25 avril 2015

« Les voix comme des messagères » Entretien avec Magali Molinié sur les mouvements d’entendeurs de voix

Dire que l’on entend des voix, c’est souvent mettre un pied dans l’hôpital psychiatrique – or cela concernerait une personne sur dix. Enseignante à l’université Paris 8-Saint-Denis et à la Cornell University aux États-unis, Magali Molinié, psychologue de formation, a décidé de prendre au sérieux les entendeurs de voix. Plutôt que d’imposer un savoir universitaire et des catégories psychiatriques pour établir des diagnostics médicaux, elle participe à la création de groupes de personnes partageant une même expérience de perceptions inhabituelles et y faisant face ensemble. Ces groupes renouent avec des pratiques alternatives à la médicalisation psychiatrique, jusqu’à parfois faire de leurs voix des alliées précieuses.

Ce texte est extrait du numéro 1 de la version papier de Jef Klak, « Marabout », toujours disponible en librairie.

 

Télécharger l’article en PDF

 

Comment vous êtes-vous intéressée à l’entente de voix ?

Au cours de mes études de psychologie, j’ai rencontré les travaux de Tobie Nathan1 sur l’ethnopsychiatrie. Alors que je faisais une thèse sous sa direction, j’ai intégré sa consultation au Centre d’ethnopsychiatrie clinique Georges-Devereux et rencontré les familles migrantes qui y étaient accueillies. C’est dans ces conditions que j’ai découvert la richesse du dispositif de Nathan : accueillir les gens et discuter avec eux à partir de leurs théories à eux, celles qui existent dans le monde d’où ils viennent, et non à partir de la psychiatrie ou de la psychanalyse. Les considérer comme des « experts », s’appuyer sur les richesses dont ils sont porteurs plutôt que se focaliser sur leurs carences.

À partir des questions qui étaient débattues au Centre à l’époque, sur des êtres tels que les djinns, les vents, les génies de l’eau qui s’invitaient dans les consultations, je me suis demandé si nous avions des êtres comparables dans notre monde. C’était le moment où, après un « stage » au Centre Devereux, l’anthropologue et sociologue des sciences Bruno Latour posait la question : Quels sont nos invisibles2 ?

Pour ma part, je me suis demandé s’il était possible de considérer les morts comme des êtres qui pouvaient eux aussi être convoqués dans un dispositif de recherche ou de soin. Un mort, certains d’entre nous peuvent l’entendre, le voir, lui parler, vouloir faire des choses pour lui. Il a un mode d’existence qu’il s’agit de comprendre dans ses singularités et qui se manifeste dans la relation nouée avec lui par l’endeuillé, le « deuilleur », comme j’ai préféré l’appeler3.

C’est dans ce contexte, toujours au Centre Devereux, que j’ai entendu parler pour la première fois des entendeurs de voix, au début des années 2000. Nous avions reçu le petit livre de Paul Baker : La voix intérieure, Guide à l’usage (et au sujet) des personnes qui entendent des voix traduit à l’époque par des membres du Réseau suisse sur l’entente de voix (Reev)4. Mais, jusqu’à ma rencontre en 2010 avec le psychologue Yann Derobert, ces contacts avec l’entente de voix n’étaient que des prémisses qui auraient pu rester sans suite. Il avait noué des relations avec les animateurs du réseau international d’entendeurs de voix, Intervoice5, et il nourrissait le projet de créer quelque chose de similaire en France.

Quelles sont les origines du mouvement Intervoice ?

On doit la création du mouvement à Marius Romme, un psychiatre néerlandais, en 1987. L’une de ses patientes, Patsy Hague, avait des voix très envahissantes qui l’empêchaient de faire ce qu’elle désirait, ainsi que des idées suicidaires. Il s’est rendu compte que ses outils traditionnels ne marchaient pas avec elle, et a décidé de changer d’approche. Pour rompre son isolement, Romme lui a proposé de discuter avec des personnes vivant une situation similaire. Il assistait aux discussions, et c’est comme ça qu’un embryon de groupe s’est mis en place, avec des échanges sans tabou au sujet de leurs perceptions inhabituelles.

