23 octobre 2015

Trouble dans le tango 1/2 S'en remettre aux pas de l'homme

Traduit par Marc Saint-Upéry

Dans les cours de tango et les milongas1 du centre-ville de Buenos Aires, au moment de montrer aux femmes comment évoluer sur la piste, enseignants et danseurs leur expliquent qu’elles n’ont pas besoin de connaissances ou de compétences spécifiques : c’est l’homme qui se charge de tout. Quelle est donc la distribution des rôles et des savoirs dans la pratique du tango ? L’anthropologue María Julia Carozzi analyse les mécanismes de construction de l’ignorance des femmes dans les milieux tangueros.

Texte extrait de Aquí se baila el tango, Una etnografía de las milongas porteñas (Ici on danse le tango, une ethnographie des milongas de Buenos Aires), 2015, éditions Siglo XXI, republié en ligne sur Anfibia2.

Jef Klak publiera dans la foulée un autre texte en complément de celui-ci : « Tango Queer. Nouvelle danse, nouveau monde ».

Été 2006. Il y a à peine quelques mois qu’Anibal Ibarra a été suspendu de son poste de maire de Buenos Aires, mis en cause par la justice pour négligence dans l’incendie tragique de la discothèque República Cromañón. Il a été remplacé par le maire adjoint Jorge Telerman. Le VIIIe Festival de Tango de Buenos Aires, dont les activités se répartissent sur cinquante-sept sites de la capitale argentine, a pour siège central la halle Dorrego, un immense hangar appartenant anciennement au quartier de classe moyenne Colegiales et aujourd’hui plus ou moins annexé par Palermo, une zone encore plus chic et en proie à la spéculation immobilière. Jadis un marché, la halle Dorrego abrite aujourd’hui toute une série d’activités culturelles sous l’égide de la municipalité de Buenos Aires. À l’occasion du festival, l’espace y est divisé entre un bar, des étals commerciaux, une scène et une piste de danse. Après avoir fait le tour des lieux programme en main – comme l’année précédente, celui-ci a été publié en tant que supplément du quotidien Clarín –, je commence à observer la série de cours de tango gratuits et ouverts au public qui se succèdent sur la piste tout au long de l’après-midi. 

L’animateur d’une de ces classes est un chorégraphe et danseur renommé qui fréquente beaucoup les milongas ; il est fort apprécié des vieux milongueros pour savoir s’adapter aux exigences d’un espace restreint où le public circule à son aise, comme le veut la tradition. Juste avant le début de son cours, la foule des spectateurs grossit autour de la piste. À peine arrivé, le chorégraphe se saisit du micro et demande au public de reculer un peu pour lui faire de la place, afin que tout le monde puisse le voir. Il interpelle une jeune femme à l’autre bout de la salle : « Eh toi, là-bas ! » La jeune femme, qui arbore le T-shirt du festival et fait partie du personnel, esquisse un geste de surprise incrédule et répond d’une voix presque inaudible : «  Moi ?  » «  Oui, est-ce que tu sais danser le tango ?  » Avant même qu’elle ait répondu par la négative – qui oserait affirmer publiquement sa compétence en la matière, sachant que cela implique sans doute de devoir la démontrer sur le champ devant près de deux cents personnes ? –, le chorégraphe se dirige vers elle, la saisit par la main et l’entraîne au centre de la piste.

Dessinant de l’index des cercles dans l’air, il lève les yeux et demande à l’ingé-son de lancer la musique. Lorsque la sono commence à reproduire le tango « Todo » dans la version de l’orchestre de Di Sarli, il fait face à la jeune femme, lui entoure la taille du bras droit et, de son autre main, saisit la main droite de sa partenaire et la projette vers le ciel. Parachevant la posture typique du couple de tango, la fille pose sa main gauche sur l’épaule du danseur. Ils exécutent alors une série de pas, d’abord une caminata3, puis un giro4 qui oblige la jeune femme à croiser les jambes. On ne constate aucun faux pas, aucun déphasage entre les deux danseurs, ils évoluent parfaitement en rythme, le corps bien droit. En somme, un tango tout à fait acceptable. Avant la fin du morceau, le professeur exécute une dernière figure et s’arrête net. D’un geste, il demande à l’ingé-son de couper la musique, libère la jeune femme de son étreinte et la remercie. Après quoi il se tourne vers le public et lui adresse la parole : « Voilà, ça, c’était pour que les hommes comprennent que s’ils apprennent à bien danser, ils pourront faire danser n’importe quelle partenaire. Bien danser le tango, c’est ça : fréquenter une milonga, choisir une fille, n’importe laquelle, et la faire danser. » 

