31 mars 2015

« Quand on jette une vierge
dans un pays communiste
un matin… »
Vie publique d'une apparition. Entretien avec Élisabeth Claverie

Le 24 juin 1981, la Vierge apparait à six enfants dans le village isolé de Međugorje en Bosnie-Herzégovine, l’un des États de la République fédérative socialiste de Yougoslavie d’alors. Depuis, tous les jours à la même heure, cette dernière continue de se montrer et de transmettre ses messages aux six voyants. À mesure qu’un pèlerinage s’y développe, drainant chaque année des milliers de pèlerins en quête de soutien, Međugorje se métamorphose. L’histoire officielle de cette localité, qui commence à se revendiquer « croate » et « catholique », se fissure ; les morts et les conflits refoulés resurgissent, les positionnements politiques se durcissent jusqu’à ce qu’une guerre survienne.

Pendant une dizaine d’années, momentanément interrompue par les années de guerre, Élisabeth Claverie, directrice de recherche au CNRS, a suivi les pèlerins et enquêté sur cette « Vierge événement ». Publié en 2003 chez Gallimard, Les guerres de la vierge, une anthropologie des apparitions, restitue l’intense travail ethnographique de l’anthropologue à propos de ce lieu où la Vierge est tour à tour « croate, mère du juge, mère du rédempteur, mère de Dieu, ennemie du communisme, supercherie, rêve, vessies et lanternes, soldat oustachi, doublet du Christ, diable lui-même, soucoupe volante, « elle », voisine et amie des morts, corédemptrice, femme de l’Apocalypse, mièvre statue, image répressive d’une féminité dominée, chef de guerre ».

Ce texte est extrait du numéro 1 de Jef Klak, « Marabout », dont le thème est Croire/Pouvoir. Sa publication en ligne est le premier d’une série limitée (1/6) de textes issue de la version papier de Jef Klak, toujours disponible en librairie.

 

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Comment avez-vous choisi de travailler sur ce pèlerinage à Međugorje ?

J’habitais et je travaillais en Lozère, sur les systèmes de parenté1. Ma voisine utilisait le pèlerinage à Lourdes comme système de soins, et j’ai fini par m’y rendre avec les gens du canton. J’ai trouvé le voyage intéressant, mais c’est à peu près tout.

En 1967, une nouvelle Vierge est apparue en Italie à San Damiano (province de Piacenza). Cette voisine, alors âgée de 60 ans, qui ne conduisait pas et qui ne pouvait jamais s’absenter longtemps car elle travaillait dans une ferme d’élevage, a décidé d’affréter un car pour se rendre sur le lieu de cette nouvelle apparition. J’ai été très surprise de voir ce que cette Vierge était capable de faire faire à ces gens qui, d’ordinaire, ne se distinguaient pas par leur capacité d’initiative.

En arrivant à San Damiano, j’ai tout de suite compris que si je voulais travailler sur le sujet, il me fallait sortir d’une certaine forme de description automatique, revenant à dire « Ces gens croient à la Vierge car ils sont comme ci, ou comme ça… ». Il me fallait couper avec un environnement dans lequel j’agrégerais forcément des familiarités. J’ai finalement choisi de partir avec un groupe que je ne connaissais pas, à Međugorje en Bosnie, depuis Paris, via une agence d’organisation de pèlerinage.

Dans le bus, en arrivant en Yougoslavie, je me suis retrouvée à côté d’une fille qui avait 30 ans – mon âge à l’époque – et qui a commencé à me parler comme si nous partions en vacances au Club Med. La très grande majorité des gens du groupe ressemblait à ceux que je fréquentais tous les jours – ils n’étaient pas du genre à se rendre à la « Manif pour tous ».