En collaboration avec Sandra Escher6, ils sont allés participer à une émission de télévision à grande audience, au cours de laquelle Patsy a exposé son problème en vue d’un appel à témoin. Plus de 700 personnes ont appelé, dont 450 avaient une expérience d’entente de voix. À partir de là, Romme et Escher ont mené des entretiens approfondis avec des gens qui arrivaient à faire face à leurs voix, et ils ont ainsi développé leurs connaissances sur le sujet. D’autres recherches l’ont confirmé depuis : le fait d’entendre des voix n’est pas en soi un signe de maladie mentale, environ une personne sur dix connaît cette expérience. Certes, il y a généralement une phase de choc, de surprise, la première fois que ça arrive ; les gens peuvent être déstabilisés. Mais beaucoup parviennent à trouver une explication satisfaisante à ces phénomènes et à s’en accommoder. C’est parfois plus problématique que ça, mais les différences ne se situent pas dans la manière dont on entend les voix ni dans ce que ces voix disent. Tout se joue plutôt dans la forme de relation entretenue avec elles : être effrayé ou non, se laisser envahir ou poser des limites, tenter d’ignorer les voix, ou les accueillir et interagir avec elles. Ce qui peut poser problème, en somme, c’est être démuni pour faire face aux voix.

Cette expérience et ces rencontres se passent à la fin des années 1980. Est-ce qu’avant cela l’entente de voix a toujours été psychiatrisée ?

L’histoire a retenu le daimôn de Socrate, les voix de Jeanne d’Arc… Un collègue philosophe me rappelait récemment que Descartes entendait une voix. Plus près de nous, Amélie Nothomb, Bill Viola, Zinédine Zidane ont fait état d’expériences de cet ordre.

Pendant longtemps, les voix étaient comprises à l’intérieur de cadres religieux et culturels, du côté des extases, des phénomènes de possession ou de voyance. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le spiritisme a fait éclore des médiums qui étaient en relation avec des défunts ou avec des entités de mondes extra-terrestres. La manière de catégoriser ces expériences comme relevant d’une pathologie médicale est historiquement liée à la naissance de la psychiatrie, à la même époque. Mystiques, possédées ou hystériques ? C’est la grande question que se posent les fondateurs de la psychiatrie et de la psychologie, comme Charcot ou Janet.

Cette transition historique tient à la construction de la psychiatrie comme profession, c’est-à-dire aussi comme pouvoir, et de son ambition d’enlever à l’Église le monopole qu’elle détenait jusqu’alors sur la charge des âmes. Dès les débuts de la psychiatrie, avec Pinel, et plus tard avec le paradigme de la maladie mentale, quelque chose s’est construit, encore très actif aujourd’hui : l’idée qu’il revient à une branche de la médecine, qui s’appelle psychiatrie, de catégoriser certains vécus et comportements comme relevant d’une maladie mentale dont la cause se situerait dans le cerveau. C’est dans un tel cadre que le fait d’entendre des voix est conçu comme l’un des symptômes-clés pour envisager un diagnostic de psychose, de schizophrénie.

Du coup, le mouvement des entendeurs de voix a pour objectif d’aider ces personnes sans passer par la case psychiatrie ?

L’intention première est d’offrir les moyens à des personnes qui entendent des voix de redevenir acteurs et auteurs de leur existence, de trouver les soutiens et les ressources, en elles et autour d’elles, pour construire la vie qu’elles estiment digne d’être vécue – à partir de leurs propres critères, et non de ceux imposés par des modèles de normativité extérieurs, qu’ils soient médicaux ou sociaux. Les personnes qui font ces expériences ont besoin de leur trouver un sens et de pouvoir en discuter librement, sans être immédiatement renvoyées à un diagnostic psychiatrique. Pouvoir en parler dans un climat de sécurité et de confiance – que ce soit avec des pairs, des proches, des soignants : tout cela permet aux personnes de se réapproprier cette expérience, les évènements de vie et les émotions qui y sont liés, et de trouver des stratégies pour y faire face.

Vous dites « faire face », est-ce que ça veut dire qu’il y a toujours un aspect agonistique ou tyrannique dans l’entente de voix ?

