10 janvier 2017

Jaroslav Hašek Vie et œuvre d’un anarchiste alcoolique

Traduit par Émilien Bernard
Article original de la revue anglaise Strike !

Qui n’a pas lu Jaroslav Hašek (1883-1923) est un sagouin. C’est ainsi. Pas de discussion. D’autant que l’écrivain pragois a eu l’élégance de laisser une œuvre de taille modeste, essentiellement couchée dans Le brave soldat Chvéïk et ses déclinaisons (Nouvelles aventures du soldat Chvéïk et Dernières aventures du soldat Chvéïk1). L’affaire de quelques heures de lecture. Lâchez donc vos écrans et filez fraterniser avec ce bon Chvéïk. En guise d’apéritif, voici un joyeux éloge au fondateur du « Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi ».
 
Cet article est initialement paru dans le premier numéro de Jef Klak, « Marabout », encore disponible en librairie.

Pour être franc, sa vie fut un vrai désastre. Certains l’ont catalogué comme pur bolchevique, mais c’était avant tout un bolchev-hic. Ses années de jeunesse furent difficiles et il se débrouilla pour que les choses empirent progressivement. Du temps où il publiait deux journaux anarchistes à Prague, il fit en sorte qu’une cinglante polémique les oppose. Il édita également le prestigieux magazine Animal World, dans lequel il inventait des animaux fantastiques et mettait en vente des chiens « de race » qu’il avait auparavant volés dans les rues. Son unique œuvre, Le brave soldat Chvéïk, fut en majeure partie rédigée alors qu’il était ivre. Au vrai, c’est une recension délabrée de récits d’ivrognes glanés dans les bars. Une recension classée dans la liste des cent plus grands livres du siècle dernier. Voilà comment ce vil bohémien qu’était Jaroslav Hašek mena sa vie et son œuvre.

Hašek était par essence anarchiste et rétif à l’autorité. Il fut actif de 1906 à 1909 dans le mouvement anarchiste tchèque, mais se vit expulsé d’un collectif parce qu’il avait troqué le vélo du bureau contre de la bière. Autre exploit : il mena une grève des employés du tramway sans jamais avoir travaillé dans cette branche. Il fut également arrêté pour avoir jeté une pierre sur un policier durant une émeute. Lors du procès, il se défendit en expliquant qu’au cours des événements il avait repéré un fossile très rare traînant au sol. Craignant qu’il soit perdu – ou pire, utilisé comme projectile – il l’avait alors projeté par-dessus un mur pour le sauvegarder. C’est ainsi qu’il avait malencontreusement heurté un inspecteur de police.

Alors que sa fiancée le présentait à son éventuel futur beau-père quelque peu inquiet, Hašek lui assura qu’il venait de décrocher un emploi stable. « Quel est le salaire ? », s’enquit l’homme. « Deux litres de bière par jour », lança-t-il joyeusement.

L’un des plus beaux faits d’armes de Hašek fut la création – en compagnie de quatre amis artistes – du « Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi2 » en vue des élections au conseil de Prague de 1911. La ville faisait partie de l’Empire austro-hongrois et une censure très stricte s’y appliquait, mais Hašek parvint à la contourner en fondant un parti revendiquant une modération poussée à l’extrême. Ses réunions publiques étaient joyeusement chaotiques. Elles se tenaient immanquablement dans des bars et étaient surveillées par des espions du gouvernement, qui espéraient y récolter des preuves de subversion.

« Que pensez-vous de La Couronne ?  lui demanda un jour un agent, dans l’espoir que Hašek se trouverait forcé de critiquer ouvertement l’Empereur.
C’est un excellent établissement, répondit-il. J’y bois fréquemment3.Pourquoi le portrait de l’Empereur est-il retourné contre le mur ? , s’enquit un autre. Sa réponse :
Pour éviter qu’une mouche ne lui chie dessus, ce qui pourrait conduire certaines personnes à des remarques inappropriées. »

Alors que des foules affluaient aux meetings nocturnes, Hašek promit un jour, sans vraiment réfléchir à la portée de ses termes, de dévoiler lors de la prochaine réunion une liste de vingt élus municipaux ayant assassiné leur propre grand-mère. Le soir en question, la tension était à son comble, d’autant que des policiers et des officiels s’étaient joints à l’immense assemblée. Hašek s’était mis dans un beau pétrin. Mais ses amis vinrent à sa rescousse.

