Non loin de Toulouse et d’Albi, dans le Tarn, tout est réuni pour un nouveau scandale écologique et politique. Une société d’économie mixte (CACG) juge et partie pour la construction d’un barrage destiné à l’agriculture industrielle, des violences policières inacceptables, des milices venues « casser du jeune », des enjeux au plus haut sommet de l’État où l’on voit le Parti radical de gauche (PRG) et son président Jean-Michel Baylet s’entendre avec le PS pour l’exploitation de quelques hectares de forêt…
Là où coulait un tranquille ruisseau, une lutte voit le jour contre le saccage des terres et pour une organisation sociale sensible à la notion de « bien commun ». Avant le rassemblement national du 25 octobre dans le Tarn, Jef Klak a rencontré deux opposant⋅e⋅s au projet de barrage pour comprendre les raisons et les enjeux de cette nouvelle ZAD (Zone à défendre).
Est-il possible de nous faire un très bref historique du projet de barrage du Sivens ?
Dans le Tarn, entre Gaillac et Montauban, un ruisseau nommé Tescou traverse la forêt de Sivens et la zone humide du Testet. Une vallée tranquille où l’on venait se balader ou se ressourcer, chasser ou cueillir des champignons – des usages vernaculaires, non marchands et, dans un certain sens, vecteurs d’autonomie. Bref, le profil type d’un bout de territoire « qui ne sert à rien » pour les élus et les technocrates ; dans leur tête, l’idée trotte depuis soixante ans de « valoriser » cette terre pour en faire quelque chose qui serve au développement économique. Les rapports se sont succédé au bal des projets inutiles : plan d’eau, centre de loisirs, déchetterie… Le type de chantiers qui demandent de ravager un territoire jusqu’ici préservé, le mettre au service d’autres portions de territoire déjà saccagées, que ce soit par l’agriculture intensive, l’urbanisation ou le tourisme…
En 2001, une enquête d’utilité publique est lancée sur le « confortement de la ressource en eau du Tescou », jetant les prémices d’un projet de barrage dans la vallée du Tescou. En 2009, une seconde enquête est censée remettre à jour les résultats de 2001, mais les données n’ont pratiquement pas été modifiées, alors qu’en neuf ans le débit du Tescou s’est transformé, les besoins en irrigation et en dilution des pollutions ont évolué, de même que le nombre d’agriculteurs ayant besoin d’irriguer. Ensuite, le projet a reçu plusieurs avis défavorables de la part d’instances chargées du patrimoine et de l’environnement : le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN) en 2012, le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) en avril et en septembre 2013.
Télécharger la petite chronologie réalisée par Jef Klak
À quoi correspond l’appellation « zone humide » ?
À une stratégie environnementaliste de « zonage du territoire » (assez comparable à celle des gestionnaires) pour essayer de préserver des niches écologiques face à la bétonisation généralisée. Mais elle s’est montrée incapable d’enrayer un système qui détruit la nature. « Zone humide1 » renvoie à des endroits marécageux accueillant une faune et une flore particulièrement riches, mais cette catégorie ne vient pas du parler paysan lié aux usages vernaculaires du territoire : ici, on parle de « bouilles » et il s’agit de terre sans grande valeur économique (d’où le nom du collectif d’occupation « Tant qu’il y aura des bouilles »). Les bouilles, c’est les mauvaises terres où pousse la « mauvaise herbe »… Le terme « zone humide » renvoie au contraire à l’idée de « conservatoire » chère à certains écologistes. Depuis que la forêt a été ravagée, certains voudraient en ce sens forcer l’État à replanter et restaurer la zone dans son état d’avant la déforestation – un état qu’ils s’imaginent sauvage ou vierge.
Quand on traverse la région, beaucoup de forêts et de bois semblent épargnés, et la retenue d’eau concerne une petite superficie2… Pourquoi ce projet a-t-il été décidé ici ? Y a-t-il d’autres enjeux qui font que c’est spécifiquement cette portion de territoire qui est visée depuis 30 ans ?