Ça dépend… Les gens peuvent avoir des voix sympa, qui peuvent être soutenantes, rassurantes, ou qui peuvent basculer dans quelque chose d’effrayant, harcelant, injurieux ou autoritaire. Ce ne sont pas toujours des voix personnifiées. Ça peut être des bruits, des murmures, une voix féminine ou masculine, une voix d’enfant. Pour d’autres, ce n’est pas simplement une voix, mais une personne, située dans la tête ou bien en dehors. Ou encore d’autres perceptions, comme le fait d’être touché, frappé, de sentir des odeurs…

Si on s’attache à leurs vécus, les personnes entendent vraiment les voix. Patsy Hague a réussi à convaincre Marius Romme sur ce point : les voix sont réelles, les gens les entendent réellement. Partant de là, tout ce qui est habituellement mis en œuvre par les soignants ou les médecins pour dire « Vous savez bien que c’est votre maladie, tout ceci n’existe que dans votre tête, vous l’imaginez, mais ça n’est pas réel », équivaut à un déni de la perception des personnes. C’est le début d’une longue série de malentendus qui ne favorisent pas l’établissement d’une relation authentique.

Au lieu de nier, on pourrait tout aussi bien dire : « D’accord, vous entendez une voix ; de quoi s’agit-il ? De qui s’agit-il ? Que dit-elle, comment le dit-elle ? À quel moment est-elle apparue ? » C’est souvent une expérience fondamentale pour les personnes, centrale dans leur vie. Elles ont plus que tout besoin que leur expérience soit reconnue, entendue, validée. Prendre en considération les voix et leurs contenus permet de les remettre en contexte dans l’histoire de vie de la personne qui les entend. À l’origine des voix, il y a certes souvent des expériences traumatiques, mais alors ce n’est plus la personne qui est « malade », c’est plutôt qu’elle a été blessée par des personnes ou par des évènements. C’est différent.

Les différents mouvements d’entendeurs de voix semblent s’organiser autour d’un dispositif en trois étapes : comprendre les voix, les accepter et s’y adapter. On retrouve là deux types de thérapie : un semblant de comportementalisme7, dans le sens où l’on s’adapte aux voix, et une approche plus psychanalytique, dans l’exploration de la personne, de son histoire, qui vise à comprendre les voix…

Paul Baker et Marius Romme insistent tous deux pour dire que le mouvement sur l’entente des voix n’est pas une nouvelle proposition thérapeutique – c’est une proposition d’émancipation. Romme a dit un jour à Baker : « Nous n’allons pas changer la psychiatrie, nous n’allons pas changer les parents, mais offrir aux personnes qui entendent des voix une organisation à partir de laquelle ils peuvent s’émanciper eux-mêmes. Organise des groupes, et les psychiatres suivront. » Ils aiment tous deux rappeler qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle proposition thérapeutique, mais d’un nouveau paradigme. Surgit alors un nouveau régime d’obligations, pour reprendre un terme d’Isabelle Stengers. Parmi celles-ci : ne rien faire sans les entendeurs de voix – qui deviennent ainsi les contributeurs incontournables de la définition du changement qu’ils souhaitent pour eux –, faciliter leur mise en relation et auto-organisation, instaurer leurs savoirs expérientiels comme une expertise à part entière dont chacun peut bénéficier (y compris les experts « par formation »), valider l’existence des phénomènes qu’ils vivent, les « dépathologiser » (en les resituant dans un continuum avec des expériences de vie ordinaires)…

 

 

Qu’y a-t-il de nouveau ici par rapport à l’antipsychiatrie des années 1960-70, et sa démarche anti-médicament, anti-asilaire et anti-autoritaire ?