Quand on cherche à complexifier la question du « croire », on peut se faire la remarque que la frontière entre le rationnel et l’irrationnel, entre un savoir légitime et une croyance illégitime, structure la pensée critique de part en part. Alors certes, on peut déplacer la frontière, la bousculer, mais elle revient souvent au galop…

Vous savez, il n’y a que les autres qui croient que ceux dont on dit qu’ils croient, croient. Quand je me suis rendue à Međugorje, où une Vierge apparaît depuis 1981, je m’étais habillée en bleu marine avec un chapelet autour du cou, et je m’attendais à trouver des gens un peu fous. Or, je me suis bien vite aperçue qu’en fait, personne ne croit. Croire n’est pas le bon mot. Les gens que je rencontrais au sein du pèlerinage font des choses avec des types d’êtres, surnaturels entre autres, à la manière d’un prestidigitateur. Ces types d’êtres sont pertinents de temps en temps, parce qu’ils peuvent, par exemple, réaliser ce qu’un vaccin ne sait pas faire. Ils ne sont pas fixes. Ils peuvent être pris au sérieux pendant un instant, puis tournés en dérision la seconde suivante ; on peut se mettre à pleurer devant eux, puis dire qu’ils n’existent pas.

Il y aurait plusieurs manières d’étudier un collectif de personnes parties en pèlerinage sur le lieu d’une apparition. Nous pourrions nous dire que ce sont des catholiques, et qu’en conséquence ils croient. Observer que ce sont de vieilles dames italiennes, avec des foulards noirs, plutôt paysannes, et en conclure que tout cela est cohérent, qu’il s’agit d’un ensemble de ringards : les crétins croient, les chasseurs chassent. Or, quand on s’approche un peu plus près, on se rend compte que la population du pèlerinage est bien plus variée. Et si l’on suspend pendant un instant toutes les déterminations que j’ai évoquées pour s’en tenir à la pratique, si on laisse à ces personnes des compétences critiques, sans leur enlever leur réflexivité, on se rend compte qu’elles ont le plus grand mal à faire intervenir un être surnaturel dans le monde moderne. Il n’y a rien d’évident à cela. Quand on jette une Vierge dans un pays communiste un matin, il se passe un tas de choses très complexes et très peu compatibles avec les agencements de la modernité… mais qui parviennent à se produire tout de même.

Comment le travail d’installation de cet être surnaturel dans le monde moderne est-il effectué par les personnes qui se rendent à Međugorje ? Quel a été votre parti pris méthodologique pour l’étudier ?

Ces objets surnaturels sont tellement déterminés par la cassure rationnel/irrationnel, et tellement lourdement équipés par le ridicule qu’on ne peut pas les aborder sans transformer leur accès. Pour contourner ces obstacles, il est important d’écouter comment les acteurs soutiennent ce qu’ils disent, comment ils effectuent le travail d’aller chercher ce type d’êtres qui n’a pas encore beaucoup de chair, comment ils s’installent dans un collectif qui jouera momentanément le jeu, selon ses règles propres.

Dès que les gens se retrouvent à l’aéroport pour accomplir le pèlerinage à Međugorje, ils disent très rapidement « Elle est là », « Elle va venir ». Personne ne demande « C’est qui, elle ? » ; personne ne les engage à douter de son existence. On pourrait se dire que l’on a affaire à un collectif trié, où des individus partagent tous la même fixette. Or non, ces gens ne se connaissent pas, et sont très différents. Aussi, leur objectif, juste avant que l’avion ne décolle, est-il de formuler une proposition qui alignera les membres du groupe. Cet alignement se réalise dans le dialogue, dans des rapports d’interlocution. Il leur faut installer des réquisits, c’est-à-dire une situation qui va entre-tester les personnes pour créer un espace dans lequel les épreuves de véridicité seront différentes. Par le langage, il leur faut poser les limites du groupe, de leur monde commun. Après cela, ils sauront que l’implicite est partagé.

Les gens qui participent au pèlerinage savent très bien vivre dans le monde moderne sans engager d’êtres surnaturels. Ils savent aller chez le boucher, partager un dîner entre amis, etc. Hormis dans de rares situations, ils ne parlent jamais de cet être. En revanche, à partir du moment où ils permettent à une Vierge d’exister, un ajustement mutuel doit s’accomplir car le groupe, dès le départ, doit pouvoir prendre en charge de nombreuses choses.