Pendant que le cours se poursuit, je vais trouver la jeune femme qui a quitté la piste pour retourner à son poste de travail. J’ai quelques doutes : ses mouvements étaient un peu trop bien exécutés pour une personne censée n’avoir jamais dansé le tango. « Excuse-moi, lui dis-je, est-ce que par hasard tu as déjà pris des leçons de tango ? » « Oui, répond-elle dans un souffle, j’ai suivi quelques cours.  » 

Une strophe de « Así se baila el tango », de Martinez Vila (Marvil) – peu connue parce qu’elle apparaît dans la deuxième partie de la chanson, qui n’est jamais chantée lorsque le thème est joué par un orchestre –, décrit les qualités de la partenaire féminine dans le couple de tango comme celles d’« une ombre qui toujours poursuit » son homme ou d’un « être dépourvu de volonté » :

A veces me pregunto si no será mi sombra que siempre me persigue o un ser sin voluntad, pero es que ella ha nacido así pa’ la milonga y como yo se muere, se muere por bailar…

Parfois je me demande si elle n’est pas mon ombre qui toujours me poursuit ou bien un être dépourvu de volonté, mais elle est née pour la milonga et, tout comme moi elle meurt, elle meurt d’envie de danser…

Ce tango date de 1942, et bien qu’il soit encore souvent dansé à Buenos Aires, il pourrait sembler anachronique de reprendre cette image pour décrire les femmes qui, pendant la première décennie du nouveau millénaire, ont fréquenté les milongas en tant que danseuses aussi bien qu’en tant que spectatrices. Et pourtant, la réalité ne semble guère avoir changé. Au dire même de nombre de milongueras chevronnées ayant suivi des cours de danse entre deux et sept ans d’affilée, l’ignorance féminine en matière de tango apparaît comme une condition nécessaire de la qualité de leur prestation. Interrogée à ce sujet, Marcela, qui fréquente le circuit des milongas depuis dix ans, affirme avec conviction : « Pendant longtemps, j’ai pris beaucoup de leçons, jusqu’au jour où je me suis rendu compte que, pour bien danser le tango, une femme doit simplement se laisser aller et suivre le mouvement. » Sandra, une autre milonguera encore plus expérimentée qui a commencé à apprendre le tango à l’âge de 15 ans et professe le style milonguero en enseignant tout à la fois « le côté de l’homme » et « celui de la femme », explique ainsi à ses élèves : « Avant, je croyais que la femme devait avoir certaines connaissances pour pouvoir danser. Maintenant, je sais que la femme n’a pas besoin de savoir quoi que ce soit, il faut juste qu’elle se relâche et qu’elle se laisse guider par l’homme. »

Contrepartie de cette nécessaire ignorance de la femme en matière de danse, il semble qu’on attribue à l’homme une espèce d’hypercompétence performative. Celui-ci est en effet censé être capable de « faire danser n’importe quelle femme » ; autrement dit, c’est l’homme lui-même qui produit le « bien danser » de sa partenaire. Dans des textes publiés il y a quelques années sur le site de son académie de tango, Susana Miller fait explicitement référence à cette division sexuelle des savoirs et des capacités d’agir, expliquant à ses élèves féminines que certains hommes ont le don de « les bien danser » (la bailan bien5). Par conséquent, d’après cette initiatrice distinguée de nouveaux milongueros, la femme est « dansée » par le mâle, elle est la dépositaire passive du talent d’un homme qui « la » danse. Prêtant l’oreille aux conversations des spectatrices assises aux tables situées en bord de piste, je les ai aussi souvent entendues dire qu’un homme talentueux peut « bien faire danser » n’importe quelle femme, même si elle n’a aucune expérience du tango.