C’est que la proposition d’émancipation émane des entendeurs de voix eux-mêmes. C’est un mouvement qui vise à s’organiser « par le bas ». Beaucoup de ses animateurs sont des femmes et des hommes qui ont eu des diagnostics de schizophrénie, un long parcours en psychiatrie avant de s’engager dans leur parcours de rétablissement. Ils sont aujourd’hui des formateurs en santé mentale reconnus, certains sont devenus psychologues et chercheurs. Eleanor Longden, Jacqui Dillon, Ron Coleman, Peter Bullimore, et tant d’autres encore. Autant d’entendeurs de voix assumés qui témoignent de leur expérience de la folie et du rétablissement, et militent pour que les entendeurs de voix se donnent les moyens de leur auto-organisation. Un de ces moyens, outre les conférences publiques, les formations, les rassemblements et les congrès, c’est la mise en place de groupes sur l’entente de voix.

Il y a beaucoup de groupes d’entendeurs de voix en France ?

De plus en plus. Deux ou trois dans le Nord, deux à Paris, deux à Marseille, un à Nancy, d’autres en gestation – comme à Montpellier ou à Bordeaux. Donc entre six et neuf en France, pour l’instant…

Concrètement, comment ça s’organise ?

Avec notre secrétaire général, Vincent Demassiet, et avec Yann Derobert et d’autres, on tente de faciliter le fonctionnement du groupe et la poursuite des buts qu’il s’est fixés : prendre en considération les entendeurs de voix et leurs expériences, soutenir les initiatives locales qui vont dans le sens de leur mise en relation, diffuser les informations, mettre en place des formations. En fait, favoriser la mise en place de tous les dispositifs dont les entendeurs de voix pourraient avoir envie de se saisir, en particulier les groupes. Que ceux-ci dépendent ou pas d’une institution psychiatrique, l’idée est qu’à terme tous s’autonomisent, et qu’ils soient régulés (nous préférons dire : « facilités ») par des entendeurs eux-mêmes.

Mais ça commence toujours avec des personnes qui entendent des voix et d’autres qui les entourent (proches, etc.). À Paris, nous avons commencé comme ça, il y avait parmi nous Sonia et Christian qui entendaient des voix. On avait envie de créer un groupe, on se demandait comment faire, comment contacter les gens que ça pourrait intéresser… On tournait un peu en rond, on n’avait pas l’habitude.

Vous n’aviez pas envie d’aller à la télé comme Marius Romme et Patsy Hague ?

On n’y a pas pensé, non ! Je ne connaissais pas encore l’histoire à l’époque, et Sonia et Christian n’étaient pas en détresse par rapport à leurs voix. Christian n’avait pas d’histoire avec la psychiatrie ; Sonia, oui, et elle facilitait déjà un groupe. Finalement, nous avons organisé une journée de formation avec Ron Coleman à Paris. Ron est un survivant de la psychiatrie qui a rencontré dans son parcours de « schizophrène » un groupe d’entendeurs de voix à partir duquel il a pu commencer à se rétablir. Aujourd’hui, il est devenu formateur de premier plan dans le champ de l’entente de voix et du rétablissement. Nos formations incluent toujours les entendeurs de voix. À l’issue de la formation, on a pu commencer à mettre sur pied le premier groupe parisien avec des personnes qui étaient venues pour l’occasion.

Qu’est-ce qu’il se passe dans ces groupes ?

Ce sont des groupes d’entraide et non des groupes cliniques ou d’intervention thérapeutique. C’est le soutien entre pairs qui est actif, la considération respectueuse pour l’expérience vécue par autrui. Chaque groupe, du moment qu’il est formé, se dote de ses propres règles : comment parler en sécurité et en confiance, quelles sont les conditions à poser pour cela ? Ça débouche souvent sur des règles posant que ce qui se dit reste entre nous, que les convictions de chacun doivent être admises et respectées, qu’on parle à partir de soi, sans faire un discours sur l’autre, sans interprétation. On peut parler d’autre chose, mais ça reste principalement des groupes focalisés sur l’entente de voix, les stratégies pour composer avec elles, la compréhension qu’on en a, le sens qu’on leur donne.

Les groupes n’ont pas forcément pour objectif de se rétablir des voix ?

En effet. C’est important à préciser, parce que depuis tout à l’heure, j’emploie le terme « rétablissement » et il faut que je m’explique. Ces groupes n’ont pas pour objet de supprimer les voix. Eleanor Longden8, par exemple, explique qu’on peut considérer les voix comme des messagères, porteuses de sens. Ce sens n’est pas forcément identifiable d’emblée – ça peut demander un long travail d’investigation –, mais les voix peuvent finir par se révéler des alliées précieuses.