La souffrance, par exemple ?

Par exemple. On trouve beaucoup de gens au chômage depuis longtemps, qui viennent de perdre un conjoint, qui se trouvent en phase terminale de cancer, etc. Ce sont des gens qui sont arrivés au terme d’épreuves qui les dépassent et dont la résolution est loin d’être assurée. Ce qui m’a frappée, c’est que les évènements ne se disent plus que dans une économie de la résignation – « C’est la vie ». J’ai mis du temps à le comprendre, mais le fait d’aller chercher cette Vierge par l’usage d’un vocabulaire qui n’a rien à voir avec celui de la vie quotidienne, par l’intervention de mots et d’expressions qui reviennent tout le temps – « Elle est là », « J’ai eu une grâce » –, permet de desserrer, un peu, cette économie de la résignation. Tout à coup, une brèche s’ouvre dans la suite de malheurs. Il y a beaucoup de techniques pour transformer le malheur répété en trouble réversible, lesquelles ont fait l’objet de nombreuses études dans les années 1970, surtout chez les anthropologues africanistes et américanistes, mais aussi en France, avec Jeanne Favret-Saada2. Je parle de malheurs qui ne sont pas attribuables à une même chaîne – la mort d’un enfant, l’avortement d’une vache – mais qui, en s’accumulant, sont interprétés comme une persécution.

Comment, sur ce lieu d’adoration de la Vierge, ce sentiment de persécution par le malheur est-il évacué ? L’est-il seulement ?

Pendant le voyage à Međugorje, je me suis retrouvée face à un schéma, très banal au final, qui consiste d’abord à expliquer sa situation compliquée à des gens que l’on ne connait pas, puis à passer à une série d’accusations. Non pas pour trouver quelqu’un à la racine du malheur, mais pour trouver des gens qui contribuent à déresponsabiliser la personne. L’accusée s’appelle d’abord la vie – cette somme irrévocable de malheurs. Puis, un mouvement s’opère, et la personne se figure que ce sont des malheurs qui lui arrivent particulièrement à elle. Enfin, de manière très progressive – et c’est très fréquent – les gens multiplient les mini imputations, ils trouvent des mini causes indirectes : « Faut dire que mon fils, s’il n’avait pas fait ça, il n’aurait pas de cancer », « Faut dire que mon mari, il n’est pas très marrant ». Le récit initial incorpore toute une série d’accusés – des membres de la famille, des amis, la personne en danger elle-même. Et, un peu comme dans le système sorcellaire décrit par Jeanne Favret-Saada, soi est innocent : vous êtes attaqué, victime, vous qui êtes si gentil et doué d’innocuité.

En arrivant à Međugorje, les gens sont déjà passés par cette série de séances/postures énonciatives, laquelle atteint souvent son point d’orgue quand ils se trouvent nez à nez avec une statue de la Vierge. Comme cet être est bénévolant (il veut le bien d’autrui), et qu’il a un cœur de mère, plein d’amour et de miséricorde, ils se mettent à tenir devant lui des propos quasiment haineux contre la vie, le destin, des gens en particulier. C’est très graduel, mais la conscience grandissante d’avoir à ses côtés un avocat (la Vierge) qui ne juge pas autorise une position contra-phobique, déjouant le mécanisme de la peur. Car au fond, les accusations portées sont souvent symétriques à celles que l’on a reçues, ou que l’on s’était faites. Avec l’aide de cet avocat, la position devient progressivement moins passive, moins victimaire. C’est ce que l’on retrouve dans l’usage très répandu, au bout de deux ou trois jours de pèlerinage, de l’expression « J’ai reçu une grâce ». Accepter d’être « pardonné » engage une responsabilité dans le récit : cela implique que la personne se risque à entrer dans une situation où elle a éventuellement quelque chose à voir avec la cause directe du malheur ou avec la manière de l’affronter.