C’est vrai que de là où nous parlons, dans la région de causses et de forêts un peu plus au nord de Sivens, on a l’impression d’être dans une région préservée. Mais autour de la forêt de Sivens, c’est les plaines du Tarn et du Tarn-et-Garonne, avec leur agriculture et leur arboriculture intensives, des tournesols et des champs de maïs à perte de vue… Sivens est le début de cette zone de forêts et de collines qui remonte au Nord vers la Grésigne, puis s’étend vers l’Aveyron jusqu’au centre de la France. En terme géographique, géopolitique même, la signification pratique de ce barrage est que la « Beauce » du Tarn et du Tarn-et-Garonne étend son emprise sur un territoire qu’elle n’avait pas encore défiguré.
Il y a aussi cette histoire d’industrie laitière : l’un des arguments en faveur du barrage consistait à dire que l’eau du Tescou n’était pas utilisable par les agriculteurs parce qu’une industrie laitière Sodiaal y déverse ses déchets toxiques. Contrairement au discours ambiant qui s’émeut des catastrophes écologiques en cours, on préfère donc diluer les pollutions plutôt que les stopper3…
L’agriculture industrielle est au cœur de cette lutte. Le conseil général martèle que la « retenue » servira à 70% pour l’irrigation et à 30% pour « soutenir l’étiage » du Tescou. C’est-à-dire qu’on aurait besoin du barrage pour la maïsiculture (très forte consommatrice d’eau), mais aussi, cerise sur le gâteau, pour diluer les pollutions d’une coopérative laitière industrielle (Sodiaal, c’est tout de même la cinquième coopérative de lait mondiale) et d’une station d’épuration. En effet, « soutenir l’étiage » du Tescou signifie faire en sorte qu’il y ait en été un niveau d’eau suffisant dans le Tescou, ruisseau qui a tendance à s’assécher, ce qui concentre les pollutions.
Qui est à l’origine de ce projet de barrage ?
L’initiative vient d’une compagnie d’économie mixte (public-privé), la CACG (Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne4), et de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne – c’est-à-dire les deux sociétés qui gèrent le potentiel hydraulique de tout le bassin de la Garonne autour de Toulouse, en aval et en amont. La CACG a construit beaucoup de barrages et de retenues, à des fins différentes : certaines ont été faites pour la centrale nucléaire de Golfech et d’autres pour l’agriculture. Cette compagnie a 17 autres barrages dans les tiroirs pour les années à venir. Dans son conseil d’administration siègent beaucoup d’acteurs publics : André Cabot (vice-président du conseil général du Tarn et membre du conseil d’administration de l’Agence de l’eau Adour-Garonne), Christian Astruc (conseiller général du Tarn-et-Garonne), Jean-Louis Guilhaumon (vice-président de la région Midi-Pyrénées), Henri-Bernard Cartier (président de la Chambre régionale d’Agriculture de Midi-Pyrénées), Yannick Villeneuve (directeur du Centre d’affaires Gascogne Bigorre de la Caisse d’Épargne Midi-Pyrénées), Bernard Lalane (Caisse Régionale du Crédit Agricole Nord Midi-Pyrénées), etc.
Le projet est porté par les conseils généraux du Tarn et du Tarn-et-Garonne, avec l’appui de l’Union européenne. Un des détails que mettent en avant une partie des opposant⋅e⋅s, c’est que la CACG a mené à la fois l’étude d’utilité publique en 2001, et le chantier. C’est donc la même compagnie qui justifie le projet et qui le réalise, en plein conflit d’intérêts…
Quand l’opposition au projet de barrage s’est-elle mise en route ?
Basé à Lisle-sur-Tarn, le collectif de Sauvegarde du Testet (collectif-Testet) s’est créé en 2011 autour d’environnementalistes – Ben Lefetey (un ancien de Greenpeace) en est le porte-parole –, et ils réalisent un énorme travail de contre-expertise et de contestation du dossier, point par point.