Cette hypercompétence masculine prend parfois des traits à la limite du surnaturel. En 2001, on pouvait entendre dans les commentaires poétiques accompagnant les cours de tango diffusés par la chaîne câblée Sólo Tango que le couple de tango est « une créature à quatre jambes et une seule tête ». Et dans les classes de tango milonguero, il était fréquent d’entendre dans la bouche des enseignants cette phrase : « Pour danser le tango, les femmes doivent laisser leur cervelle sur la table de nuit. » La tête de la créature à quatre jambes est donc bien celle de l’homme, qui improvise et « conduit » les pas de danse.

Alors que toutes ces déclarations étaient le fait de femmes de même origine sociale que moi – étudiantes, professionnelles et artistes de classe moyenne ayant fait des études supérieures –, j’avais un peu de mal à les concilier avec ma propre perception du « bien danser » telle qu’elle découlait de mon expérience d’élève de cours de tango milonguero. À mon sens, la partenaire féminine devait posséder le minimum de compétence performative pour identifier – à chaque pas, et en déchiffrant les mouvements de torse de son partenaire masculin – quelle figure du répertoire chorégraphique celui-ci l’invitait à exécuter. De mon point de vue, pendant la durée d’une mesure de tango, une bonne danseuse est capable de décoder par simple contact avec la poitrine de son partenaire les infimes mouvements qui l’amènent à deviner par quelle figure elle doit répondre à telle ou telle incitation subtile et à l’exécuter avec grâce. Elle maîtrisera ainsi l’art de déplacer une jambe de concert avec sa jambe d’appui et de la reposer au sol en même temps que celle de son partenaire, sans la lever trop haut ni la laisser traîner, sans être en avance ou en retard par rapport à lui, sans se détacher de son torse mais sans l’étreindre trop fort, les bras complètement détendus, et sans perdre l’équilibre dans la foulée. Comme si ce n’était pas suffisamment difficile, il lui faudra suivre le rythme de la musique au moment d’exécuter les figures où la femme se déplace tandis que l’homme reste immobile, comme dans les différentes variantes d’« ouverture » et de « tour » (giro).

La marca comme savoir masculin exclusif

Observons brièvement la séquence des événements caractérisant une classe de tango milonguera de niveau avancé donnée par une représentante typique de la première génération d’enseignants et codificateurs du genre. Certes, la structure des leçons varie en fonction des enseignants, mais elles ont toutes tendance à suivre des séquences similaires. Dans une première phase, l’enseignante invite les étudiants à former un cercle et met en scène des exercices d’équilibre et de posture accompagnés par des instructions verbales. Les élèves l’imitent et, une fois ces exercices terminés, l’enseignante met de la musique et invite les participants à former des couples (hétérosexuels) pour danser. Ceux-ci s’exécutent en commençant à virevolter en sens inverse des aiguilles d’une montre. Au cours de leur performance, danseurs et danseuses s’en tiennent strictement au rôle que leur assigne leur genre.

Dans d’autres classes, au lieu de leur enjoindre aussitôt de danser, on incite les étudiants à marcher en cercle, toujours en sens inverse des aiguilles d’une montre, à se laisser pénétrer par la musique et à suivre le rythme que l’enseignant marque en claquant des doigts. Après quoi, la musique s’arrête, et si la classe est destinée à plusieurs « niveaux » (les élèves sont généralement distribués en trois groupes – débutants, intermédiaire et avancé –, mais certaines classes ne comprennent qu’un ou deux groupes de niveau), l’enseignant ou l’enseignante encourage les élèves à l’accompagner dans un autre local pour y suivre le reste du cours. Cela fait, il ou elle invite une assistante ou une élève avancée à exécuter le rôle de la partenaire féminine et se charge d’incarner l’homme en montrant une séquence de mouvements que le couple ainsi constitué répète deux ou trois fois. Les élèves sont ensuite eux-mêmes invités à former des couples et à danser deux ou trois tangos.

Au début, les couples se tiennent par les épaules, jusqu’à ce que l’homme se sente suffisamment en confiance pour étreindre sa partenaire par la taille (comme le veut le style milonguero) ou que l’enseignant lui demande de le faire. À ce stade, les hommes sont souvent enclins à tancer et à corriger leurs partenaires occasionnelles lorsqu’ils estiment qu’elles ne réagissent pas à leurs initiatives par des mouvements appropriés. Pendant ce temps, l’enseignant ou l’enseignante arpente la piste de danse, répond à des questions, dissipe des doutes et corrige les mouvements des hommes, se mettant parfois à la place de leur partenaire féminine pour mieux les orienter. De son côté, son assistant se charge de corriger les mouvements des femmes.