Petit à petit, les gens se mettent à tenir le discours de la réversibilité. Ils ne disent pas « Mon mari va guérir » ou « Les gens qui m’en veulent vont arrêter de m’en vouloir », mais ils modifient leur propre position par rapport à la situation. Si l’on regarde ainsi de près la pratique des personnes, au fond, ce que l’on appelle croire, c’est une manière de se subjectiver avec un adjuvant (la Vierge Marie dans ce cas précis) ; c’est avoir le sentiment que quelqu’un suspend son jugement à mon égard, ce qui fait éclater le système persécutif, et la résignation.

Cela peut faire penser au fonctionnement d’un certain militantisme politique, quand le collectif joue le rôle d’adjuvant, et que le système de responsabilité, sur une problématique donnée, est recomposé, partagé, extériorisé.

En sortant, totalement ou en partie, de la notion d’irréversibilité, ou d’une sorte d’eschatologie3 individuelle, des gens retrouvent une finalité dans laquelle ils peuvent être actifs ; le futur se desserre. Il est intéressant de constater qu’il y a constamment des apparitions dans le monde, mais que seules certaines fonctionnent : à Lourdes, à Međugorje, à Kibeho au Rwanda… Dans le cas de Međugorje, je pense que cela a fonctionné car deux tendances se sont rencontrées : d’une part celle des pèlerins qui viennent « chez la Vierge », sur un site, qui se fichent un peu de la Bosnie, qui ne connaissent pas grand-chose au communisme (tout en l’assimilant à un contexte un peu dangereux) ; et d’autre part celle des locaux qui habitent ce lieu-frontière de la Bosnie-Herzégovine où, juste derrière une ligne de montagne, se dessine la Croatie. Les habitants de Međugorje sont des Croates d’Herzégovine. C’est justement l’imbrication de ces deux tendances qui a créé la question du politique.

Comment cela ? Quelle était la « tendance » des habitants de Međugorje ? Comment la Vierge a-t-elle été perçue, localement ?

La Vierge est apparue pour la première fois en juin 1981 à Međugorje, alors en Yougoslavie communiste, un an après la mort de Tito. Ce qui est très intéressant, c’est que le Parti a interdit cette apparition, mais que la Vierge n’a jamais obtempéré. Elle sautait d’un arbre à un autre, elle se cachait dans une cave, des chiens policiers ont été lâchés là où elle apparaissait… Mais rien n’y a fait, la police communiste n’est pas parvenue à l’attraper.

Vous voulez dire que les enfants continuaient de la voir dans des lieux différents ?

Oui. Elle sautait partout. Cette façon de déjouer et de desserrer la contrainte policière locale était un coup de génie. Certes, la police avait des moyens : elle a enfermé les jeunes voyants, par exemple, mais la Vierge apparaissait malgré cela. Pour les gens locaux, cette compétence à tromper la vigilance du Parti a créé quelque chose de l’ordre d’un mouvement politique, même si le terme est un peu trop fort.

Une mobilisation ?

En quelque sorte. Et la conscience d’être assisté d’un avocat extrêmement puissant. D’un vrai challenger au Parti. C’est là que l’histoire prend une tournure collective. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette zone frontière était un lieu de concentration d’Oustachis fascistes croates4, lesquels ont perpétré en 1941 de grands massacres contre la population serbe de la région, et contre des communistes qui s’opposaient à la présence nazie. À la fin de la guerre, en représailles, les partisans communistes ont assassiné les moines du monastère-école franciscain de Široki-Brijeg (soupçonnés d’avoir encadré des Oustachis), ainsi que des centaines de Croates, dont certains membres des familles des actuels voyants. Tito ayant alors pris le pouvoir, ces familles ont été priées de taire toute revendication au sujet de leurs morts. Au moment des apparitions de la Vierge en 1981, Međugorje était donc également peuplée par ces disparus.