Le terme « rétablissement » vient du mot recovery  en anglais. Même si aucun des deux n’est totalement satisfaisant, on les utilise principalement pour marquer le contraste avec les termes médicaux de « guérison », « rémission » ou « stabilisation ». Le « rétablissement », pour nous, cela signifie qu’il appartient à chacun de définir ses propres critères de la vie, telle qu’elle lui parait digne d’être vécue.

Ce que vous dites porte une critique contre l’institution, et l’on pense alors à un projet d’autonomie, au refus d’une loi qui viendrait du pouvoir médical ou politique, et qui forcerait à s’adapter à un ensemble de règles décidées d’en haut ou d’on ne sait où. On a l’impression que dans le mouvement des entendeurs de voix, il y a un geste politique, sous-jacent, mais très présent…

C’est vrai qu’il y a de ça, mais j’ai appris à me méfier du mot « autonomie », parce que dans plein d’endroits, on fait des injonctions à l’autonomie sans donner aux gens les moyens d’y parvenir réellement, et ça finit par être très violent. Il y a sans doute un autre mot à trouver autour du pouvoir d’agir, de reprendre de la puissance… Pour l’instant, je préfère dire « auteur » ou « acteur » de sa propre vie, parce que cela met en relief la créativité nécessaire à ce qui se joue là. On est obligé d’inventer des choses pour devenir auteur de sa vie, ce n’est pas donné d’emblée, ça demande quelquefois un véritable effort, d’investigation, de réflexion, de pratiques… Mais aussi de sortir de la solitude et de pouvoir s’appuyer sur les autres. Les groupes sont utiles pour cela.

Il y a une forme de collectif qui se crée là…

C’est ça… Des alliés… La récupération d’un pouvoir d’agir, et en même temps des capacités de trouver des appuis, de s’offrir soi-même comme appui, des étayages, des solidarités – et tout cela produit des effets sur notre sociabilité. On n’est pas seuls, on est tous embarqués, à partir de nouvelles manières de fonctionner, d’être, de vivre.

Est-ce que vous percevez une continuité entre les groupes d’entendeurs de voix et vos premières recherches concernant les morts, les invisibles ?

Bien sûr, il y a des différences : j’ai appris sur les relations avec les morts en conduisant des entretiens individuels avec des personnes recrutées dans un cadre de recherche en psychologie, alors que le REV est un collectif dans lequel j’interviens plutôt en tant qu’activiste, et dans lequel ma formation de psychologue ne m’est pas très utile.

Mais il y a aussi des continuités. Certaines personnes vivent avec des êtres que les autres ne voient peut-être pas, mais qui sont pour eux très importants, avec qui se tissent des relations très investies. Si je veux pouvoir en parler avec eux, j’ai intérêt à respecter ce qu’ils me disent, à ne pas le mettre en doute, ne pas le critiquer ou le catégoriser comme un symptôme de maladie. Si je veux discuter avec quelqu’un sérieusement, honnêtement et authentiquement, je ne peux pas disqualifier ses convictions.

Ça veut dire qu’on donne une existence à l’objet de la croyance de l’autre…

Si ça existe pour la personne, alors je n’ai aucune raison de le remettre en cause. C’est un préalable à la possibilité d’un échange avec elle et pas seulement une question de respect pour ses croyances. Pourquoi parleriez-vous à quelqu’un de quelque chose qui vous importe plus que tout, si cette personne s’évertue à vous expliquer que vous vous trompez, que c’est un effet de votre imagination ou d’un déséquilibre chimique dans votre cerveau ?

Comment peut-on alors expliquer ce mépris généralisé pour des croyances qui, finalement, sont extrêmement partagées ? Ce sont des choses très diffuses et pourtant rabrouées, méprisées, invalidées. C’est étonnant comme paradoxe…

On hérite d’une histoire où toutes ces choses ont été comprises comme des signes, des messages à décrypter, comme ça peut encore l’être dans certains mondes : ces voix sont des messages envoyés par un être, et il s’agit d’identifier l’être, de décrypter le message qu’il envoie, etc. Le décryptage psychiatrique est tout autre, l’expérience inhabituelle n’y est plus un signe des relations qu’on peut entretenir avec des présences invisibles, mais un symptôme de maladie mentale.