Sur place, l’opposition a vu le jour en 2013, lorsque les travaux étaient censés commencer. Un petit groupe de gens a alors occupé la forêt, dont une ferme du conseil général préemptée il y a 30 ans : la Métairie Neuve. Les élus ont été pris au dépourvu et rappelés à certaines règles qu’ils n’avaient pas jugé bon d’appliquer, comme le fait de ne pas pouvoir déboiser pendant la nidification de certains oiseaux. Ainsi, grâce à l’action conjuguée des occupants et des écologistes, le chantier a été repoussé d’un an, jusqu’en septembre 2014.
Donc les opposant⋅e⋅s ont été expulsé⋅e⋅s à cette date-là ?
L’occupation a commencé le 23 octobre 2013 et un cycle expulsion-réoccupation-expulsion a débuté, avec des coups de force qui ne venaient pas toujours de la police ou de la gendarmerie.
De petites milices pro-barrage, ou anti-ZAD, se sont constituées dans la région, et ont procédé à l’expulsion de la ferme le 23 janvier dernier. Une vingtaine de personnes, arrivées dans cinq voitures aux plaques d’immatriculation cachées, cagoulées pour la plupart et avec des tronçonneuses pour masquer les bruits, ont envahi la maison et plaqué au sol les deux ou trois personnes présentes. Ils ont ensuite tout détruit à l’intérieur, cassé les portes et fenêtres, et répandu à l’intérieur un très puissant répulsif pour animaux.
Ce coup de force est parvenu à faire fuir les opposant⋅e⋅s ?
C’est plutôt l’inverse qui s’est passé : une telle violence a suscité pas mal d’émotion dans la région, c’est-à-dire que de cinq ou six personnes à rester sur place, on est vite passé à une vingtaine !
Avec le printemps s’est achevée la période légale de défrichement et les travaux ont été repoussés au mois de septembre. Fin août, plein de gens ont débarqué, et non seulement la Métairie Neuve a été réoccupée, mais on s’est mis à faire des camps dans différents endroits de la forêt : La Bouillonnante, Woodstock, etc.
Dès lors a débuté la valse des procédures d’expulsion qui concernaient d’une part des campements installés dans des zones expulsables – qui, après avoir été expulsés, étaient réoccupés le lendemain –, et d’autre part des campements situés dans des terrains non expulsables, c’est-à-dire qui appartiennent à des privés (comme une famille de paysans, opposée au barrage, qui a mis à certains moments des parcelles à disposition). Les opposant⋅e⋅s déposaient une caravane avec une boîte aux lettres dessus et faisaient constater leur présence sur les lieux, ce qui ouvre une procédure qui peut durer des mois avant l’avis d’expulsion légale.
Certaines parcelles occupées ne sont pas expulsables pour le moment. Celle nommée « Gazad » par exemple : c’est un petit terrain qui, à l’heure actuelle, est enclavé en plein cœur de la zone, et littéralement assiégé par les gendarmes mobiles. Les opposant⋅e⋅s restent dans des caravanes et des tentes toute la journée, parce que dès qu’ils sortent, ils se font menacer, molester ou interpeller sans motif, au beau milieu des travaux. Cette parcelle d’un demi-hectare était très belle. Désormais, c’est juste un désert : il n’y a plus un seul arbre autour, seulement des caravanes et des tentes en plein cagnard – et la violence des gendarmes mobiles 24h/24, menant la guerre des nerfs avec les « zadistes » (les occupants de la « Zone à défendre »).
Concrètement comment se sont déroulés les travaux de déforestation et la résistance ?