Ont-ils fini par réapparaître ?

D’une certaine manière. Après la mort de Tito, puis la chute du mur de Berlin en 1989, le Parti communiste avait perdu beaucoup d’influence. À partir de 1990, les nouveaux langages politiques de Slobodan Milošević en Serbie et de Franjo Tuđman en Croatie ont progressivement remis en scène les thèmes nationalistes, et Međugorje a tout de suite été embarquée dans ce schéma. Ce n’est que peu avant le commencement de la guerre de Yougoslavie en 1991 que je me suis rendue compte que les voyants avaient alimenté, à leur façon, le nationalisme croate d’Herzégovine. Ils avaient demandé à être rattachés à la Croatie, et encouragé le nettoyage ethnique dans la région. Puis, pendant la guerre, les nationalistes d’Herzégovine ont déclaré ce territoire « croate de Bosnie », et certains soldats de l’armée régulière ou des milices se faisaient adouber, en quelque sorte, par la Vierge de Međugorje, dont ils accrochaient la photo au revers de leur veste.

En conséquence, sur ce site où des gens venaient dans le cadre de leur eschatologie individuelle, une entreprise politique locale en arrivait à considérer que même le Parti était réversible, qu’une lutte était possible, et que le chef des armées était la Vierge elle-même. Cela a donné un autre sens à l’ensemble.

Quelle a été l’attitude des pèlerins vis-à-vis de ce contexte local ?

À partir de la fin des années 1980, les pèlerins qui se rendaient à Međugorje (lesquels étaient très peu inscrits à gauche, politiquement) ont commencé à faire circuler un type d’histoire très différent de ce qui avait été élaboré lors de la première décennie de l’apparition. En relayant les discours locaux, ils ont participé à transformer les familles oustachies de la Seconde Guerre mondiale et leurs descendants (cela ne concerne évidemment pas tout le monde) en victimes du communisme. Cette idée est aussi mensongère que celle de traiter tous les Croates de fascistes, mais cette nouvelle fiction n’avait pas pour fonction de retracer historiquement la série des faits politiques.

En lisant votre livre, il y a un moment où je me suis perdue entre les différentes opinions émises par les habitants et la presse quant au déroulement des massacres commis dans les années 1940… Les faits sont brouillés, on ne sait plus qui a fait quoi, qui se venge de qui… Ne restent que des versions de l’histoire, présentant toutes leur logique, leur cohérence…

Je crois qu’il est important d’être perdu, parce que les choses sont effectivement très compliquées. En juin 1981, peu après la première apparition, un journal communiste de Sarajevo a publié une caricature représentant un soldat oustachi sous les traits de la Vierge. Il ne faut pas oublier qu’il s’agissait alors, pour les communistes au pouvoir, d’un travail classique de propagande par des accusations de crimes, assimilant tous les Croates à des assassins et à des ennemis. Ces accusations ont ensuite largement été reprises par la presse yougoslave. Pour le Parti, cette Vierge ne pouvait être autre chose qu’un complot nationaliste et religieux mené contre lui, et contre la Yougoslavie titiste, symbole de paix civile. Les autorités politiques n’ont alors pas autorisé les Croates à exprimer autre chose que ce qu’elles voulaient qu’ils représentent.