Ensuite, l’enseignant ou l’enseignante ordonne qu’on arrête la musique ; il ou elle invite les hommes à se ranger derrière lui ou elle et à imiter la séquence apprise au début du cours, en leur indiquant les changements de poids et de direction, ainsi que le niveau de tension à donner au bras droit et le type de mouvement qu’ils doivent exécuter pour obtenir de leur partenaire la réponse souhaitée. C’est ce qu’on appelle la marca, ou guidage. Pendant ce temps, les femmes restent debout autour de la piste et observent l’exercice. Il arrive aussi qu’elles pratiquent la séquence qui leur correspond sous la direction de l’assistant, lequel corrige leur posture, leurs mouvements et leur équilibre corporel, mais sans jamais faire référence à la marca réservée aux hommes.

La musique reprend et les hommes sont invités à « prendre » une femme et à pratiquer diverses figures. Tout le monde danse en sens inverse des aiguilles d’une montre en suivant le bord de la piste. Tout au long du cours, tous les deux ou quatre tangos, on enjoint aux participants de changer de partenaire.

Dans les classes de tango milonguero dirigées par les codificateurs du genre, les élèves femmes ne reçoivent jamais aucune indication explicite sur la façon dont elles doivent répondre aux mouvements de leurs partenaires masculins. En revanche, on enseigne généralement à ces derniers à pratiquer la marca sous les yeux des femmes : à tel mouvement ou à tel niveau de pression est censé répondre tel ou tel mouvement du corps et des jambes de la danseuse. Pour les femmes, l’apprentissage de la réaction motrice adéquate passe avant tout par l’imitation des assistants qui assument le rôle de la femme lorsqu’ils dansent avec l’enseignant ou l’enseignante. Elles peuvent aussi extrapoler leur rôle à partir des instructions données aux hommes. Ainsi par exemple, lorsqu’on enseigne aux hommes qu’à la fin d’un « rebond » sur le côté, s’ils donnent une tension soutenue à leur bras droit, leur partenaire est censée réagir en croisant les jambes, elles en déduisent la réaction appropriée. Et puis, il y a tout simplement l’apprentissage par essai et erreur, qui consiste à se laisser corriger par les hommes lorsqu’elles se trompent.

Cette façon d’enseigner le tango laisse une certaine spontanéité aux mouvements des danseuses, mais elle est aussi souvent accompagnée – en particulier dans les classes de niveau débutant et intermédiaire – par des remontrances émises par les hommes à l’adresse de leurs partenaires et par des marques de surprise, voire de colère, lorsqu’elles ne réagissent pas comme ils le désirent : « Pourquoi tu n’as pas croisé les jambes ? » « Pourquoi tu n’as pas tourné ? » Il est tenu pour évident que la femme doit toujours exécuter le mouvement complémentaire de celui de son partenaire. Lorsqu’elles dansent avec un inconnu, les élèves femmes ont tendance à ne pas répondre à ces reproches et continuent à pratiquer jusqu’à ce qu’elles arrivent au but désiré. En revanche, quand les deux partenaires se connaissent intimement, ce type de réprimandes donne souvent lieu à des querelles pouvant les inciter à abandonner la classe de tango pour préserver l’harmonie du couple.

Tout en étant peu à peu assimilé dans la pratique, le savoir reste donc largement inconscient. Ce sur quoi se concentrent les enseignants, que ce soit en parole ou par l’exemple, c’est le « savoir mener » (saber llevar) ou le « savoir guider » (saber marcar) de l’homme, jamais celui que les femmes doivent acquérir pour pouvoir décoder la marca, ainsi définie comme propriété exclusive des hommes.