Avant que Hašek ne se lance, le « Président du Parti » (poste qui n’existait pas) expliqua d’une voix grave qu’une question urgente se posait, et qu’elle devait être discutée prioritairement selon un point de la constitution du Parti répertorié à la « Section 35, sur l’agriculture » (il n’y en avait pas non plus). « Quelle est votre position sur le syndrome pieds-mains-bouche ? », lui demanda-t-il. « Voilà une question d’une stupidité extraordinaire, répondit Hašek, mais à laquelle il me faut répondre. » Il parla ensuite pendant 89 minutes des ravages de cette maladie sur le bétail dans les empires ostrogoth et wisigoth, avant de conclure sa démonstration en affirmant que l’unique porteur de ce syndrome à l’heure actuelle était le maire de Prague. Il fallait d’ailleurs fournir de toute urgence à ce dernier dix galons de bain de bouche à la créosote. La foule quitta le bar, en quête de créosote… et du maire.

Le jour même de l’élection, et seulement quelques minutes après l’ouverture du scrutin, ses partisans commencèrent à coller des affiches clamant une victoire écrasante de Hašek. Les votants se voyaient conviés au pub servant de QG au parti, afin de célébrer la victoire. Ils furent des centaines à s’y rendre. Finalement, un policier fit son entrée et demanda à Hašek de retirer les affiches. Ce dernier offrit une accolade à l’humble agent de police, lui annonça qu’il faisait de lui son chef de la police et triplait son salaire actuel, puis le renvoya à son devoir.

La suite de sa vie fut tout aussi extraordinaire. Conscrit au sein de l’armée austro-hongroise, il fut capturé par les Russes. Après la révolution d’Octobre, il s’enrôla brièvement dans la Légion tchèque puis dans l’Armée rouge, au sein de laquelle il atteignit rapidement le rang de Commissaire politique, avant de reprendre la route de Prague en 1920. Les trois années suivant son retour, il mena une existence de vagabond, rédigeant des récits sur des bouts de papier qu’il perdait immanquablement. Le lendemain, il demandait aux gens s’ils se rappelaient de l’histoire qu’il leur avait racontée la nuit précédente. Il buvait des quantités d’alcool prodigieuses. À l’époque de sa mort, en 1923, il pesait près de 140 kg. Il fallut démolir un mur de sa maison pour emporter son corps.

Il était cependant parvenu à écrire le récit des aventures du « Brave soldat Chvéïk », qui semblaient remarquablement similaires à ses propres pérégrinations. Par sa pratique d’une forme de sagesse indexée sur la folie et d’une obéissance surjouée à l’autorité, Chvéïk est le personnage de roman le plus anarchiste et subversif de l’histoire. Voici un exemple tiré du premier chapitre :

Le propriétaire de la taverne locale fréquentée par Chvéïk tente toujours d’éviter toute conversation avec lui – il craint d’être surveillé par des agents de police. Un jour, Chvéïk entre dans le bar et se voit saluer ainsi par la patronne en pleurs :

« Après votre départ, mon mari a été arrêté pour subversion. Il a été condamné à dix ans de prison voilà une semaine. 
– C’est une excellente nouvelle
 , rétorque joyeusement Chvéïk.
En quoi donc est-ce une bonne nouvelle ?
Eh bien, il a déjà tiré une semaine de sa peine. »

En septembre 2000, j’étais à Prague lorsqu’éclatèrent les émeutes contre la Banque mondiale et le FMI, en compagnie de Jane Nicholl et de Martin Wright. Nous nous étions rendus au très touristique Chalice, l’un des innombrables pubs où Hašek avait ses habitudes. En quittant les lieux, nous avons entendu des volées de gaz lacrymogène et repéré de la fumée provenant des combats de rue. Alors qu’on se précipitait pour y prendre part, j’ai ramassé une pierre, et l’ai rapidement inspectée pour voir si un fossile s’y accrochait.

  1. Disponibles en livre de poche, chez Folio.
  2. Pour en savoir plus, lire Histoire du Parti pour un progrès modéré dans les limites de la loi, par Jaroslav Hašek, publié chez Fayard en 2008.
  3. Hašek répond ici via un jeu de mot sur le nom, très répandu pour un pub, « The Crown », qui peut se traduire par « La Couronne ».