Pourtant, les premières revendications des habitants de Međugorje n’ont pas été immédiatement religieuses ou nationalistes. Au contraire, elles se référaient à la sociologie de la région, et portaient sur les inégalités qui en découlaient. Les habitants croates de Međugorje étaient des paysans, qui vendaient raisins et poivrons aux commerçants urbains et musulmans de Mostar, 25 km plus loin. On retrouve ici l’opposition traditionnelle entre ceux qui travaillent et produisent au village, et ceux qui vendent, gagnent de l’argent, font partie de la nomenklatura5, tiennent le Parti, et obtiennent les permissions pour partir travailler en Allemagne, etc. Les revendications portaient sur cette inégalité de traitement, non pas entre chrétiens et musulmans, mais entre paysans et communistes de la ville. Ce n’est que plus tard que les communistes sont devenus des musulmans, des « Turcs », des « sales Ottomans » ; or il faut bien garder à l’esprit que ces catégories politiques ne se sont pas tout de suite refermées sur ce qu’elles sont tristement devenues. Il y a eu un moment d’espoir. Au début – je dirais jusqu’en 1986 –, il s’agissait d’un mouvement de révolte locale contre un système d’oppression effectif, très puissant : contre le fait de ne pas pouvoir circuler librement, contre la milice omniprésente, contre les logiques claniques du Parti, etc. Cette lutte a changé d’orientation dans un second temps, quand des porte-parole nationalistes s’en sont emparés. La série des évènements politiques qui affectèrent la gouvernance des Partis communistes des pays du bloc de l’Est jusqu’à la chute du Mur de Berlin, l’exécution de Ceaușescu, la crainte d’une rupture du Pacte de Varsovie, entrainèrent, à la fin des années 1980, une série de contrecoups politiques en Yougoslavie et des remaniements idéologiques. Les positions ultranationalistes purent alors s’affirmer avec véhémence, comme ce fut le cas de Milošević en Serbie vis-à-vis du Kosovo et des provinces autonomes, et de Tuđman en Croatie, dans les années qui précédèrent la guerre (qui fit rage entre 1991 et décembre 1995).

Au fil de votre enquête, vous faites apparaître une Vierge aux multiples capacités…

Au départ, je ne connaissais pas du tout le sujet. Il m’a donc fallu comprendre la complexité structurelle de cette petite statue blanche et bleue un peu ringarde. Le fait qu’elle soit née sans semence masculine lui donne un statut très particulier : c’est la seule de cette espèce. D’un côté, elle a toujours été difficile à constituer en tant que mère du Christ par les Pères de l’Église6 ; son existence et ses particularités ont suscité des débats théologiques sans fin. D’un autre, ce personnage possède des compétences et des qualités très diverses : elle est à la fois une jeune fille à l’innocence pure, une mère tendre et miséricordieuse, et une guerrière terrifiante, un chef de guerre apocalyptique. Tout cela rassemblé dans une même femme !

Les pèlerins et les habitants de Međugorje ne connaissent pas la théologie mariale, et pourtant, ils savent très bien quelles sont les compétences de la Vierge. Mieux, ils savent les utiliser, jongler avec. Ils sentent très bien qu’elle peut mener un combat, au sens politique du terme – annoncer la fin du communisme, mener la Croatie à la victoire. Et qu’elle peut également vous guérir et vous enlacer. J’ai observé comment ces savoirs ont été déposés dans les gestes, dans les prêches…

D’après vous, est-ce la Vierge qui produit et révèle le contexte local, ou l’inverse ?

C’est tout le problème. Je continue de me poser cette question avec la Vierge rwandaise de Kibeho. Cette dernière est apparue six mois après celle de Međugorje et, dans les deux cas, les apparitions ont été suivies de génocides. Classiquement, elles sont interprétées comme des signes de crise. Elles interviennent toujours sur des zones frontière – géographiques, linguistiques, sociales. Mais je n’ai pas voulu redire cela, puisqu’on le trouvait dans les analyses déjà produites7.

À l’inverse, j’ai voulu suspendre – méthodologiquement – l’histoire locale, et traiter l’apparition comme un événement. La conséquence descriptive est importante. Déclarer cette Vierge « événement » revient à ne pas surinterpréter ce qui l’a forgée, à ne pas énoncer « Voilà des gens opprimés par quarante ans de communisme qui veulent retrouver leur liberté, et qui font apparaître une Vierge ». J’ai préféré poser la question suivante : Quand une Vierge apparaît un matin en Bosnie communiste, que se passe t-il ?