Puisque la marca régit la coordination des mouvements respectifs des hommes et des femmes, on constate dans les classes de tango une nette division sexuelle du contenu de la pédagogie explicite. D’un côté, on a le domaine de connaissance spécifique des femmes, qui se réduit à la position du corps, à son équilibre et à la qualité du mouvement. De l’autre, on a celui des hommes, qui inclut tout à la fois leurs propres mouvements, ceux des femmes et la relation entre les deux. Voici la description de ce type d’enseignement que fait Gloria, une amie avocate qui suit des cours de tango depuis le milieu des années 1980 : « La femme, il faut juste qu’elle se relâche totalement et qu’elle se livre à son partenaire, qu’elle se laisse aller complètement. Mais pour y arriver, il lui faut d’abord apprendre à marquer le pas, à faire passer son poids d’une jambe à l’autre et à danser sur la pointe des pieds sans trop s’arrimer à l’homme, parce qu’en fait, tu t’appuies juste sur la pointe d’un pied, pendant que ton autre jambe est en l’air en train de virevolter et d’exécuter des figures bizarres. Bref, c’est un équilibre assez fragile, alors c’est important d’être solidement ancrée sur ta jambe d’appui, d’être bien plantée, comme ça, pour faire un bel ensemble avec ton partenaire… »

Ainsi, la femme qui danse bien le tango « sait » se tenir en équilibre sur une jambe, elle sait se relâcher et se laisser guider, mais elle n’est pas censée savoir décoder les mouvements de son partenaire et y répondre de façon adéquate.

Il s’ensuit que les femmes s’ennuient souvent en cours et se plaignent d’avoir toujours à apprendre la même chose – posture, équilibre et qualité du mouvement. Toutefois, l’invisibilité absolue dans lequel la pratique pédagogique (qu’elle soit gestuelle ou verbale) maintient le savoir implicite des femmes n’offre aucun espoir de surmonter cet ennui. Tout ce qu’une élève femme peut souhaiter, c’est passer à un niveau plus avancé où les hommes seront censés avoir une meilleure compréhension de leur propre rôle et sauront les « guider » dans l’exécution de figures plus complexes et plus intéressantes. C’est ce dont témoigne ce message posté sur Facebook par une élève d’une classe de tango milonguero : « Vive les bons danseurs, quand j’ai un type comme ça comme partenaire, je ne danse plus, je vole… merci ! »

Cette absence de pédagogie explicite concernant le rôle de la femme ne caractérise pas seulement les classes de tango milonguero, mais aussi d’autres styles. Voilà ce qu’en dit sur son site web une Américaine adepte du « nouveau tango », qu’elle a étudié en Argentine. Elle recourt à la terminologie américaine, qui ne fait pas la distinction entre hommes et femmes, mais entre « leaders » et « followers » : « En tant que follower, j’entends constamment les leaders parler du talent époustouflant de telle ou telle femme, en expliquant à quel point elle danse de façon “fluide” et “naturelle”, “comme une plume”, sauf qu’ils ne te disent jamais comment il faut faire. » (TangoForge, consulté le 14/11/2013).

Légèreté et ornement

D’une femme qui réagit sur le champ et correctement aux mouvements de son partenaire, on ne dit pas qu’elle sait bien danser, mais qu’elle est « légère » (liviana). Le sens de ce terme n’est pas évident pour les débutants ou pour les non-initiés, qui pourraient en conclure qu’une femme « légère » est forcément petite et mince. Dans les classes et autour de la piste de danse, en revanche, on apprend qu’une femme « légère » est une danseuse qui réagit rapidement et de manière appropriée aux mouvements de son partenaire. En lieu de quoi, une femme est « lourde » lorsqu’elle tarde à réagir correctement, quel que soit son poids par ailleurs. Dans les conversations entre danseurs, on appelle ce type de partenaires féminines des « meubles » ou des « frigos », avec des phrases du genre : « Je suis pas là pour déplacer les meubles » ou « Laisse tomber cette meuf ; elle est canon, mais c’est un frigo. »

Le lexique de la lourdeur sanctionne non seulement les femmes qui sont lentes à réagir faute de compétences cinétiques, mais aussi celles qui, en exerçant une pression sur leur partenaire avec la poitrine, impriment leur propre rythme à la danse – défiant ainsi le contrôle du mâle – lors d’une caminata, par exemple, ou d’un ocho arrière6. Les femmes « lourdes » entravent la liberté d’improvisation chorégraphique de leur partenaire masculin et sa capacité de danser à son rythme. Or, légères ou lourdes, les femmes sont de toute façon définies comme des corps inanimés, des objets qui doivent être déplacés par les hommes : elles ne se meuvent pas d’elles-mêmes, elles ne dansent pas, elles sont « menées » par leur partenaire.