Récemment, lors d’une formation, Peter Bullimore nous demandait de faire un petit exercice en exposant une croyance inhabituelle, qui serait la nôtre. On était en petits groupes, et je me suis rendu compte qu’il était très difficile de trouver une croyance inhabituelle… Par exemple, si je dis que je crois à la télépathie, est-ce si inhabituel que ça ? La transmission de pensées, tout le monde y croit un peu, non ? Certains en ont fait l’expérience… Une dame nous a dit qu’elle croyait au diable. Moi, comme ça, spontanément, je ne crois pas au diable ; mais si je réfléchis bien, je peux comprendre pourquoi on y croit, et ça me parait parfois très pertinent.

Je cherchais une croyance qui me serait propre et j’ai dit : « Je crois aux fantômes. » Finalement, on peut avoir mille manières de croire aux fantômes. Bref, je pense que Peter voulait attirer notre attention sur le fait que toutes les croyances qu’on peut catégoriser un peu vite comme délirantes sont aussi présentes dans le monde ordinaire. On m’a raconté récemment l’histoire d’un jeune qui a été déclaré délirant parce qu’il ne supportait pas la wifi : il éteignait celle de ses parents la nuit. Or, combien sommes-nous à penser qu’il est dangereux de s’exposer à ces fréquences ?

Comme vous dites, il y a mille manières de croire aux fantômes. Ce qui nous empêche d’assumer cette croyance, c’est souvent l’image médiatisée du fantôme, le drap blanc… Les espaces de la pensée sont très étroits…

Il est important d’arriver à transformer ces expériences, ces convictions en sources d’enseignement. Quelqu’un comme Eleanor Longden dont je parlais tout à l’heure, qui est passée par des moments très difficiles avec ses voix, affirme souvent qu’il n’est pas question pour elle aujourd’hui de s’en séparer. Elles sont devenues ses meilleures alliées pour la guider dans l’existence, pour comprendre des choses qui lui arrivent, et prendre les bonnes décisions. Elle explique par exemple que quand elle entend une certaine voix, elle sait qu’il est temps pour elle de faire un break, d’arrêter de travailler.

 

Illustration : Sup Umbra, par Yann Bagot

 

  1. Tobie Nathan a créé la première consultation d’ethnopsychiatrie en France, en 1979, dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Avicenne (Bobigny, 93). En 1993, il fonde le Centre d’aide psychologique aux familles migrantes Georges-Devereux, au sein de l’université de Paris 8.
  2. Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, éd. Synthélabo, coll. Les empêcheurs de penser en rond, 1996.
  3. Magali Molinié, Soigner les morts pour guérir les vivants, éd. Seuil, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2006.
  4. Aujourd’hui disponible dans une traduction de Yann Derobert.
  5. Réseau international pour la formation, l’éducation et la recherche sur l’entente de voix, intervoiceonline.org.
  6. Journaliste scientifique, chercheuse et actuelle compagne de Romme.
  7. Le comportementalisme ou béhaviorisme est une approche psychologique qui consiste à se concentrer sur le comportement observable de la personne, déterminé par l’environnement et les interactions de l’individu avec son milieu. Fondée sur une logique quasi-cybernétique du psychisme, il s’agit de repérer des stimuli provoquant des effets insupportables pour la personne, et de remédier à ces troubles dans l’immédiat, avec peu de préoccupations pour le long terme.
  8. Diagnostiquée schizophrène, Eleanor Longden est passée par un long et vain parcours psychiatrique jusqu’à ce qu’elle trouve le chemin de son rétablissement avec l’aide d’un psychiatre, Pat Bracken, et du réseau anglais sur l’entente de voix. Elle est aujourd’hui psychologue, chercheuse et formatrice en santé mentale. Elle a écrit Learning from the Voices in My Head, éd. TED Conference.