Pour certains, cette apparition est vraie, alors qu’elle est fausse pour d’autres. Chacun va argumenter sur une ligne, et c’est la somme de ces lignes qui restitue un paysage historique et politique. Si vous jetez une apparition dans un groupe, cela va tout de suite faire apparaître les scissions du village. Déjà, pour voir une Vierge, il faut être au minimum deux personnes – cette découverte reste une grande surprise pour moi. À Međugorje, à La Salette, à Lourdes, le voyant s’est adressé à la personne qui l’accompagnait en disant  « Tiens, regarde, la Vierge ! ». Et l’autre personne lui a toujours répondu « La Vierge t’apparaîtrait, à toi ? ». Ce « À toi ? » pose d’emblée la question de l’élection. La personne qui affirme avoir vu une apparition passe ensuite pour hystérique, mythomane, etc., mais il va y avoir des gens pour soutenir cette élection, et d’autres pour la contredire. Ces débats sur l’élection nous ramènent rapidement à la sociologie locale, aux fractures et aux conflits en jeu.

On est bien loin de croyances…

Si vous parlez de systèmes clos de croyances, légendaires par exemple, vous utilisez le mot « croyance » comme un nom qui désigne ce qui, aujourd’hui, n’est pas vrai, au sens de ce qui n’est pas vérifiable. Mais si, au lieu de travailler sur les croyances, vous travaillez sur les pratiques de personnes qui mettent en œuvre des êtres surnaturels, leur inconscient, ou n’importe quelle chose qui n’est pas empiriquement vérifiable, cela donne un résultat bien différent. Une proposition possède un régime de vérité au sein de sa propre économie. Si vous vous trompez d’économie pour juger de telle ou telle proposition, alors évidemment vous la trouverez fausse, ou stupide.

Nous nous trompons alors souvent d’économie ! Dans le langage, un objet non empiriquement vérifiable (un ovni, une sainte Vierge, un esprit, un inconscient) passe généralement pour faux…

Parce qu’il faut tout le système qui va avec pour pouvoir l’appréhender. Sinon, on passe à côté. La première étape est d’essayer de comprendre au sein de quels énoncés une proposition est active, au sein de quelles pratiques. Et ensuite de comprendre pourquoi un dispositif fonctionne, pourquoi on est touché. À Međugorje, je pleurais tout le temps. Si l’on enlève l’aspect folklorique du pèlerinage, il reste un espace où peuvent s’exprimer des choses qui n’auraient pas pu, ou pas su, trouver de forme ailleurs. Deux lieux me provoquent le même effet : les manifs, et les pèlerinages. C’est probablement dû au fait qu’un accord se crée entre plusieurs personnes, où le singulier et le collectif s’alignent…

Avec beaucoup d’implicite, de non verbal…

Oui, en dehors de la négociation. Pendant une fraction de seconde, on est certain qu’un accord a régné – un véritable accord, et pas un accord partiel ni un accord suivi de négociations sans fin, lesquels restreignent la violence sans l’abolir. Dans cette forme d’accord véritable, c’est de bien commun dont il est question. À Međugorje, en général, il y a la foule, vous, et cet être auquel on ne croit qu’à moitié. Et puis soudain, à un moment donné, un alignement se crée. On sait bien que c’est une fiction. Mais cette fiction est plus vraie que vraie.

Et les Balkans dans tout cela ? Vous attendiez-vous à trouver un lieu d’enquête aussi « chargé » ?

Pas du tout. Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre pèlerinages que je me suis avisée que j’étais dans les Balkans, et pas uniquement « chez la Vierge ». J’ai alors commencé à habiter chez des gens, puis à Mostar, un peu plus longtemps. J’ai essayé d’apprendre la langue. Ensuite, la guerre est arrivée. Je ne l’avais pas vue venir. Pas si vite. J’ai dû rentrer en France, où je me suis engagée dans des mouvements militants. Ce fut un moment terrible.