En outre, on appelle toutes les figures étrangères à la performance chorégraphique du seul homme « ornements » (adornos) ou « fioritures » (arreglos). Plus généralement, tout ce que la femme fait lorsqu’elle ne se contente pas de se laisser « mener » par son partenaire, ou lorsqu’elle ne le « suit » pas – lorsqu’elle ne répond pas à ses mouvements – n’est pas décrit par le verbe « bailar » (danser), mais par « adornar  » (orner, décorer). Dans les classes mixtes où ces figures additionnelles sont enseignées (certains enseignants les excluent totalement), on apprend que les adornos féminins doivent rester imperceptibles au partenaire masculin et que la danseuse doit les exécuter sans interférer avec le rythme que ce dernier imprime à la danse. Autrement dit, les adornos doivent s’insérer discrètement dans les interstices que leur laisse le danseur.

Le vocabulaire même des cours encourage donc un aveuglement sélectif aux aptitudes que les femmes mettent en œuvre lorsqu’elles dansent. Si l’on ajoute à cela le caractère inconscient qui caractérise en général toute aptitude motrice à partir d’un certain niveau de virtuosité, tout contribue à l’idée que la femme, lorsqu’elle danse le tango, doit juste se laisser aller et suivre le mouvement.

Qui danse ?

Le caractère inconscient des aptitudes motrices est le résultat d’une série de processus d’apprentissage à travers la pratique. Comme l’explique l’anthropologue Paul Connerton, dans How Societies remember (Cambridge University press, 1989) : « Le fait que les pratiques d’incorporation aient longtemps été négligées en tant qu’objets d’attention interprétative explicite n’est pas tant dû à une lacune spécifique de l’herméneutique qu’à une caractéristique propre de ces pratiques. Car, comme nous l’avons vu, il s’agit précisément de pratiques qui ne peuvent pas être mises en œuvre sans une diminution du niveau d’attention consciente que nous leur prêtons. C’est ce que nous enseigne l’étude des phénomènes d’habituation. Toute pratique corporelle, qu’il s’agisse de la nage, de la danse ou de la dactylographie, exige pour être convenablement exécutée toute une chaîne d’actions interconnectées et, pendant les premiers exercices, la volonté consciente devra choisir entre un certain nombre d’options erronées ; mais grâce à l’habitude, chaque événement finira par entraîner automatiquement l’exécution de l’événement qui doit nécessairement lui succéder sans que le sujet ait besoin de discriminer entre plusieurs options et sans recours à la volonté consciente. »

En d’autres termes, l’acquisition d’une compétence exige en premier lieu un apprentissage souvent laborieux au cours duquel le sujet vérifie en permanence les procédures et les étapes nécessaires à sa mise en œuvre efficace ; il s’agit d’identifier tout à la fois les erreurs possibles pour les éliminer et les éléments de réussite pour pouvoir les mémoriser et les renforcer. Une fois garanti le succès de la performance, le processus s’automatise à travers la répétition ; celle-ci permet d’oublier, pendant son exécution, les étapes conscientes franchies pendant la phase d’apprentissage. Cependant, le fait que le déploiement de telle ou telle compétence finisse par être considéré ou non comme une conséquence de la formation initiale du sujet dépend des spécificités du processus de transmission et d’acquisition de la dite compétence.

Dans les enseignements destinés aux classes de niveau moyen de Buenos Aires, qu’il s’agisse de danse classique et contemporaine, de danses liées aux rituels de possession d’origine afro-brésilienne ou de cours de tai-chi-chuan, c’est à partir de l’observation et de la répétition de séquences de mouvements similaires que le débutant apprend à répondre à certains stimuli auditifs ou cinétiques – et ce sans que le circuit entre stimulus et réaction affleure à la conscience de l’exécutant. L’incorporation automatique des aptitudes qui conduisent les sujets à se mouvoir correctement sans aucune intervention de la volonté explicite est la condition même de toutes ces pratiques, qu’il s’agisse de « danser », d’« accueillir une entité spirituelle » ou de « se mouvoir à partir de son centre ». Cependant, les causes spécifiques auxquelles les sujets attribuent ces expériences sont différentes dans chacun des cas et dépendent des pratiques verbales et linguistiques mises en œuvre dans les différents contextes d’enseignement.