La zone comprend trois entrées : par Barat qui donne sur la Métairie Neuve, par la D999 où il n’y a jamais eu de campement durable, puis par la forêt de Sivens, où il y a des jeux pour enfants, des sentiers de promenade et un espace d’accueil des groupes scolaires pour initier les enfants à la « protection de l’environnement » – quel cynisme de déboiser pile à cet endroit, à moins que cela ne révèle la vraie nature des politiques d’éducation à l’environnement. Là, il y a eu un gros campement avec quelques dizaines de personnes.
Le 1er septembre dernier, les travaux ont recommencé. La première semaine, il s’agissait d’un travail d’approche : les gendarmes ont commencé à arriver sur le terrain, il y a eu des naturalistes pour prélever les espèces à déporter dans l’archipel de « mini-zones compensatoires ». Les autorités se sont alors rendu compte qu’il y avait de l’opposition : les travaux préparatoires ont été sabotés, des barricades sont apparues, le pont a été endommagé.
La déforestation massive a commencé ensuite, jusqu’à fin du mois. Il y avait à ce moment-là entre 70 et 80 personnes qui vivaient sur la zone, recevant le soutien moral, matériel et physique de plusieurs centaines de personnes du coin. Parfois, une partie d’entre elles venaient dès 5h du matin, mais en général, le soutien des locaux vient soit en début de semaine de façon ponctuelle, soit en fin d’après-midi, après les heures de boulot. Ils et elles passent sur la zone pour apporter à manger, du matériel, des fringues, ou tout ce qui est susceptible d’aider les zadistes dans leur occupation.
La CACG, qui est le maître d’œuvre, a fait appel pour le déboisement à l’entreprise Sebso, basée à Saint-Gaudens, près de Toulouse et spécialisée dans le commerce du bois industriel. Au début du chantier, ils ont abattu les gros arbres à coups de tronçonneuses. Très vite, une partie des opposant⋅e⋅s a tenté de piéger la forêt, en plantant des clous dans les troncs pour forcer les tronçonneurs à changer de lames, à les réaffûter régulièrement, dans l’espoir de rendre les travaux plus difficiles, plus lents, plus coûteux.
Ensuite, d’énormes machines sont entrées en action : des « abatteuses » qui tombent les arbres comme tu cueilles une fleur – l’arbre est saisi par le pied avec une pince, puis coupé par un gros sécateur, et posé dans un coin en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Puis une autre machine le dépose dans un camion ; tout autour, des broyeuses transforment immédiatement les sous-bois et les taillis en un désert de copeaux. Toutes proportions gardées, ce sont à peu près les mêmes méthodes de déboisement qu’en Amazonie…
Face à cette violence, les opposants ont paraît-il continué à piéger la forêt en clouant des barres de fer sur les troncs et en reliant les cimes des arbres entre elles (pour rendre dangereuse leur chute). Mais manifestement, il était trop tard pour empêcher la déforestation.
Quelles ont été les autres techniques de résistance ?
Le plus frappant a été la construction de cabanes dans les arbres : des opposant⋅e⋅s se sont perché⋅e⋅s à différentes hauteurs dès l’aube, pour gêner le travail des tronçonneurs et obliger à faire intervenir le GIGN. Quelques dizaines de personnes très débrouillardes apprenaient aux autres à se servir de baudriers, de cordes, sachant que c’est le truc le plus embêtant pour la police. Vers le 10 septembre, le GIGN est arrivé avec une grosse équipe. Avec leur nacelle, il leur a fallu une journée pour faire descendre de force deux personnes installées à 18 mètres du sol, et ils n’ont pas réussi à faire descendre la troisième personne, perchée à 28 mètres de hauteur.