Les accords de Dayton, marquant la fin de la guerre, ont été signés en décembre 1995. Je suis retournée à Mostar un mois plus tard. Tout était détruit. Međugorje avait été épargnée car il s’agissait d’un lieu de négociation internationale, mais les villages alentour étaient dévastés. Admettre que des Croates que je fréquentais aient pu être des tueurs, des bourreaux, m’a pris des mois. Quelque chose en moi résistait ; les mécanismes de dénégation sont puissants.

 

ÉPILOGUE

Dans la foulée de ses travaux sur Međugorje, Élisabeth Claverie a travaillé sur les premiers temps de la guerre en Bosnie, et sur l’engagement nationaliste dans les milices et le parti serbes de Bosnie. Après avoir réalisé des entretiens avec des chefs nationalistes et des fils de famille qu’elle connaissait, elle a analysé les matériaux du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie8 pour travailler sur le détail de l’épuration ethnique et recomposer une histoire de la guerre en Bosnie9. À titre d’exemple, son article « Techniques de la menace »10 revient sur les techniques de « terrorisation » par privation de l’intimité des habitants musulmans d’une petite bourgade proche de Sarajevo, quelques jours avant l’arrivée des milices. Puis, petit à petit, ses recherches se sont orientées sur la vallée de la Drina et sur la municipalité de Višegrad, en Bosnie Herzégovine, dont elle a écrit la « chronique du nettoyage ethnique »11. Avec une anthropologue bulgare (Galia Valtchinova, professeure à Toulouse II-Le Mirail), elle poursuit actuellement une enquête sur l’effacement complet des traces de ces massacres – et de la population musulmane de la région. Par ailleurs, Élisabeth Claverie vient tout juste d’achever un long travail d’ethnographie judiciaire sur le fonctionnement de la Cour pénale internationale, dans le cadre de crimes perpétrés en République Démocratique du Congo.

 

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Photographie : Patrick Imbert, “Venise”

 

  1. Recherche publiée dans L’impossible mariage, violence et parenté en Gévaudan, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Hachette, 1984 (en collaboration avec Pierre Lamaison).
  2. Voir Jef Klak n°1, « Marabout » « Être fort assez », entretien (radiophonique) avec Jeanne Favret-Saada, page 59.
  3. Discours sur la fin des temps.
  4. Mouvement séparatiste croate créé en 1929, à l’idéologie mêlée d’ultranationalisme, de fascisme et de fondamentalisme catholique.
  5. L’élite du parti communiste de l’Union soviétique et de ses satellites du Bloc communiste.
  6. Depuis le XVIe siècle, l’historiographie moderne appelle Pères de l’Église des auteurs ecclésiastiques, généralement (mais non exclusivement) des évêques, dont les écrits, les actes et l’exemple moral ont contribué à établir et à défendre la doctrine chrétienne.
  7. Voir par exemple les travaux de Marina Warner (Alone of All Her Sex, The Myth and The Cult of the Virgin Mary, Weidenfeld and Nicolson, 1976) et de William Christian (Visionaries, The Spanish Republic and the reign of Christ, University of California Press, 1996).
  8. Les Tribunaux pénaux internationaux (TPI) sont des juridictions ad hoc créées par le Conseil de sécurité de l’ONU, et chargées de poursuivre et juger les individus tenus responsables des crimes de droit international commis dans le cadre des conflits en ex-Yougoslavie (TPIY) et au Rwanda (TPIR).
  9. Pour en apprendre plus sur la démarche de l’anthropologue, on peut se reporter à un entretien accordé par Élisabeth Claverie à Vincent Casanova, Caroline Izambert et Michel Naepels : « Juger et dévoiler la guerre », revue Vacarme, n °59, 2012.
  10. Paru dans la revue Terrain, 43, septembre 2004.
  11. Cf. « Démasquer la guerre. Chronique d’un nettoyage ethnique, Višegrad (Bosnie-Herzégovine), printemps 1992 », revue L’Homme, 2012/3-4 (n°203 – 204). Selon le TPIY, 3000 Bosniaques musulmans y ont été tués par la police et les forces militaires serbes au printemps et en été 1992.