Ainsi, les adeptes de la danse classique et moderne affirment parfois que leur performance, une fois la chorégraphie assimilée et incorporée, semble émerger directement de la musique ou du public, tout en insistant toujours sur l’importance de la formation propre et de l’effort personnel en tant que conditions préalables et nécessaires de ce sentiment. Cette efficacité de l’entraînement permettant d’atteindre l’expérience d’être « porté » par la musique – ce qui suppose une certaine automatisation de la pratique – est réitérée dans les contextes d’enseignement. En revanche, les pratiquants du tai-chi affirment souvent que le mouvement émerge de leur « centre », lequel est relié à l’« énergie cosmique universelle », et que le rôle des classes de tai-chi est simplement de permettre à cette énergie de circuler. Cette attribution de la causalité reflète le vocabulaire utilisé pendant les classes, qui demande aux élèves de focaliser l’attention sur le tan-tien, un point proche du nombril, et sur la circulation de l’« énergie ».

De leur côté, les participants des cérémonies religieuses afro-brésiliennes affirment que c’est leur Orisha ou une divinité du panthéon Umbanda qui les possède et se manifeste en dansant, inspirant les mouvements de leurs corps pendant certaines phases du rituel. Ce sont ces entités spirituelles qui sont invoquées tout au long d’un processus qui va de l’adhésion à un temple à la participation à ses rituels en tant qu’initié. Lorsqu’ils attribuent à différents agents intra ou extracorporels la responsabilité de leurs comportements gestuels automatisés, les sujets font référence aux différents types de formation qui caractérisent ces diverses disciplines et aux objets ou aux personnes qui focalisent leur attention pendant leur pratique.

Victimes d’une forme d’inattention sélective au savoir accumulé pendant leur formation, les milongueras de Buenos Aires qui ont appris à bien danser attribuent leur réactivité automatique aux stimuli moteurs de leurs partenaires masculins non pas à leur pratique soutenue, mais au savoir-faire de ces partenaires. Après des années d’entraînement pendant lesquelles elles ont incorporé à force de mimétisme et de pratique les compétences qui nourrissent cette réactivité, elles exécutent leur performance sans aucune intention consciente, entièrement concentrées sur la musique et le mouvement, et affirment ne pas avoir besoin de savoir quoi que ce soit pour danser. Car telle est la conviction de Sandra et Marcela – citées au début de ce chapitre – qui, auparavant, croyaient nécessaire de devoir apprendre quelque chose, mais « savent » aujourd’hui qu’il leur suffit de se relâcher et de se laisser guider par leurs partenaires.

 

Traduction originale pour Jef Klak, en copublication avec le site Amphibie France.

 

NdT : L’article original comprenait un système de renvoi vers un index bilbiographique que nous avons choisi de supprimer dans la traduction, par mesure de lisibilité. Cet index se trouve à la fin de l’ouvrage Aquí se baila el tango, Una etnografía de las milongas porteñas (éditions Siglo XXI), dont est extrait le texte traduit.

 

  1. La milonga est un local traditionnel ou l’on danse le tango. Le terme peut aussi désigner l’événement lui-même (le fait de se réunir pour danser le tango), ainsi qu’un certain style de musique et de danse. L’adjectif correspondant est milonguero/milonguera (propre à la milonga).
  2. Anfibia est un magazine numérique argentin lancé en mai 2012 qui publie des reportages au long cours. Il a été fondé par l’Universidad nacional de San Martín, avec le soutien de la fondation Nuevo Periodismo Iberoamericano, créée à l’initiative du romancier Gabriel García Márquez.
  3. La caminata est une marche qui accentue volontairement les temps forts de la musique.
  4. Tour à droite ou à gauche. Le tour peut être celui de la femme autour de l’homme, de l’homme autour de la femme ou des deux autour de l’axe qui les sépare. Il est effectué avec la réalisation d’une combinaison de pas avant, pas arrière, pas latéraux et « pivots » (rotations effectuées sur place).
  5. Tout le sel de cette expression est lié au fait que, tout comme en français, le verbe « bailar » (danser) n’est pas transitif en espagnol.
  6. Le ocho (huit), avant ou arrière, est une figure chorégraphique exécutée par les femmes qui consiste à enchaîner des pas « pivots » grâce auxquels les pieds de la danseuse semblent dessiner l’image d’un huit sur le sol.