Il y a eu aussi un petit peu de guérilla champêtre, des jets de cocktails Molotov en réponse aux agressions policières… Le 8 septembre, des gens se sont enterrés vivants jusqu’aux épaules pour retarder l’arrivée des machines. Tant qu’il y avait des caméras sur les lieux, les forces de l’ordre ne pouvaient pas s’en prendre à ceux-là. Mais une fois que les journalistes sont partis, il n’a pas fallu attendre plus d’un quart d’heure pour que la charge soit lancée : les gendarmes mobiles ont gazé tout le monde et ont piétiné les gens qui s’étaient enterrés sans aucun ménagement. Une femme a même été hospitalisée. Puis, le saccage de la forêt a recommencé jusqu’à la nuit. À partir de ce jour-là, les machines sont restées sur place et étaient gardées chaque nuit, rendant plus difficile le sabotage des travaux. Tout cela a duré jusqu’à fin septembre. C’est à peu près fini aujourd’hui, il ne reste plus qu’un petit bout de forêt qui devrait être massacré incessamment sous peu.
Pendant toute cette période post-15 août, le mouvement d’opposition au barrage était composé d’associations citoyennistes et environnementalistes, et de personnes plus indépendantes et engagées physiquement sur le terrain…
Il y a d’une part le collectif Testet, qui a fait des recours juridiques, lancé une grève de la faim et tente de négocier au plus haut niveau de l’État, auprès du cabinet de la ministre de l’Écologie Ségolène Royal5. D’autre part, les zadistes occupent les lieux. Ce sont des gens souvent plus jeunes, plus enclins à la résistance physique, pacifique ou non.
Ensuite, il y a la population locale, qui s’est mise en branle à partir de début septembre. Certains sont en grève de la faim dans des villages alentour, d’autres font cause commune avec les zadistes : ils et elles amènent aux occupants de la nourriture, du vin, des couvertures, du matériel, des tentes, des soins, et participent aux opérations contre les travaux. Même si tout le monde ne partage pas les mêmes idées, ça marche relativement bien, main dans la main, avec parfois de petits heurts sur certains points. En tous cas, le rassemblement national du 25 octobre est organisé par une coordination unissant toutes les composantes de la lutte.
Une partie de la population locale est cependant favorable au projet, puisqu’il y a eu ces milices qui ont attaqué la Métairie Neuve par exemple…
En face, il y a les décideurs locaux, le Parti socialiste (PS) et le Parti radical de gauche (PRG), qui ont le Tarn et le Tarn-et-Garonne pour fiefs depuis des décennies. Il y a aussi l’État, par le biais de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne, plus la CACG. Ensuite, on a l’Union européenne qui finance, mais qui va peut-être retourner sa veste puisqu’elle a émis des doutes sur le fait que le projet respecte la directive-cadre sur l’eau de la Commission européenne6.
Enfin, le projet est massivement soutenu par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), syndicat majoritaire agricole, favorable au productivisme agricole, au machinisme, et à l’agro-industrie… Ils ont d’ailleurs publié un communiqué le 2 septembre dernier dans lequel ils revendiquent leur légitimité à bénéficier du projet et conspuent ceux qui empêchent « la France de se bouger »7.
C’est ensuite qu’est apparue la milice, qui la nuit se mettait aux carrefours dans la zone et agressait les voitures de passage, en défonçant les pare-brise à coups de batte de baseball, en jetant des cailloux, en tabassant les opposant⋅e⋅s, en tirant des coups de feu en l’air. Au début, on pensait que c’étaient des paysans ou des chasseurs ; finalement, on s’est aperçu que la société de chasse de Sivens avait d’abord été hostile au projet – ce qui semble logique, puisqu’il s’agit d’un territoire de chasse. D’où l’idée que l’appellation « pro-barrage » peut induire en erreur, puisqu’il y a probablement des gens dans ces milices qui n’en ont rien à cirer du barrage, et en sont ni chasseurs ni paysans. Leur « trip », c’est surtout de « casser des jeunes », des gens qui ont des dreadlocks ou au look punk… C’est plutôt un truc fascistoïde.
Y a-t-il une solidarité avec ceux qui résistent au-delà des environs ?
