est normal que l’on regrette d’être tombée enceinte. C’est parfaitement normal, puisque tu finis par même regretter d’être en vie ! Mais bon, le problème ne vient pas du bébé, ne nous y trompons pas. C’est comme pour le viol : le problème ne vient pas du sexe en soi, mais de l’usage qu’une autre personne fait du sexe, et de la violence qu’elle exerce et que nous subissons. En ce qui concerne la maternité, les femmes sont victimes d’une violence très brutale. Voilà pourquoi je pense qu’il est préférable de devenir mère quand on est un peu plus âgée, comme ça, il est plus facile de se défendre contre les agressions extérieures. C’est très triste que nous ayons à vivre la maternité de cette manière.

Tu te montres très critique envers la pratique gynécologique. Sur ton blog, tu écris que les médecins « traitent les femmes comme de simples récipients abritant un fœtus », et que, quand une femme est enceinte, « elle est infantilisée et on nie l’état sexuel dans lequel elle se trouve »...

Je suis très critique envers le système médical en général, qui est souvent excellent pour les urgences, mais désastreux dans les autres domaines, et plus particulièrement dans ceux qui ont à voir avec la grossesse, l’accouchement et l’allaitement, lors desquels les femmes sont vraiment maltraitées. Cet état est systématiquement médicalisé et on profère des énormités sous couvert de la science. Moi, j’en ai marre d’écouter des énormités.

De quel type ? Tu dis, par exemple, que les gynécologues conseillent de ne pas avoir de relations sexuelles pendant la grossesse…

Il y a sûrement des situations exigeant l’interdiction des relations avec pénétration, je ne le remets pas en question. Simplement, on est à nouveau dans la question de la définition de la sexualité : on dirait qu’il n’y a rien en dehors de la sexualité phallocentrique, alors que ça devrait être une expérience beaucoup plus variée. L’un des points de départ du livre est aussi la nécessaire redéfinition de la sexualité à partir d’une perspective plus large, qui considère par exemple la grossesse comme un autre stade sexuel. Il y a les seins, les tétons, les organes génitaux qui s’enflamment ; ça peut rendre la jouissance encore plus intense… La grande majorité des femmes voient leur potentialité sexuelle décupler pendant leur grossesse, mais peut-être n’ont-elle pas envie de coucher avec leur partenaire, ce qui est bien entendu à respecter. Le problème, c’est que l’on associe la sexualité avec la pénétration, le pénis dans le vagin, et que, tout ce qui sort de ce cadre n’appartient plus à la sexualité. Au cours de l’allaitement, qui consiste en la succion du téton, on sécrète beaucoup d’ocytocine, et c’est aussi un type de sexualité agréable. Ce n’est pas extraordinaire, ce n’est ni de la magie ni de l’ésotérisme, c’est scientifique. Évidemment, si on a des soucis tels que des crevasses douloureuses aux tétons, ce ne sera pas la même chose. Mais c’est comme quand on a une infection vaginale nous empêchant d’avoir des relations sexuelles, ceci dit, ce n’est pas pour cela que l’on considère que le sexe en général n’est pas agréable.

Dans Maternidades Subversivas, tu traites aussi des fausses-couches. Tu en a vécu deux et tu fais quelques recommandations aux femmes concernées, recommandations qui n’ont rien à voir avec celles d’un rendez-vous médical. Que proposes-tu ?

Ce n’est pas tout à fait ça. Dans mon livre, il y a bien un guide à consulter en cas de fausse-couche, à partir duquel j’insiste sur le fait que si chaque femme vit la sexualité et l’accouchement de façon différente, il en va de même pour la fausse-couche. Par exemple, j’en ai vécu deux, je suis tombée enceinte, et quand je me suis rendue à la première consultation de suivi de grossesse, le cœur de l’embryon ne battait plus – ce qui allait provoquer, tôt ou tard, son expulsion. On voulait m’hospitaliser et m’opérer pour me l’enlever, mais j’ai refusé, j’ai dit que je voulais rentrer chez moi, et j’ai attendu que mon corps l’expulse une fois qu’il serait prêt à le faire. J’ai beaucoup apprécié ces deux expériences. Ceci dit, je comprends tout à fait les femmes qui préfèrent une intervention médicale ; ce qui me gêne c’est qu’on ne nous laisse pas le choix, qu’on nous dise que l’hospitalisation immédiate est la seule option, et qu’on nous traite de folles ou d’écervelées si l’on s’y oppose. Ce guide a été fait pour les femmes qui ne souhaitent pas passer par un établissement médical, pour qu’elles sachent comment réagir.

Peut-on parler de conventions hermétiques et rigides, de la grossesse à l’accouchement voire jusqu’à l’allaitement ?

Les conventions nous régissent dès la naissance. Il faut vivre selon des canons préétablis. C’est une pression qui commence dès la première minute de notre vie : on nous impose une manière de faire les choses, de vivre les choses, de les ressentir et de les apprécier. La maternité est un stade parmi les autres, la misogynie intervenant en plus.

Raconter la maternité et tout ce qui y est lié selon le point de vue que tu décris est-il en soi une subversion ?

Je pense que la subversion réside dans le fait de décider de vivre la maternité de la façon dont on la sent, et de se battre pour son plaisir, pour une maternité heureuse. C’est d’ailleurs ce que défend le post-porno à propos de la sexualité. Si tu as des organes génitaux comme ceci, tu dois être une femme, tu dois aimer les hommes, ta sexualité doit être comme cela, tu dois désirer tel style de corps, tu dois vivre la maternité et l’éducation de tes enfants de cette façon-là, etc. Quand on y pense, c’est un modèle très restrictif, tout ce qui le dépasse est tabou, toute tentative d’y échapper est jugée.

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Merci à Diane Saint-Réquier pour nous avoir mis sur la piste de ce texte. Il devrait également être publié prochainement dans le fanzine de l’indispensable association Polyvalence, projet militant de diffusion de témoignages illustrés sur le corps, la sexualité et contre les violences.

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  1. Auteur, journaliste et performeur du mouvement queer et antiraciste allemand décédé en 2013. Son travail peut être consulté ici (Ang.).
  2. « El porno que nos merecemos », eldiario.es, 18 nov. 2012.
  3. « Postporno: un altre porno (activista i feminista) és possible », La Directa, Marta Molas, 1er juillet 2015.
  4. Candidatura d’Unitat Popular, parti catalan d’extrême gauche et indépendantiste.