Oui, on reçoit des communiqués de soutien venus de différents endroits de la France : il y a eu des actions de soutien en Bretagne, à Nantes, à Auxerre, un peu partout… Des liens se tissent : dans l’appel pour la manif du 25 octobre, il est très clairement fait référence à Notre-Dame-des-Landes ou au Val de Suze. Mais il ne s’agit pas d’implanter un aéroport ni une ligne TGV, puisque c’est d’un barrage destiné à l’agriculture intensive dont il est question ici. Dans les textes, plutôt que d’élargir la lutte à un combat un peu fantasmatique entre David « le Protecteur de la Nature » et Goliath « le Méchant forestier », il y a la volonté de garder l’aspect local, sans le noyer immédiatement dans le combat contre le système : essayer de garder en tête les enjeux propres à ce territoire, en luttant à notre niveau et en insistant sur la spécificité du projet de Sivens et ses problématiques.
Comment pourrait-on décrire la couverture médiatique du mouvement, à la fois en termes d’étendue et de contenu ?
Au départ, les médias locaux n’étaient pas entièrement mensongers. On a été assez étonnés, puisque le président du conseil général du Tarn-et-Garonne, qui a pris l’initiative du projet et le finance également, n’est autre que Jean-Michel Baylet, PDG du groupe La Dépêche, qui possède La Dépêche du Midi, l’un des journaux les plus lus dans le coin. Il est aussi président de la communauté de communes des Deux Rives, sénateur sortant du Tarn-et-Garonne, président du conseil de surveillance de la centrale nucléaire de Golfech, président d’un syndicat d’irrigation, et surtout président du Parti radical de gauche (PRG) qui est le seul allié du gouvernement en ce moment.
Son influence explique pourquoi le premier ministre Manuel Valls, son ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll et le gouvernement dans son ensemble soutiennent le projet. Garder le PRG, qui menace de rompre son alliance avec le PS, en se pliant à ses exigences, est la seule manière d’avoir un semblant de majorité à l’Assemblée nationale pour les socialistes. C’est vous dire si le sujet du barrage du Sivens est sensible.
Au début, la couverture médiatique était plutôt importante et donnait la parole aux différents protagonistes, mais très vite, les articles dans La Dépêche du Midi sont devenus complètement partisans, décrivant les zadistes comme de violents étrangers venus envahir nos paisibles contrées. Et puis, histoire d’en rajouter une couche, il y a eu une lettre destinée à tous les Tarnais, écrite par le président du conseil général du Tarn, Thierry Carcenac alors candidat aux sénatoriales (et qui a depuis été élu, mais avec quelques copmtes à rendre8). L’autre journal local, Le Tarn libre, est resté plus neutre dans son traitement de l’affaire.
En parallèle, la lutte a pris une dimension un peu spectaculaire, avec les cabanes dans les arbres, la guérilla champêtre et les gens qui s’enterraient – ce qui a attiré les médias nationaux (Le Monde, La Croix, L’Express…), avec une déferlante de reportages sur ce « nouveau Notre-Dame-des-Landes » ! Les articles étaient moins nettement orientés et se montraient plus sensibles aux arguments des anti-barrages. Mais en ce moment, les médias nationaux n’en parlent plus : les travaux avancent, et même s’il y a toujours plus de violences, ça ne fait plus la une. Libération a même fait une double page pour expliquer que la cause était perdue, qu’il n’y avait sur place qu’une poignée de zadistes sans soutien local, dans une ambiance de fin du monde… C’est une logique classique dans les grands médias : on en parle à pleins tubes pendant une semaine, et d’un coup on n’en parle plus, ce qui donne l’impression que c’est fini. Alors que vu d’ici, on pourrait dire que tout re-commence maintenant.
Pour la suite de la lutte, justement, un rassemblement national est organisé le 25 octobre. N’est-ce pas trop tard, étant donné que la déforestation a déjà eu lieu et que la zone est déjà ravagée ?
Les travaux sont prévus jusqu’en juin 2015. La lutte prend de l’ampleur, les autorités paniquent et les surcoûts s’accumulent. Il y a aussi des échéances liées aux subventions de l’Union européenne. Si le département veut toucher le pactole de l’Europe, ils doivent achever les travaux avant le 21 juin 2015. Or, selon les propres aveux du conseil régional, il est à présent devenu impossible de tenir ces délais – et les opposant⋅e⋅s sont déterminé⋅e⋅s à tout faire pour que cela devienne impossible, en inscrivant la lutte dans la durée
Dans une logique écologiste axée uniquement sur la préservation des zones humides, de la forêt et des espèces, la lutte n’a plus de raison d’être ou presque. La forêt est rasée, la zone humide dévastée, avec des tractopelles et des bulldozers qui achèvent d’éliminer toutes les espèces qui n’ont pas été déportées par les naturalistes, dans des endroits où elles vont crever parce que ce n’est pas leur milieu naturel. Bref, si le but de la lutte était de faire un conservatoire environnemental, nous avons perdu.
Le collectif Testet maintient malgré tout la lutte. Car il y a d’autres bonnes raisons de s’opposer au barrage, plus politiques : le rêve qu’il y ait toujours et partout des « bouilles », des espaces inexploités où aller rêver et expérimenter, la volonté de résister aux arrogantes élites locales, de s’opposer ici aussi aux politiques nationales d’aménagement du territoire, de bétonisation, d’industrialisation. Mais maintenant, il va falloir réinventer autre chose, sur les ruines de la forêt. Par ailleurs, il faut bien se rappeler qu’il y a une ribambelle d’autres barrages en projet dans les années à venir : plus ce barrage-là sera cher, plus les autres seront durs à faire passer.
Comment est censée se dérouler la suite du chantier ?
Seuls les décideurs le savent… Selon ce qu’on a compris du programme initial (qui a dû être chamboulé), après la déforestation vient le « décapage » : il s’agit d’enlever l’humus, la terre fertile, dans toute une zone qui sera alors « stérilisée », pour préparer les travaux du barrage à proprement parler, prévus pour commencer fin octobre : une tranchée de 7 mètres de profondeur sur 260 mètres de long, dans laquelle ils vont constituer la « clé d’étanchéité », c’est-à-dire un énorme mur de béton qui montera à 14 mètres de haut. Ils devraient ensuite rabattre sur ce mur la terre décaissée pour masquer le béton et faire une digue qui aura l’air vaguement « naturelle » dans 50 ans…
Donc oui, la lutte continue, contre les élites locales, contre la violence qui est exercée, et pour d’autres types d’usages de la vallée : on pourrait y imaginer une ZAD qui se pérennise, on y replanterait des arbres, on y ferait pousser des légumes, comme les bouilles l’ont fait… On essaierait de ramener de la vie au Testet, dans tous les sens du terme, et de renouer avec les usages non prédateurs de ce territoire.
L’appellation et le principe de « ZAD », tels qu’ils ont été développés à Notre-Dame-Des-Landes et se sont diffusés à plusieurs endroits en France (comme La ZAD du Bois du Tronçay dans le Morvan9), sont-ils appropriés à la situation du Testet qui a une dimension très locale ?
La ZAD signifie que nous bénéficions d’une nouvelle arme dans notre répertoire d’action politique – tractage, grève, pétition, etc. Cette forme de mobilisation qu’est la « Zone à défendre » permet de rassembler sur le terrain des personnes qui ne sont a priori ni voisins ni collègues de travail, motivées par des intérêts écologiques et d’opposition au système, et qui se retrouvent pour se battre contre ces grands projets d’aménagement du territoire – qui consistent toujours à imposer d’en haut un certain usage de la terre contre les usages de ceux qui viennent d’en bas, de ceux qui y vivent ou le voudraient bien.
L’expression « grands projets » est d’ailleurs tautologique : à partir du moment où c’est un « grand projet », il est forcément imposé de loin et d’en haut, à ceux d’ici, d’en bas. Face à cela, l’occupation semble tout à fait pertinente comme arme politique en plus des moyens traditionnels (manifs, syndicats, réunions publiques, etc.). Elle traduit bien l’idée que le capitalisme est prédateur, que l’impératif de croissance, d’accumulation du capital, implique de grignoter de plus en plus de territoires. Elle manifeste le fait que les politiques d’aménagement du territoire ne sont que le versant géographique du management généralisé qui dépossède les travailleurs de toute maîtrise de leur activité – ici, l’aménagement du territoire nous prive de la vallée de Sivens, il suppose que la vie en ait été « déménagée ». Aménagement du territoire et management des activités : voilà comment le système étatique et capitaliste s’attaque à nos formes de vie, nos manières de faire, de travailler, et aux territoires où elles fleurissent.
Il s’agit le plus souvent de territoires ruraux, qui depuis les années 1970 sont devenus le refuge de personnes qui s’opposaient aux modes de vie urbains basés sur la consommation de masse et le salariat, et ont essayé de trouver des refuges dans les interstices des grandes métropoles. Il y a un nouveau front qui s’ouvre à cet endroit-là, et qui se traduit par des oppositions à des projets tous plus absurdes les uns que les autres : aéroports, fermes-usines de mille vaches, parcs d’éoliennes industrielles… Il s’agit de résister contre un capitalisme qui ne consiste pas seulement dans l’exploitation des travailleurs, mais aussi dans l’« aménagement du territoire », sa destruction sur l’autel du Progrès. L’occupation physique et l‘organisation sur place répondent au ras le bol d’une génération qui recherche, parfois hors des villes, un espace libéré de l’argent et de la police, des syndicats et des partis, de l’esprit d’entreprise et de la passion gestionnaire des étatistes.
Le « principe ZAD », comme vous dites, a enfin le mérite de dépasser l’alternative stérilisante entre la volonté de détruire le système (qui peut vite tomber dans un léninisme suicidaire qui reconduit toutes les formes de domination auxquelles on prétend s’opposer) et celle de construire un autre monde (qui peut vite conduire à se constituer des « niches » où il fait bon dormir, loin de l’horreur du monde). La ZAD permet au contraire, tout en s’opposant concrètement au système, d’inventer de nouvelles formes de vie fondées sur l’entraide, le partage, la discussion collective et l’horizontalité.
Propos recueillis le 10 octobre 2014
Pour aller plus loin :
Collectif Tant qu’il y aura des bouilles
Appel national à soutenir la ZAD du Testet – Samedi 25 octobre 2014
Vidéo :
Le conseiller général,
l’arbre et le débat démocratique
- Le terme « zone humide » est défini par loi sur l’eau et diverses conventions (Ramsar, Natura 2000). ↩
- La zone concernée est d’environ 40 hectares. Pour comparaison, la zone ciblée par le projet d’aéroport nantais s’étale sur presque 1500 hectares. ↩
- « Dans le Tarn, les citoyens font barrage pour sauver une zone humide », Pierre Souchay, Reporterre ↩
- La Société anonyme d’économie mixte CACG est à la fois une Société anonyme par action, de droits et de gestion privés et une Société d’aménagement régional (SAR). ↩
- Laquelle ministre se moque royalement de toute cette affaire, comme l’a montré le site Reporterre « Ségolène Royal ne connait pas le dossier du Testet et s’en lave les mains », Barnabé Banctin, Reporterre ↩
- Directive-cadre sur l’eau 2000/60/CE. La Commission a demandé à la France de voir si le projet respecte oui ou non cette directive. ↩
- Communiqué du 2 septembre 2014 de la FNSEA ↩
- Son élection fait l’objet d’un recours en annulation à cause de ces lettres envoyées en pleine période électorale. Il a également été accusé de fraude en matière de propagande électorale, en faisant publier dans La Dépêche du midi des publi-communiqués du conseil général favorables au barrage Voir le journal de France 3 du 7 oct. 2014 ↩
- ZAD du Bois du Tronçay ↩